La Renaissance du livre (p. 61-67).

VI


Un autre souvenir très net de ma vie d’enfant, c’est celui de la promenade que nous faisions parfois, Mme Veydt et moi, en nous rendant au marché de la place Saint-Géry. Pour cela il nous fallait parcourir bien de voies aujourd’hui disparues, tout un quartier de la ville basse métamorphosé par les travaux d’assainissement de la Senne. Je baisse les paupières sur le présent… et, aussitôt, je revois ce quartier tel qu’il était alors : des rues coupées par des ponts de bois très vieux, sous lesquels traînait la rivière — une pauvre rivière trouble, sale, mal odorante ; — des profils de maisons bien vieilles aussi, coiffées de toits en éteignoirs, sur lesquels dansaient la lumière… de si étranges corps de bâtiments, avancés dans l’eau, sur leurs pilotis moussus ! C’étaient des annexes d’habitations, où il semblait que les chariots roulant sur les ponts, mettaient une trépidation effroyable, une continuelle menace d’écroulement.

La Senne passait ici entre deux murailles basses surmontées d’un treillis : les murailles des jardins, qui, à la belle saison, fleurissaient ce paysage mi-aquatique…, je me rappelle la douceur mauve des thyrses d’un lilas ; un buisson d’aubépine ; un groseillier chargé de fruits petits et si pâlement roses, décolorés eût-on dit, tremblants au bout de grappes grêles comme autant de gouttelettes d’un sang anémique jaillies de veines trop lâches pour pouvoir les contenir ! Et je me rappelle les clématites dont les fines corolles d’un blanc lavé de vert retombaient si bas par-dessus une clôture que la rivière en était effleurée. Puis, c’est un arbuste qui fend un mur en ruine, tors, à peine feuillu, accroché aux pierres tremblantes comme un câble résolu à les maintenir solidement…, c’est une volière vide que j’aperçois dans une cour triste…, un fauteuil d’osier dans une tonnelle où un vieillard se chauffe au premier soleil…, des choses fanées, des végétations malingres, des gens mornes… Van Moer a peint à l’aquarelle ces vues du Bruxelles d’autrefois exquisement.

Une boulangerie avait sa devanture juste au tournant de l’un des ponts, le pont des Vanniers, à l’angle de la rue de ce nom et de la rue de l’Evêque, et c’est dans une sorte de cage continuant le logis sur la Senne que les mitrons pétrissaient la pâte. Je suis restée plus d’une fois appuyée là, de longues minutes, à un garde-fou, pendant que ma grand’mère, entrée dans la boutique, s’y occupait de quelque emplette. Je n’avais aucune notion de la manière dont on fait le pain et j’étais prodigieusement intéressée au spectacle de ces hommes poudrés de farine, qui, à la rouge lueur venue des fours flambants, me paraissaient fantastiques.

Ils allaient, marchant dans le pétrin, demi-nus, et je redoutais toujours de voir s’effondrer dans la rivière, si noire, cette boîte de verre où ils travaillaient, qui était tout éclaboussée de blanc et extraordinairement branlante sur ses quilles de chêne rongées.

Dans l’eau, l’image renversée de cette scène vacillait, rendue non en formes précises ni en contours nets, mais en reflets irisés, avec des glacis comme sur de la moire.

Pour se rendre de là à la place Saint-Géry, on prenait la rue des Bateaux et un bout de l’ancienne rue de la Vierge-Noire. C’était une grande place carrée où les fruitières et les marchandes de beurre tenaient marché ouvert, chaque semaine : sous l’ardent soleil, en été ; dans la bruine et la neige d’hiver. Je n’ai jamais vu ailleurs rien qui ressemblât à la fontaine dressée au beau milieu : c’était un édifice en forme d’obélisque, qui datait de loin, à coup sûr, et dont l’architecte n’est pas connu…, une de ces bonnes, grosses fontaines roturières dans la vasque desquelles les fillettes se mirent ; où les enfants vont boire en quittant l’école ; où les commères lavent leurs salades, en passant… et dont le jet bavard conte des histoires gaies de plein air et de vieux pavés, sur un ton peuple, avec je ne sais quoi de goguenard, de frondeur dans l’accent de leur gargouillis. Toute la paroisse s’y approvisionnait, et, les jours de marché, toutes les échoppes s’établissaient à l’entour.

Au printemps, un peu avant midi, au moment du coup de feu, c’était un tableau pittoresque que faisaient là, dans la lumière d’un beau jour, les paysannes toutes roses sous leur parasol de cotonnade écarlate, avec leur bonnet flamand bien serré autour du visage et leur jaquette à bariolages, qui bouffait, raide d’empois, les engonçant des hanches. Devant elles, les fruits, en des bagnoles et, aussi, en des mannes plates et larges, à deux anses, s’étalaient : il y avait de hautes pyramides de fraises sur des volettes d’osier, et des cerises, les premières cerises, délicatement nouées sur des bâtonnets, fleuris d’un brin de mignardise. Les mottes de beurre d’Anderlecht s’alignaient, énormes, ainsi que des bombes d’un jaune défaillant, sur des plats de faïence ; les petits fromages blancs, mal retenus dans leur paillis, coulaient au travers, piquaient de taches crémeuses le gros satin frisé des feuilles de choux dont ils étaient enveloppés…, et il y avait toujours quelque bouquet de seringas ou de pivoines lié à la bonne franquette, mis à part pour les clientes de choix. Ces bouquets, en s’épanouissant sous la tiédeur des rayons, dans l’odeur mielleuse des fruits et l’odeur aigrelette des fromages, amenaient en ce marché citadin et populaire un parfum tendre de renouveau, de rosée, de sève, faisaient penser à de féconds vergers de ferme, où, ça et là, une plante d’agrément a poussé.

Mme Veydt, que toutes les bonnes femmes de la place Saint-Géry connaissaient bien, n’était pas une cliente de choix : parcimonieuse, chipotière, il lui arrivait de disputer durant un quart d’heure pour trois liards. Elle venait là acheter son beurre, qu’elle voulait, en même temps, très bon et à très bas prix. Certaines des paysannes faisaient la moue dès qu’elles la voyaient apparaître ; et j’en entends toujours une, — une forte commère, haute en couleur et encore plus montée de ton, qu’on appelait Netche — lui dire, un jour, après un effréné marchandage qui avait mis cette femme hors d’elle-même :

— Tenez, Moederke[1], prenez-le pour rien, votre beurre ; le voici, je vous le donne, Il est à vous !

Et, s’emparant, bon gré mal gré, du cabas de la vieille dame, elle y enfouissait avec rage toute sa réserve de beurre, une pièce énorme, ce que nous appelons ici une « klonche » et qui pesait J’aurais voulu disparaître, m’enfoncer sous terre, m’évanouir en fumée : Netche hurlait, ses voisins de carreau se tordaient de rire et tout le marché accourait pour voir cette scène.

— Bonne-maman, il faut lui rendre son beurre ! suppliais-je.

C’est bien ce qu’elle essayait de faire ; mais la « klonche » était lourde, difficile à remuer et à mesure que Mme Veydt, de sa main valide, retirait ce beurre de son sac, l’autre le lui renvoyait, très grave, à présent, très digne, très méprisante, opiniâtre comme une mule, et répétant, les poings à la taille, l’œil au loin :

— Puisque je vous en fais cadeau !

Quand, enfin, ma grand’mère put réussir à poser toute la charge sur l’étal, Netche, d’un geste impérieux, la repoussa, la jetant devant elle et, renversée, la « klonche » alla s’aplatir à terre, tandis qu’on nous huait et que nous fuyions.

En retombant dans sa vasque, l’eau de la fontaine en obélisque faisait un bruit moqueur ; j’entendais des voix de gamins qui, à nous voir filer si vite, criaient :

— Ce sont des voleuses !

Et, au loin, la cloche des Riches-Claires sonnant l’Angélus de midi, jetait dans ce brouhaha son mince tintement de cristal.

Comme nous quittions le marché, une jeune mère, souriante, nous croisa, qui en revenait aussi, chargée de provisions, tenant par la main une fillette qui s’amusait à flairer l’œillet rose surmontant un de ces bâtonnets où des cerises, les premières de l’année, s’alignent en brochette,

Et je pensai que je n’aurais jamais ce bonheur de posséder un bâtonnet pareil, si tentant, avec sa fleur rose et ses fruits rouges, par ces jours de mai commençant, où les cerises sont d’autant plus désirables qu’elles sont plus rares.

Par là-dessus, encore des pages blanches dans le livre de ma vie…, encore une place où la tapisserie usée n’a plus que la trame vide, muette, énigmatique…

Que s’est-il passé, de ce jour-là, où je pouvais avoir cinq ans, à mes sept ans, âge auquel j’eus la fièvre scarlatine ?

Je sais, pour l’avoir entendu répéter bien des fois, que, dans l’intervalle, on m’envoya à Anvers, chez mon oncle, l’armateur, dont la femme fut parfaite pour moi ; qu’à mon retour on inaugura, au cimetière de Laeken, un monument élevé à la mémoire de mon père, et que j’assistais à la cérémonie où les cheveux blancs et l’air pastoral de M. Veydt firent merveille, poussant à son comble l’attendrissement des personnes présentes.

Rien ne me reste de la réalité de ces événements : peut-être m’ont-ils frappée sur l’heure mais je ne devais en conserver aucun souvenir,

  1. Petite mère