La Renaissance du livre (p. 68-76).

VII


Ma maladie elle-même, qui fut grave et très longue, m’a seulement laissé dans la mémoire l’impression d’une chaleur extrême au front et aux paumes des mains, qu’on rafraîchissait continuellement avec des compresses.

Je me rappelle aussi un rêve que je fis au plus fort de ma fièvre, qui revint souvent et qui me montrait toujours un jardin en terrasses, où poussaient, derrière des massifs de roses jaunes, des pruniers tendus en espaliers sur les gradins, portant beaucoup de fruits bleus que je voulais prendre et qui s’évanouissaient dès que j’allais les atteindre : chose bizarre, j’ai revu ce jardin, des années après, à Dinant, dans la propriété d’un ami ; et c’était celui de mon rêve, avec ses mêmes beaux rosiers, ses prunes innombrables sur des arbres très vieux, étendant leurs branches tortueuses au long de la pierre d’une suite de terrasses, prises au flanc des Ardennes. Une sorte de pressentiment de la vision, rendue cent fois plus lucide et plus active par la surexcitation morbide de mon système nerveux, m’évoquait ce site longtemps avant que je ne dusse le rencontrer dans la réalité et, dans mon rêve, c’est au bras de ma mère que je m’y promenais.

Mlle Veydt me soigna avec beaucoup de scrupule durant cette maladie, sans jamais omettre de m’administrer exactement les cuillerées de potion prescrites par son père et par un médecin, appelé en consultation au moment du danger. Mais une figure, surtout, demeure attachée à cette période de ma triste enfance ; c’est celle de Mlle Ruys, Sinte Véronica, Sainte-Véronique, comme on l’appelait dans la maison à cause de sa grande piété.

Mlle Ruys était une humble vieille fille, couturière à la journée, que chaque jeudi voyait revenir rue Marcq : elle y apparaissait le matin, au coup de sept heures, hiver comme été… ; elle était toujours vêtue printanièrement et proprement de la même robe de percale lilas, coiffée du même bonnet de mousseline tuyautée. On l’installait à la lingerie, une chambre très claire et très vaste du second étage, où elle ne permettait point qu’on allumât jamais le feu. Son économie était si grande qu’elle redoutait, pour ses effets, la poussière produite par le charbon brûlant dans un poêle ; aux plus fortes gelées, elle se contentait d’une chaufferette. Et c’était un étonnement pour moi, de voir cette longue et mince personne, au visage serein, au sourire grave, assise à coudre là-haut, par dix degrés de froid et ne grelottant pas sous sa maigre robe de percale ; bien mieux : m’offrant sa chaufferette et m’obligeant à l’accepter, pour peu que je fusse en humeur de rester là quelque temps.

Je l’aimais pour les belles histoires qu’elle me contait parfois, pour sa douceur câline et sa voix tendre. Elle avait des délicatesses et des fiertés que je partageais ; de toute la maison, elle seule me traitait en enfant, comprenait que jouer à la poupée fût, pour moi, un plaisir ; que je pusse m’intéresser aux petits oiseaux du jardin, aux cabrioles d’un chat sur la toiture d’en face ; que j’eusse des larmes pour un chien battu, dans la rue, et hurlant, ou, un cheval effondré sur le pavé et qui, de ma fenêtre, me semblait mort. Dès que, la fièvre me lâchant, mes idées redevinrent plus précises, je demandai à ma tante Josine :

— Et sainte Véroncica, où est-elle ?

— Ici, auprès de vous, ma toute petite, me fut-il répondu par celle-là même dont je réclamais la présence.

Et j’appris que depuis le début de ma maladie, elle n’avait guère quitté mon chevet, se relayant avec Mlle Veydt pour me veiller.

Alors commença pour moi une ère délicieuse ; grâce à Véronique je n’ai retenu de ma convalescence qu’un souvenir charmé. C’était aux plus chaudes journées d’août ; ma tante Josine, très lasse de m’avoir soignée, était partie en villégiature chez une parente, au bord de la mer. Mlle Veydtet Wantje, absorbées par la fabrication des confitures, dans le sous-sol, ne montaient guère à ma chambre. Quant au docteur, il s’inquiétait, certes, moins de sa petite-fille que du pommeau de sa canne, et ses visites, en haut, étaient devenues peu fréquentes depuis que j’étais en voie de guérison. Sinte Véronica fut, bientôt, seule à s’occuper de moi.

Elle avait une manière de me soulever dans mon lit quand, les membres gourds d’être restée trop longtemps immobile, je souhaitais de changer de position, une manière qui doit être celle des religieuses hospitalières, et qui m’amollissait le cœur en me faisant penser à maman ; jamais il ne me fallait exprimer un désir, Véronica les prévenait tous. C’est ainsi que je trouvai des fleurs sur ma couverture, un matin, à mon réveil, juste quand je commençais à songer qu’il me serait doux d’en avoir : des pervenches et des marguerites, bouquet sans parfum, choisi exprès par ma garde-malade qui me savait bien faible encore et si facile à intoxiquer par les odeurs trop pénétrantes ! Le même jour, je mangeai mon premier œuf à la coque : Mlle Ruys me coupait des mouillettes et, comme j’étais affamée, elle me disait de temps en temps, pour m’empêcher de me faire mal : — Line, je vous en prie, n’allez pas si vite !

Mais elle souriait, ravie de mon bel appétit et, l’œuf dévoré, je la vis sortir de sa poche une grappe de raisins, prise, sans doute à la Halle en même temps que les fleurs et qu’elle me fit manger en cachette, grain à grain, la grappe dissimulée sous son tablier par crainte des surprises car, bien que le docteur eût ordonnée les fruits comme utiles adjuvants de ma convalescence, ce dessert ne faisait point partie du menu de mon déjeuner et Véronique l’avait acheté de sa bourse, ainsi que les pervenches ornant ma chambre. Les friandises et les choses qui ne sont que jolies sans être indispensables, se trouvaient bannies du programme de mon éducation. Mlle Ruys le savait ; elle souffrait pour moi de cette dureté si cruelle à mon enfance délicate, au raffinement instinctif de toutes mes aspirations, et elle essayait de me sauver de ce que ce parti-pris avait de trop spartiate.

Instruite aujourd’hui du piètre gain de la pauvre fille à cette époque, du poids de ses charges, j’ai plus de gratitude encore pour cette généreuse pitié qu’elle me témoignait ; je m’explique aussi comment, l’hiver, le froid glacial de la lingerie sans feu la laissait indifférente et pourquoi elle s’arrangeait toujours de façon à être seule, loin des regards indiscrets, au moment des repas. Même, cette puérilité qu’elle avait de mettre, le soir, avant de se coucher, une doublure en papier dans son bonnet de nuit, pour éviter de le graisser…, même cette puérilité inspirée par un comble de prévoyance et qui me consterna durant tout le temps où elle dormit auprès de moi, dans le lit de ma tante, ne saurait me faire rire.

Sainte Véronique, payée dans la maison au prix de tant par jour, ou plutôt, « de si peu par jour » comme l’a écrit Dickens quelque part, Sainte Véronique ne faisait pas de feu chez elle et c’est ce qui l’avait endurcie aux rigueurs des pires températures ; elle n’y mangeait guère à sa faim, non plus… et cette habitude de sobriété : excessive lui permettait de garder pour les siens, sans trop de privation, les mets susceptibles d’être transportés dans une poche de robe et qu’on lui servait chez ses pratiques. Après cela, cette préoccupation de ne point souiller ses hardes afin de n’avoir pas à en payer trop souvent le blanchissage, ne semblera-t-elle pas touchante ?

J’ai cette satisfaction de pouvoir me dire que je ne m’en suis jamais moquée. Si jeune que je fusse, je sentais là autre chose qu’une excentricité ou qu’un caprice, autre chose, aussi, qu’une parcimonie maniaque et dérisoire : une intuition, datant de ma plus lointaine enfance, me fait deviner la douleur et la misère infailliblement, là même où l’on met le plus de soin à me les cacher. Entre la couturière et moi existait ce courant de sympathie magique, grâce auquel deux créatures se comprennent et se pénètrent, sans avoir eu besoin de se rien confier. Elle me savait malheureuse et je la savais pauvre.

Aussitôt que je fus assez remise pour pouvoir sans défaillance supporter durant un certain temps le bruit de sa voix, elle consentit à me dire des histoires. C’étaient celles écoutées tant de fois déjà l’hiver, dans la lingerie, de ma petite chaise, les pieds sur la chaufferette que Mlle Ruys, invulnérable au froid, m’abandonnait ; mais il en est des contes faits aux enfants comme de leur musique préférée pour les vrais mélomanes : ils les aiment d’autant plus qu’ils les ont entendus plus souvent.

Et j’implorais ma garde-malade :

Sainte Véronica, racontez-moi les aventures de Tyll.

— Ah ! Tyll ? questionnait la bonne fille, celui qui fit bouillir le chien de son maître parce que ce chien s’appelait Houblon et qu’on lui avait recommandé de mettre le houblon au feu ?

— Oui, oui, justement, disais-je, en battant des mains.

Et elle commençait :

— Tyll Uylenspiegel naquit à Damme, en 1325… Après Tyll Uylenspiegel venait généralement Ommeganck, le géant célèbre et très bête dont la fille, Hélèna, fit accomplir un prodige à son amoureux : ce dernier construisit en une nuit, pour plaire à sa dame, un escalier formidable qui relia Bruxelles à la montagne de Ruysbroeck.

— … Et dont les vestiges existent encore aujourd’hui, ne manquait pas d’ajouter Véronique, en attirant mon attention sur le quartier de la Steenpoort [1] et cette rue de la « Montagne du Géant », si rapide, où, d’après elle, avait été jadis le fabuleux escalier de la tradition. Des nains, d’actifs et ingénieux nains seraient venus en aide, selon ma narratrice, à l’amoureux d’Hélèna ; et cela me donnait une haute idée de la supériorité de ces nains sur le géant Ommeganck que, dans l’histoire, il s’agissait surtout de bafouer et qu’on bafouait adorablement. Quant à Hélèna et à sa famille, je les connaissais. — Ne les avais-je pas vus passer dans la rue Marcq, sous forme d’immenses mannequins lors d’une récente kermesse de Bruxelles ?

— Ce sont eux, en effet, confirmait Mlle Ruys, avec un sérieux imperturbable : la Ville, par ces figures colossales, a voulu immortaliser le souvenir du temps où elle abritait une population de géants. Si puissants que fussent ceux-ci, toutefois, des nains pleins de malice en eurent raison : c’est aussi vrai que je suis ici.


Le soir, quand l’ombre commençait à emplir ma chambre de légers tulles noirs, j’attendais presque et je désirais vivement, avec un peu d’agitation, la venue de ces nains spirituels et si bienfaisants dont on m’avait parlé et qui surgissent toujours chez vous spontanément quand leur présence va y devenir nécessaire. Je frissonnais, mais c’était un frisson sans angoisse, un frisson provoqué par le mystère dont mon imagination enveloppait ces personnages de sortilège, bien plutôt que par la terreur qu’ils auraient pu m’inspirer. C’était une échappée ouverte sur les champs lumineux de la Féerie et j’étais dans l’enthousiasme d’y marcher.

Chère Sainte Véronica ! j’aurais éternisé ma convalescence pour que cette bonne vie menée ensemble s’éternisât : éveillée ou endormie, que l’excellente fille fût en train de me narrer ses légendes ou qu’un joli rêve m’en donnât l’illusion, leurs personnages fantastiques, grotesques ou charmants, habitaient mon esprit et ce merveilleux m’était doux au milieu de la prose étroite et sèche où l’on m’élevait systématiquement.

  1. Porte de pierre.