La Renaissance du livre (p. 181-185).

XIX


À cette époque, mon cœur et mon esprit étaient passionnément intéressés par ce qui se passait chez le professeur Oppelt, où la santé intellectuelle de Mme Veydt jeune subissait de prodigieux changements. Ma mère, je l’ai dit, s’était, peu à peu, habituée à ma présence ; même, elle avait fini par manifester très nettement à quel point il lui était doux de m’avoir à ses côtés. Avec moi, elle était une autre personne et, sinon une personne en possession de toutes ses facultés, au moins quelqu’un dont le sens était fort clairvoyant et qui réussissait à marquer sa prédilection sentimentale. N’avait-elle pas consenti à désunir les lèvres après tant d’années de complet mutisme, uniquement pour pouvoir mieux communiquer avec celle que, si douloureusement, elle nommait « Maman » ?

Depuis le jour où des nécessités matérielles m’avaient contrainte à permettre qu’on la changeât de service et d’appartement, elle révélait une préoccupation constante dont on ne pénétrait point l’objet et me dit, à une de mes visites :

— Maman, si nous n’avons plus d’argent du tout, ne vaudrait-il pas mieux me retirer d’ici, où ma pension coûte cher, et me prendre chez vous ?

Je la regardai, à la fois stupéfaite et ravie de constater qu’elle était capable de réflexion, d’une certaine suite dans les idées et, enfin, d’exprimer ces idées congrûment.

— N’allez pas vous imaginer que nous manquons d’argent, ma chérie, protestais-je vivement. Cependant, croyez-moi, il ne s’écoulera plus un temps très long avant que vous ne quittiez cette maison pour une autre où vous serez chez vous.

J’affirmais ces choses avec l’accent de sincérité que donne la conviction. Néanmoins, et bien que j’eusse la résolution inébranlable d’en arriver quelque jour à ce résultat, j’aurais été fort en peine de dire par quel moyen j’y parviendrais.

Ce même jour, comme je m’en allais avec Véronique, la malade se jeta dans mes bras, criant un désolé, un suppliant :

— Emmenez-moi !

Je ne l’emmenai point, hélas ! puisque c’était impossible, mais, dès lors, je multipliai mes voyages à Uccle. Le professeur Oppelt, témoin enthousiaste de la cure de tendresse que j’avais entreprise au profit de sa pensionnaire, s’était fait mon complice en déclarant à mes tuteurs que ma présence très fréquente en son établissement était devenue nécessaire ; du reste, l’heure était propice à mes absences d’Anvers : ma tante Hélène commençait à se lasser du joujou que j’avais été d’abord pour elle. Dans sa vie de mondaine folle de luxe, de représentation, de plaisir, la triste fillette que j’étais allait devenir encombrante, et Mme Lorentz ne voyait pas mes fugues d’un mauvais œil. Pourvu que les apparences fussent sauves et les bienséances respectées, que Véronique m’accompagnât toujours, que je prisse régulièrement mes leçons avec les maîtres de son choix et qui étaient, d’ailleurs, excellents, elle se déclarait satisfaite et était persuadée d’avoir rempli vis-à-vis de moi tous ses devoirs.

Ainsi, peu à peu, jour par jour, minute par minute, dirais-je, j’avais conquis l’âme de Mme Veydt jeune. Pour moi, et pour moi seule, elle consentait à sourire, à prononcer quelques paroles. Même, ces paroles s’enchaînèrent bientôt…, ce furent enfin des phrases liées et complètes et nous en arrivâmes à avoir ensemble des espèces de conversations. Elle prévoyait exactement, grâce à son intuition de névrosée, le moment de ma venue auprès d’elle ; elle me cueillit une fois, d’avance, tout ce qu’elle put atteindre de graminées au jardin et en fit une gerbe avec laquelle elle m’attendit impatiemment, pour me l’offrir aussitôt qu’elle me vit paraître, en faisant les gestes, en prononçant les mots de la femme du monde qui en congratule une autre.

Ma joie devant cette preuve d’une intention raisonnée, de la préméditation d’un acte intelligent et de sa réalisation selon un plan voulu mit le comble à son orgueil et, à partir de ce moment, je constatai en elle l’effort de ressaisir sa pensée fugitive, sa mémoire égarée. Chaque nouveau progrès était le sujet entre nous de vives félicitations de ma part, et, de la sienne, d’une gloire excessive et très sensible.

Une fois, elle me dit, après m’avoir décoiffée et en caressant délicatement mes cheveux :

— Vous êtes blonde… Vous ressemblez à quelqu’un…

Elle s’interrompit et des gouttes de sueur perlèrent à son front, témoignage de l’importance du travail qui s’élaborait derrière ce front blanc et uni comme de l’albâtre.

— À qui, à qui est-ce que je ressemble ? demandais-je, haletante, en proie à une émotion dont le spectacle détourna l’attention de Mme Veydt de ce qu’elle cherchait si laborieusement une minute plus tôt ; et elle s’écria, découragée :

— Je ne sais pas !

Mais, dans ses yeux, avait passé l’éclair lucide qui devait me convaincre de la possibilité de sa guérison. Et, bouleversée, hors de moi, incapable de porter plus longtemps seule le poids de cette espérance, j’écrivis à Jacques le soir même :

« Ma mère a été bien près de me reconnaître ».

Il ne me répondit pas tout de suite et, moi qui n’étais guère pressée non plus de lui répondre quand il m’écrivait, j’eus de son silence un grand chagrin, j’en ressentis comme une fine et profonde blessure d’amour-propre.