La Renaissance du livre (p. 164-180).

XVIII


Le ménage Lorentz n’avait jamais eu d’enfant. Il habitait en vue du Parc, le quartier riche de la Métropole. C’était un vaste hôtel somptueusement meublé ; mon oncle ayant ses bureaux près du port, aucun écho de ses grandes affaires ne pénétrait ici. Ma tante Hélène, sa femme, n’avait pas trente-cinq ans ; elle était d’humeur joyeuse, de physionomie avenante, de caractère léger, folle de plaisir et privée de toute espèce d’esprit pratique.

Elle me fit, ainsi qu’à Véronique, qui devait rester attachée à mon service, une réception flatteuse :

— Ma petite, vous avez embelli, vous êtes gentille à croquer, aujourd’hui ; vous serez, dans un an ou deux, une très jolie jeune personne. Mais, pour Dieu ! quel accoutrement !… Ce chapeau de crêpe roux, cette robe de mérinos noir trop longue… cela sent le goût de Josine à dix lieues ! D’abord, votre deuil n’a plus de raison d’être : un deuil d’aïeul, cela se porte six mois et voilà un an passé que le docteur et sa femme sont morts. Nous allons changer tout cela. Eh ! mon enfant, ce que vous avez dû vous morfondre parmi toutes ces vieilles gens ! Mais c’est fini ; c’est moi, désormais, qui vais m’occuper de vous…, vous serez notre petite fille et je vous gâterai !

— Ma tante, ma tante, que vous êtes bonne ! m’écriais-je, séduite par tant d’enjouement, par un accueil si chaleureux.

— Vous ne pouvez rester fagotée comme vous voilà, Line ; je n’oserais vous montrer à personne, poursuivit-elle.

Et, sur-le-champ, elle décida un voyage à Bruxelles pour l’achat de toutes les choses qu’elle jugeait indispensables à ma toilette. Déjà, elle feuilletait l’Indicateur :

— Tant pis, vous allez retourner d’où vous venez, fit-elle. Il est onze heures ; Mangez un morceau sur le pouce si vous en avez envie, puis nous reprenons ensemble le train de douze heures cinquante et nous courons les boutiques de la capitale. Nous avons tout le temps de faire cela et d’être de retour à Anvers ce soir, pour le dîner. Ici, je ne trouverais rien d’acceptable… C’est la province !

Intimidée par ce flux de paroles, je ne savais comment protester, comment dire ma pensée qui était que, dans ma position de fortune, devenue si précaire, une petite fille n’avait guère besoin d’élégantes toilettes.

— Ma tante, balbutiais-je enfin, ma tante, n’oubliez pas combien les temps sont changés : je suis pauvre…

— Ta, ta, ta, interrompit-elle, qu’importe ! Vous êtes bien trop jolie pour rester mal vêtue.

Ce fut son seul argument et elle n’en voulut pas démordre, Je n’osais guère insister. Et puis, l’avouerais-je ?… Ces flatteries, ce souci de ma parure, m’étaient doux, réveillaient en moi ce qui y sommeillait de coquetterie, d’aspirations féminines et frivoles. Un moment, j’oubliai mes préoccupations sérieuses, tout le grave, l’austère et le douloureux de ma vie, prise par tant de devoirs supérieurs à mon âge, pour n’être plus qu’une vaine et puérile adolescente, dont les quatorze ans étaient tout proches de la nubilité et s’en apercevaient.

Je mangeai à la hâte une aile de poulet froid et des confitures ; ma tante en fit autant, et une voiture nous menait bientôt à la gare de l’Est. Nous étions à Bruxelles au bout d’une heure.

— Compter que ma couturière habituelle Pourrait rien vous confectionner avant six semaines, serait absurde, m’avait expliqué ma tante Hélène. Aussi, nous n’irons pas chez elle : il ne faut point exiger l’impossible de ses fournisseurs. Nous nous contenterons, pour cette fois, de vous faire habiller par quelque bonne maison de nouveautés.

Nous les visitâmes toutes, je crois. Des vêtements tout faits, à ma taille, qui n’était plus celle d’une petite fille, qui n’était pas encore celle d’une femme, c’était la chose du monde la plus difficile à découvrir ; partout, on nous montrait ou des robes de bébé ou des robes de douairière, et ma tante, qui avait du goût, ne prétendait s’accommoder ni des unes ni des autres. Enfin, un pour compte exécuté sur mesure et sur commande pour une jeune personne exotique puis, refusé par sa maman sous un prétexte, fit notre affaire. C’était, d’abord, je m’en souviens, un « complet » de cheviotte grise, fort simple, mais bien coupé, et une toilette plus élégante, pour les galas, en voile de soie bleu de ciel, décolletée sur une guimpe de fine mousseline plissée. Un grand manteau gris, pour les jours frais et les pluies de l’automne à son début, complétait ma garde-robe, dont il se trouva que les diverses pièces m’allaient à ravir. Mme Lorentz battait des mains, disant à chaque nouvel essayage :

— Rien à retoucher à ce vêtement. C’est miraculeux ; on jurerait qu’il a été taillé exprès pour ma nièce !

Elle exigea que je gardasse sur moi le complet de cheviotte, se fit envoyer le reste par express, paya la facture à la caisse du magasin et m’entraîna chez sa modiste, où une vaste capote de soie plissée, couleur de lin mûr, remplaçait bientôt, sur mes cheveux blonds, mon vieux petit chapeau d’écolière ; d’autres coiffures allaient encore être commandées là à mon intention. Puis, ce fut le cordonnier qui eut notre visite ; le marchand de bonneteries et la lingère suivirent. Ma tante m’acheta des gants de peau, un parapluie, un porte-monnaie, des rubans pour les cheveux…, enfin, tant et tant de choses si différentes, comme genre et comme prix, de celles portant le même nom, que j’étais accoutumée d’avoir à mon usage, que je n’en revenais pas. Eh ! bon Dieu ! Voilà comment s’habillaient les autres jeunes bourgeoises de ma condition et de mon âge ; voilà les étoffes dont elles se vêtaient ; voilà les objets qu’elles employaient couramment ; — mais, alors, en vérité, oui, l’exclamation de ma tante était juste et j’avais dû lui paraître bien fagôt !

Grâce à ce changement de toilette, je me sentais moi-même changée : je n’étais plus la Line réfléchie et triste qui avait grandi seule, dans l’ombre maussade d’une vieille maison, parmi des vieilles femmes parcimonieuses et austères ; une âme nouvelle fleurissait en mon cœur, et la pensée d’un retour à la mise étriquée et pauvre de mon enfance m’était pénible. Pour tout dire, je me trouvais bien mieux, bien plus à mon aise et à mon goût dans mon second avatar, et, en passant devant les glaces ornant les boutiques que nous visitions, je me mirais longuement, avec complaisance. La petite demoiselle qui m’apparaissait ainsi était, pourtant, à l’âge ingrat, avec des jambes et des bras trop longs, un buste trop court, des épaules trop grêles…, mais les cheveux d’un blond cendré presque châtain, mais les yeux bleus aux longs cils noirs, mais le front candide extrêmement blanc, mais les dents, éclatantes dans le sourire d’une bouche trop largement fendue, n’étaient pas désagréables à voir et il me semblait que je les voyais pour la première fois. Des rappels de ma petite enfance s’évoquaient à cette vision et je me faisais l’effet d’être bien plus près de cette époque où je vivais avec ma mère, place du Béguinage, que de celle où ma tante Josine m’imposait les tabliers de lustrine noire et les gros gants de futaine :

« Oh ! maman, maman, songeais-je, si vous voyiez votre fille maintenant, vous la reconnaîtriez ! »

À Anvers, j’eus bientôt une chambre à coucher dont le meuble était en laqué blanc relevé d’un mince filet vert d’eau, dont les tentures étaient de pékin blanc à raies vertes fleuries de bouquets roses. Ma tante Hélène montrait un vrai bonheur à m’entourer de tant de jolies choses.

Après une villégiature à Ostende, où elle avait laissé beaucoup de ses amies, j’imagine que son intérieur lui aurait paru bien morose sans la diversion qu’y apportait le soin de mon installation. Septembre, c’est encore le mois des vacances et la ville, dans ces quartiers aristocratiques, était déserte : ma tante recevait une abondante correspondance venue de tous les points de la Belgique et de l’étranger, mais il ne pouvait être question pour elle de visites ni de réceptions. Grâce à ces circonstances propices, elle put s’occuper de moi tout à loisir : elle le fit avec un entrain, une fougue, une passion qui étaient excessifs et ne devaient avoir rien de très durable. L’état de mes cheveux, de mes dents, de mes ongles lui fut une préoccupation grave et, après s’être décidée pour moi à la coiffure dite « à la Vierge », elle m’ordonna la Poudre des Chartreux pour l’entretien de la bouche et une manucure suédoise pour me faire les mains belles. Déjà, elle s’était entendue avec un professeur de danse qui venait, deux fois par semaine, m’initier aux mystères du maintien correct et des bonnes façons.

Parfois, devant tant de peines dépensées pour faire de moi une élégante, mon oncle haussait les épaules ; il disait :

— C’est peut-être un bien mauvais service que vous rendez à cette petite, ma chère, de l’habituer ainsi au luxe, de lui inculquer, le goût de la dépense, l’amour du superflu. Vous savez qu’elle ne sera guère riche plus tard…

— Et notre succession ? protestait Mme Lorentz, d’un ton qui m’eût fait illusion sans le sourire muet de son mari, sans la manière. qu’avait alors celui-ci de me dire :

— Line, dans la vie, il ne faut compter que sur soi-même et, jamais, sur les bonnes volontés incertaines, variables et fugaces des autres.

Là-dessus, je courais me jeter dans les bras de ma tante, visiblement blessée et qui insistait sur sa résolution de me laisser, plus tard, toute sa fortune personnelle.

Je gagnai ainsi le commencement de l’hiver, entre la tendresse expansive et, sans doute, un peu superficielle de ma tante Hélène, et la tendresse plus taciturne de mon oncle, lequel était, d’ailleurs, constamment absorbé par le souci des affaires et que nous n’apercevions guère qu’aux heures de repas.

J’allais, chaque semaine, voir ma mère à Uccle, malgré la désapprobation de Mme Lorentz, qui trouvait cela bien inutile et, réellement, trop fréquent. Jamais, à mon retour, ni l’un ni l’autre ne s’informèrent auprès de moi de la malade ; mon oncle, dont l’esprit pourrait bien avoir été frappé de l’idée d’une hérédité des affections mentales dans sa famille, évitait de parler de sa sœur. Cette hypothèse, que je crois juste, expliquerait qu’il ne fût pas intervenu — lui qui gagnait tant d’argent ! — quand il apprit que Mme Veydt avait dû être placée, par mesure d’économie, dans un service de seconde classe, inférieur à celui qu’elle avait toujours occupé chez Oppelt. Le nom de l’infortunée, prononcé devant lui, le mettait mal à l’aise et il changeait vite la conversation. Je n’avais donc que Véronique pour m’accompagner dans ces pèlerinages et parler d’elle ; la bonne fille, élevée à la dignité de lingère chez les Lorentz, se trouvait au comble de la félicité et envoyait aux siens à peu près tous ses gages, sans compter les cadeaux dont ma tante, généreuse jusqu’à la prodigalité, accablait mon humble amie comme toutes les autres personnes de son service.

Mme Lorentz semblait vraiment m’avoir prise en vive affection ; elle ne pouvait plus se passer de moi ; je l’accompagnais à la promenade, chez ses fournisseurs, dans les rares visites qu’elle avait à faire. Elle me présentait à tout le monde de la façon la plus charmante, la plus flatteuse :

— Ma nièce, Mlle Évangéline Veydt, qui va demeurer auprès de moi désormais, qui ne me quittera que le jour de son mariage.

On la félicitait ; on lui disait que ma présence allait certainement donner de la gaîté à sa maison, de l’activité à sa vie, que je serais, pour elle, comme une fille déjà grandelette et qui lui arrivait tout élevée. Et elle répondait :

— Justement : Line est le soleil, elle est la lumière de notre logis, et je me demande comment nous avons pu nous passer d’elle si longtemps !

L’excellente créature était sincère à ce moment : elle m’aimait de tout son cœur, prenait plaisir à voir ma joie, à entendre mes réparties d’enfant, à constater le changement que la toilette de son choix et les leçons du maître à danser avaient apporté dans ma tournure, dans mon aspect général. Elle-même avait prétendu m’apprendre le piano et elle affirmait que mes progrès étaient considérables et que je possédais le don de l’harmonie. Le fait est que je me livrais à l’étude de la musique avec une vraie passion et que jamais élève ne fut aussi docile.

— Que vont dire mes amies ? s’écriait parfois ma tante Hélène, en me considérant de l’air satisfait de l’artiste devant son œuvre la plus chère. C’est que ce sera une vraie surprise ; la plupart sont absentes et je ne leur ai point parlé de vous dans mes lettres. À la fin du mois d’octobre, je vais reprendre mon jour de réception et nous les verrons accourir l’une après l’autre. Elles seront bien étonnées !


Elles ne le furent pas tant que cela, et Mme Lorentz en eut une déception.

Quand, dans le grand salon Louis XVI, où un domestique en culottes et bas de soie introduisait les arrivants, ces dames virent, aux côtés de la maîtresse de la maison, une grande gamine vêtue à ravir par la bonne faiseuse, et qui saluait selon les règles du parfait savoir-vivre, elles y firent à peine attention : leurs filles étaient toutes pareilles ou, dans le même genre, et elles jugeaient, sans doute, que c’est plutôt gênant, une demoiselle de quatorze ans dans un appartement où se réunissent des femmes qui ont tant de choses à se dire !

— Hélène, vous allez garder cette petite auprès de vous toujours ? demanda à Mme Lorentz sa meilleure amie, Mme Dilley, en braquant sur moi les verres mobiles de son face-à-main.

— Parfaitement, chère, je la garderai ici jusqu’à son mariage.

— Eh bien ! en voilà une responsabilité qu’il ne me plairait pas d’assumer ! Mais vous en reviendrez, croyez-moi. Vous en aurez vite assez et vous la mettrez en pension.

Ma tante était devenue rouge d’indignation à l’idée qu’on pouvait la supposer capable de se séparer de moi. Elle m’envoya au bout de la pièce, en m’intimant l’ordre d’y aller prendre la corbeille à biscuits sur un guéridon, mais, comme je m’éloignais, j’entendis Mme Dilley, impitoyable, qui poursuivait :

— Et vous la trouvez si jolie ? En vérité, moi pas : la bouche est trop grande, le front trop haut, le menton trop court. Il n’y a de bien que les yeux : ils ont un regard de candeur et de rêverie tout à fait particulier.

— C’est un Tanagra, vous dis-je, affirmait Mme Lorentz d’un petit ton vexé ; elle sera délicieuse à dix-huit ans.

Et je songeai : « Mon Dieu, que ma tante a pris un air méchant pour dire cela ! Faut-il qu’elle m’aime pour défendre ainsi jusqu’à ma forme physique, jusqu’à mon visage et mes traits ! »

Hélas ! comme si les sentiments qu’elle m’avait témoignés jusqu’alors eussent été basés sur ce qu’elle attendait du sentiment des autres à mon égard, elle parut m’aimer moins à compter de ce moment-là. Elle négligea, d’abord, mes leçons de musique sous le prétexte qu’elles la fatiguaient et finit par décider que j’aurais, pour cette branche d’éducation, comme pour les autres, un professeur spécialiste.

Peu à peu, ma présence continuelle ne lui fut plus indispensable : la « saison « battait son plein et les salons, après les théâtres, s’étaient tous rouverts. Ma tante, qui avait sa loge à la Monnaie, aux concerts du Conservatoire et aux Populaires, lesquels réalisent ce qu’il y a de moins populaire au monde, ma tante se rendait. à Bruxelles deux et, souvent, trois fois par semaine. Il lui arriva de me prendre avec elle un soir qu’on jouait Joli Gilles et le Châlet, des pièces qu’une fillette peut voir sans danger. J’y pris un plaisir extrême et mon oncle, qui nous accompagnait, éprouva une si évidente jouissance de mon enthousiasme que j’en fus émue de reconnaissance.

— Line, tenez-vous bien ; n’oubliez pas que vous êtes ici très en vue, observait à chaque instant Mme Lorentz, inquiète de la sincérité peut-être incongrue de mon ravissement. Elle resta jusqu’à la fin du spectacle extrêmement irritable, et cette partie à trois ne fut pas renouvelée de tout l’hiver. Mille soucis mondains absorbaient ma tante, ce qui l’amenait à me négliger de plus en plus. J’en vins à passer la plus grande partie de mon temps seule dans la pièce qui m’était réservée, à côté de ma chambre, et qu’on avait disposée pour que j’y pusse travailler, lire, faire de la musique, voire prendre mes repas, quand les maîtres de la maison dînaient dehors ou donnaient, eux-mêmes, de grands dîners où la présence d’une jeune personne de quinze ans n’eût pas été convenable.

C’était, dans un cadre nouveau et combien différent ! ma vie solitaire d’autrefois qui recommençait…, mais avec une conscience bien plus cruelle de ce qu’un tel sort offrait d’anormal et de désolant, à mon âge.

« Oh ! songeais-je parfois, comme le temps me dure, et quel bonheur j’aurais si le rêve de Jacques se réalisait enfin et si, réunis, là-bas, à la campagne, nous pouvions avoir, comme tous les autres enfants, comme tout le monde, fût-ce les plus humbles des humbles, un logis si étroit, si modeste fût-il, qui pût nous tenir lieu de chez-soi ! »

J’associai mon ami à tous mes projets d’avenir comme lui-même faisait pour moi, Nous trouvions cela simple, naturel, indiqué, sans cependant que rien, jamais, eût fixé d’une manière positive ce que serait, dans cet avenir que nous devions partager, nos situations l’un vis-à-vis de l’autre. Une sympathie profonde, une mystérieuse et complète entente unissaient nos pensées et nous étions, tous deux, si neufs et si ingénus que l’idée qu’il pût régner dans ce sentiment d’ardente fraternité, éprouvé par deux adolescents, qui n’étaient point le frère et la sœur, une anomalie quelconque ne nous avait jamais effleurés.

Ma tante Hélène, en me conseillant un jour de rompre toute correspondance familière avec Jacques Holstein, m’étonna singulièrement.

— Pourquoi voulez-vous que nous cessions de nous écrire ? lui demandais-je presque insurgée, tellement, de me conformer à cet avis, me semblait pénible.

Et quand elle eut répondu d’un air péremptoire :

— Parce que ce n’est pas convenable…, vous êtes aujourd’hui trop grands, tous les deux, Pour garder ensemble ce ton d’intimité…

Je restai interdite ; j’avais rougi jusqu’aux cheveux et j’eus, aussitôt, j’eus, pour la première fois, le sentiment des obligations de mon âge véritable et de n’être plus une enfant.

— C’est bien, ma tante, vous avez raison ; je n’écrirai plus à Jacques, dis-je subitement vaincue, dans une prescience qui devançait le temps et les événements, qui me faisait m’effrayer, presque, d’une tendresse qu’on venait de me montrer difficilement admissible dès qu’elle n’était plus puérile.

— Je ne vous en demande pas tant, m’interrompit Mme Lorentz. Pourvu que vos lettres soient moins fréquentes et que je les puisse contrôler, c’est toute mon exigence.

Mais le charme était rompu et, soit que Jacques eût été, comme moi, averti d’avoir à m’écrire moins souvent et avec moins d’effusion, soit qu’il subit là une impression purement personnelle, ou, encore, que ses études à Gembloux l’absorbassent trop, de part et d’autre cette correspondance perdit toute grâce expansive, devint morne, froide, compassée. J’en fus très malheureuse, sans, toutefois, me rendre exactement compte d’où venait mon malheur ; et, excessive, comme le sont les enfants, je devins, soudain, fort peu épistolière. Cela arriva au point que Mme Lorentz dut me dire, elle-même :

— Eh bien ! vous n’écrivez plus du tout à Jacques ? C’est mal ; il en aura du chagrin.

J’avais laissé la dernière lettre de mon ami trois mois sans réponse, et quand, enfin, il fallut m’y mettre, je ne savais comment m’y prendre : les mots ne venaient pas sous ma plume et je ne trouvais rien à raconter à Jacques. Quelque chose avait passé sur nos relations d’enfance, qui les glaçait en les transformant. Des mois, de longs mois formant deux années pleines, passèrent. Et nous eûmes des hivers très dissipés, des étés de villégiature à Ostende, mais je restai peu sensible aux charmes de la vie mondaine : je lisais beaucoup et, seules, la musique et la lecture me procuraient des jouissances véritables.

J’avais goûté aux vanités du monde et, bien qu’elles m’eussent d’abord séduite, j’en arrivais à juger qu’elles ne m’avaient apporté que déception et lassitude. De plus en plus, je me voyais différente de ce milieu de parade, d’artifice et d’hypocrisie où évoluait Mme Lorentz : je ne pus jamais me lier avec aucune jeune fille de ses relations et, comme je n’en connaissais pas d’autre, je n’eus ni confidente ni compagne ; j’étais trop simple, je restai trop franche, trop expansive, trop rustique et, vraiment, je ne respirais à l’aise, je ne sentais mes poumons se dilater, mes artères battre et mon sang courir vif et chaud dans mes veines que quand je me trouvais au plein air des champs, parmi les herbes souples des prés, sous l’ombre verte et embaumée des bois. L’hiver, la promenade pédestre par les routes gelées, blanches de neige, de la banlieue anversoise où l’on me permettait d’aller, parfois, sous l’égide de Véronique, avait pour moi un attrait irrésistible.

Trop de choses douloureuses et cruelles m’étaient venues de l’existence citadine : elle m’excédait et j’enviais presque le sort de ma tante Josine, si héroïquement utile, là-bas, sur la terre transvalienne, dans la détresse des ambulances et des camps de reconcentration !