À travers l’Espagne/Voyage dans le nord de l'Afrique/1

À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 329-345).

VOYAGE
DANS
LE NORD DE L’AFRIQUE
Séparateur

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DEUX JOURS À TANGER

La terre africaine. — Ses luttes contre la civilisation. — Tanger. — Le Zocco. — Le rhapsode. — Une procession. — Le pacha rendant la justice. — Les femmes arabes. — Leur genre de vie. — Leur mariage. — Aventure d’un Français et d’un Allemand.


Il est sous le soleil une terre qu’on dirait maudite et dont le sort est bien étrange. Très antique, l’une des premières que l’homme ait habitées, elle est cependant restée inconnue, et la civilisation l’appelle encore le continent mystérieux.

À certaines époques de l’histoire, on la met en oubli, on la perd de vue, le genre humain semble ignorer son existence. À d’autres époques, l’attention universelle se porte de son côté, et la civilisation, étonnée d’en avoir fait le tour, sans y pénétrer, fait des efforts héroïques pour la conquérir.

Mais ses conquêtes n’ont toujours été que partielles, et elles n’ont pas duré. Après un temps plus ou moins long, la barbarie a reconquis le terrain perdu. N’y a-t-il pas là un singulier problème ?

Il fut un temps où les aigles romaines planaient sur une vaste étendue de ce continent, où les légions invincibles des Césars y construisaient de grandes voies militaires, y bâtissaient des villes florissantes, y érigeaient des temples, des amphithéâtres et d’admirables aqueducs. Tout cela est disparu, et l’Arabe errant dresse aujourd’hui sa tente au milieu des ruines.

Il fut un temps où les apôtres de l’Évangile, fécondant de leur sang les conquêtes romaines, y multipliaient les chrétiens, y bâtissaient de nombreuses églises, y créaient de vastes diocèses, et y comptaient plus de cent évêques. La barbarie a détruit tout cela ; et de la florissante Carthage où saint Cyprien réunissait deux Conciles, et de la chrétienne Hippone que saint Augustin illustrait par 35 années d’un admirable épiscopat, il n’est pas resté pierre sur pierre.

Des hommes vraiment grands, des conquérants à qui il semble que rien ne pouvait résister, un saint Louis, un Charles-Quint, un Bonaparte, ont tour à tour promené leurs armées victorieuses sur ces plages inhospitalières ; qu’en ont-ils rapporté ? À peine quelques lauriers douteux. Les États européens qui font aujourd’hui de nouvelles tentatives pour s’emparer de ces contrées barbares seront-ils plus heureux ? Peut-être ; mais s’ils réussissent jamais, soyez bien convaincus que ce sera au prix de grands sacrifices, et après bien des revers.

Il y a 50 ans que la France a conquis l’Algérie, et cette conquête n’est pas encore définitive. Elle a failli lui échapper en 1871, et quand la France se trouvera engagée dans quelque grande guerre sur le continent européen, les tribus Arabes accourront du désert et tenteront de lui ravir son magnifique joyau africain. L’Angleterre a aussi obtenu des succès sur le littoral de l’Égypte : mais ses heureux débuts ont été suivis d’une campagne moins fortunée au Soudan. Ses chances seront-elles meilleures plus tard ? Espérons-le. Mais je ne viens pas vous parler de ces grandes questions, et je veux simplement vous communiquer des notes de voyage dans lesquelles je ne pourrai décrire qu’un petit coin du continent africain.

Comme beaucoup d’hommes — et il paraît qu’on peut en dire autant de beaucoup de femmes — je me sens attiré par les choses mystérieuses, et c’est avec une espèce de nostalgie que je contemplai l’Afrique, lorsqu’elle m’apparut, à quelques milles de distance, des sommets sourcilleux de la forteresse de Gibraltar. Je ne pus résister à la force d’attraction de cet inconnu, dont je sentais le voisinage, et comme j’avais des compagnes de voyage qui ne manquaient pas non plus de curiosité, nous ne fûmes pas lents à traverser le détroit. D’ailleurs, l’Espagne semble être une prolongation de l’Afrique, et l’étude de celle-ci aide à comprendre celle-là.

En quelques heures, le steamer Manoubia avait franchi le détroit, et jetait l’ancre devant Tanger, une des villes les plus importantes du Maroc, que l’Angleterre, la France et l’Espagne contemplent d’un œil d’envie ! Quel admirable panorama présente cette ville, vue de la mer, par un soleil radieux ! C’est un immense château de neige surmonté de minarets roses qui dominent toutes les terrasses, et qui s’élancent des blanches mosquées, comme les étamines sortent des calices des fleurs. La ville est bâtie en amphithéâtre sur le versant d’un superbe promontoire, et se mire dans une jolie baie d’azur bordée de sable d’or.

À peine l’ancre est-elle jetée que notre vaisseau est entouré d’une multitude de chaloupes, montées par des Arabes. Vous avez lu souvent les histoires peu flatteuses des pirates, leurs ancêtres ? Eh bien, tels pères, tels fils ! Ce sont bien encore des pirates, et ils en ont conservé toutes les allures. Il faut voir ces figures basanées, énergiques, où brillent des yeux de feux, ces bras et ces jambes nus dont les muscles se tendent comme des cordages, ces têtes généralement rasées, coiffées de fez rouges ou de turbans gris, ces corps robustes, drapés dans les burnous blancs ! Il faut entendre leur langage, leurs cris, voir leurs gestes, et l’on se trouve immédiatement transporté dans un autre monde, totalement différent de l’Europe.

Au bas de l’échelle du steamer, toute une escadre de ces pirates vous attend, et comme chacun d’eux veut vous avoir dans sa chaloupe, ils vous tiraillent, en sens contraires, et si vous n’y prenez bien garde vous courez la chance de prendre un bain entre deux chaloupes.

Enfin, nous abordons ; mais sur le rivage une autre multitude de forbans nous attend, plusieurs dans l’eau jusqu’à la ceinture, pour nous arracher nos bagages. Nous finissons par tout lâcher, et nous suivons nos brigands à l’hôtel.

On nous y apprend que c’est un jour de marché d’esclaves, et nous courons au Zocco. Mais ce commerce va diminuant dans le Maroc, et deux esclaves seulement avaient été vendus ce jour-là, une vieille femme, et une jeune fille de 15 ans qui avait été donnée pour $30.00, malgré que le vendeur eût bien vanté sa marchandise, et montré qu’elle était saine, bien faite, robuste, et avait de belles dents.

Je renonce à vous décrire le versant de colline où se tient le Zocco. C’est un tohu-bohu incroyable où les hommes, les femmes, les enfants, les ânes, les mulets, les chèvres, les moutons, les chameaux, semblent vivre tous en famille dans une promiscuité indescriptible ; et au milieu de tout cela sont entassés des denrées, des légumes, des fruits, du poisson, des armes, des étoffes et des marchandises de toutes sortes.

Ça et là, de curieux spectacles. Ici un charmeur de serpents entouré d’une bande de curieux. Au centre du cercle brûle un petit feu, et le charmeur gambade autour en poussant des cris sauvages, et en tourmentant des serpents qu’il agite en l’air, qu’il enroule autour de son cou, ou qu’il enfouit dans sa chemise. Il a les yeux hagards et flamboyants, les cheveux longs et flottants, avec des anneaux de serpents qui lui font une tête de Méduse.

Tout-à-coup sa ronde frénétique s’arrête ; et après de nouveaux cris et de nouvelles gambades, il saisit par la tête le plus gros des serpents et lui donne sa langue à mordre. Puis, il reprend sa ronde avec le serpent suspendu à sa langue dont le sang jaillit. C’est horrible.

Plus loin, c’est un conteur, debout sur un tertre et déclamant avec force gestes et éclats de voix des histoires des Mille et une Nuits. Un auditoire assez nombreux, composé en majorité d’enfants, l’entoure et semble suspendu à ses lèvres.

Hier, ils étaient là. Le conte les captive ;
Ils tendent jeunes, vieux, leur figure attentive,
Comme autour d’une source un troupeau de chameaux.
Ils boivent la sagesse et le doux bruit des mots
Qui coulent de la lèvre aimable du rhapsode · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Et l’étranger s’étonne, et le poète, heureux,
Voit le pouvoir des mots bien accouplés entre eux,
Et comment, en chantant l’épopée ou les drames,
La pensée et le rêve, — on possède les âmes.

Ailleurs ce sont des chanteurs, accompagnés de tam-tams.

Mais soudain des détonations retentissent, et nous attirent dans un autre quartier de la ville. C’est une procession qui conduit un enfant à la Mosquée pour être circoncis. En tête, s’avancent de jeunes garçons montés sur de petits ânes et portant des cocardes. À leur suite, viennent des piétons et des carabiniers marchant quatre de front, têtes et pieds nus, et brandissant de longues carabines incrustées d’ivoire et de cuivre doré.

Derrière eux, cheminent les musiciens qui n’ont pas d’autres instruments que des clarinettes et des tambours. L’air qu’ils jouent est toujours le même et se compose de 7 à 8 mesures ; c’est une espèce de ronde très bizarre et d’une monotonie désespérante.

Enfin, dans une chaise en maroquin rouge, solidement attachée sur un mulet, est assis le pauvre enfant qu’on va circoncire. Il paraît avoir deux ans, et sourit pendant que des marabouts marchant à ses côtés l’éventent avec des fichus et des voiles de couleurs voyantes.

De temps en temps, la procession fait halte, et les carabiniers nous donnent le spectacle d’un fantasia. Huit d’entre eux font quelques bonds en avant comme des chevaux qui prennent l’épouvante ; puis, tout-à-coup, les quatre premiers se retournent en faisant décrire un cercle à leurs carabines, et, faisant face aux quatre autres qui les suivent, ils rompent leurs lignes dans un chassé-croisé ressemblant au quadrille, mais avec des élans de tigres. Alors, poussant de grands cris, ils bondissent, et tournant brusquement le canon de leurs carabines vers le sol ils les déchargent dans le sable.

Cette fantasia est curieuse et terrible à voir. Elle suffit à faire deviner quels redoutables guerriers doivent être ces Arabes quand on a réussi à les fanatiser.

Ne pouvant suivre la procession jusque dans la mosquée, dont l’entrée est strictement interdite aux chrétiens, nous nous rendons au palais qui s’élève à côté.

Le gouvernement du Maroc est une monarchie absolue, la plus absolue qui existe, et l’empereur, qu’on nomme sultan et qui n’a pas même un Conseil de ministres, réside à Fez, qui est la capitale. Mais, à Tanger il y a une espèce de gouverneur auquel on donne les noms de khalife, de pacha ou de kaïd, et qui cumule les pouvoirs administratif et judiciaire.

Il y a des juges qu’on appelle cadis et qui n’ont qu’une jurisdiction limitée. Mais les sujets qui veulent recourir directement à la justice du pacha peuvent le faire. Cette administration de la justice est très expéditive. La chose s’explique : il n’y a pas d’avocats !

Quand le pacha vient rendre la justice, un jour fixé d’avance, il est accompagné d’un état-major. À son entrée dans la salle d’audience, le bachamba (huissier audiencier) crie : le pacha vous salue au nom du Prophète. Puis il monte s’asseoir sur un trône, et le bachambra crie de nouveau : « Le prince vous salue tous et va vous rendre justice ».

Alors entre le porte-pipe qui va présenter une pipe démesurément longue, ornée de diamants, au juge assis sous un soleil d’or ; et, tout en fumant et caressant sa barbe, le digne magistrat entend les plaideurs, et les juges.

Dans un district de la province de Québec, qui m’est bien connu, il y avait jadis un juge de la Cour Supérieure qui fumait ainsi à l’audience, et qui déposait son sac à tabac sur le banc, afin de permettre aux avocats d’y venir remplir leurs pipes. C’était le bon temps alors, mais le bon temps est passé dans ce district, et le juge d’aujourd’hui n’a pas les allures d’un pacha.

Donc le pacha fume et juge. Il ne motive pas ses jugements, ce qui doit être très commode, et il tranche les questions d’un mot ou d’un geste. Mais parmi ces gestes il y en a un qui est lugubre : il signifie l’ordre de trancher la tête. Or, comme le bourreau est dans la salle, il va immédiatement exécuter la sentence dans une cour du palais.

Ce procédé sommaire évite au gouvernement les ennuis d’une commutation de peine.

Sur un autre signe, le bachamba crie : « El Afia ! » La Paix ! et la séance est levée.

Lorsque nous avons vu le pacha de Tanger, il n’agissait pas comme juge, mais comme gouverneur, et il donnait audience à ceux qui venaient lui apporter le tribut, et lui présenter des requêtes.

Sous un grand portique à colonnes de marbre, Son Excellence est étendue sur un divan, entourée des grands de sa cour ; et ceux qui ont des pétitions à présenter attendent à la porte qu’on leur fasse signe d’approcher. Au signal donné, ils ôtent leurs chaussures, et vont s’agenouiller sur une natte aux pieds du pacha. Celui-ci écoute leurs demandes qui sont toujours très brèves, et il répond d’un air ennuyé tantôt par quelques mots, et tantôt par un simple signe.

Cette cérémonie nous paraît bientôt manquer de variété, et nous nous acheminons vers le harem. Il va sans dire que je n’y fus pas admis, mais il fut permis à mes compagnes de voyage d’y pénétrer, et même d’y causer par signes avec celle des femmes du harem que l’on considère comme la femme légitime.

Pendant ce temps-là, mon compagnon de voyage et moi, que notre sexe condamne à rester à la porte, regardons de loin, du haut des murailles de la Kasbah, un grand nombre de femmes arabes montées sur les terrasses des maisons pour voir passer la procession, et qui s’y promènent comme de blancs fantômes.

C’est le moment de vous dire un mot des maisons et des femmes arabes.

Ces maisons n’ont pas de fenêtres sur la rue. Elles forment un carré, avec une cour intérieure comme un cloître, et c’est sur cette cour que s’ouvrent les fenêtres. Les rues des villes arabes ne sont donc en réalité que des couloirs, resserrés entre deux murailles blanchies à la chaux dans lesquelles sont percées de distance en distance des portes basses soigneusement verrouillées que le mari seul peut ouvrir.

Toutes ces habitations, vues du dehors, sont semblables et de pauvre apparence. Mais si vous pouvez y pénétrer, l’intérieur, chez les riches et les grands, vous causera de ravissantes surprises. Derrière ces murs blanchis, vous trouverez souvent des œuvres d’art remarquables, des promenoirs pavés en mosaïque, des colonnades de marbre imitées de l’Alhambra, des murs en stuc artistement sculptés, ciselés et peints des plus riches couleurs. Au milieu d’un patio, entouré d’arbustes en fleurs et d’orangers chargés de fruits, vous verrez un jet d’eau s’épanchant dans une vasque de marbre.

Vivant au milieu de gens cupides et sensuels, qui n’ont parfois d’autres lois que leurs passions, et qui disposent du pouvoir, l’Arabe cache sa richesse, son bien-être, son luxe, comme il cache ses femmes.

Elles ne sortent donc jamais de leurs maisons. Les seules que l’on rencontre dans la rue sont des femmes de mauvaise vie, ou celles que la pauvreté oblige de sortir pour aller gagner leur subsistance. Mais, alors, elles se couvrent la tête et le visage d’un double voile qui ne laisse voir que leurs yeux, et quand elles passent dans la ville elles ne parlent à aucun homme, et aucun homme ne leur parle. Le mari lui-même, qui rencontre sa femme dans la rue, ne lui adresse pas la parole, parce que ce serait compromettant pour elle et pour lui-même — le public ne pouvant pas savoir que c’est sa femme.

Quand ces pauvres recluses veulent prendre l’air, il faut donc qu’elles se contentent de sortir dans la cour intérieure de leurs maisons ; et s’il y a quelque spectacle inusité, ou quelque grande démonstration dans la rue, on leur permet de monter sur les toits qui sont plats et forment terrasse.

C’est de là seulement qu’enveloppées dans leurs burnous blancs, elles peuvent se pencher au bord des terrasses et risquer un œil dans la rue.

C’est ainsi qu’à la faveur de la procession nous avions pu voir un grand nombre de têtes de femmes émergeant des toits, et nous suivant des yeux avec curiosité.

C’est ainsi que, du haut de la Kasbah, nous les apercevions encore courant sur les toits, dévoilées et pieds nus. Cette coutume est, sans doute, très antique, puisque la Genèse dit en parlant de Joseph : « Il est d’une rare beauté, et les filles de l’Égypte ont couru sur la muraille pour le voir »

Vous me demanderez peut-être pourquoi la femme Arabe est soumise à ce régime de réclusion. La réponse est facile : c’est le christianisme qui a émancipé la femme, et elle est esclave partout où il n’est pas.

M. de Maistre a dit : « Il faut à la femme ou quatre murs ou les quatre évangiles ». Les Musulmans repoussant les quatre évangiles ont recours aux quatre murs.

Il n’y a pas de doute que les quatre évangiles valent mieux, et que la femme chrétienne doit s’estimer heureuse d’avoir échappé aux quatre murs.

Mais qu’elle y prenne garde ! Les hommes seraient capables de l’y ramener, si elle s’affranchissait des quatre évangiles.

Au surplus, l’Arabe est jaloux, et n’a aucune confiance dans les femmes.

C’est le résultat naturel de la volupté, que le mahométisme favorise et développe. La polygamie démoralise et avilit la femme, et plus l’Arabe resserre les murs de sa prison, moins il doit compter sur sa fidélité.

Cet emprisonnement perpétuel qu’on lui impose l’irrite, et, quoiqu’elle n’en comprenne pas très clairement l’injustice, elle en tire deux conclusions également mauvaises : la première, c’est qu’elle est faite pour le seul plaisir de l’homme ; et la seconde, c’est que la morale consiste uniquement à ne pas franchir les murs de sa maison. Si donc, c’est un homme qui les franchit pour arriver jusqu’à elle, elle n’y voit pas de mal.

L’Arabe le plus civilisé, qui a visité l’Europe, et qui peut causer politique, littérature et beaux-arts, n’accorde pas plus de liberté aux femmes que les autres. Il donne des réceptions, des dîners dans son palais ; il y invite même les dames européennes, qui après le dîner peuvent être admises dans le harem. Mais il ne permet jamais à ses femmes de paraître devant ses invités du sexe fort ; et si par hasard nous pouvons les apercevoir au jardin, ou dans quelque galerie intérieure, il nous recommande de ne les pas regarder.

Tant qu’il reste musulman, il n’abandonne pas ces usages ; seulement la civilisation le fait renoncer graduellement à la polygamie ; et aujourd’hui il y a plusieurs musulmans haut placés qui n’ont qu’une femme, ou qui en ayant plusieurs, ne vivent qu’avec une seule. La polygamie subsistera plus longtemps parmi les pauvres que parmi les riches, pour l’excellente raison que la femme coûte cher au riche, tandis que par son travail elle rapporte au pauvre.

La grande dame musulmane vit dans l’oisiveté, et consacre tout son temps à s’habiller, se farder, se parfumer, se peindre les yeux avec du kohl, les ongles avec du henné, et se tatouer enfin de diverses manières.

Mais comment se font les mariages, me diront les jeunes filles, puisque les femmes ne sortent jamais, ne reçoivent jamais, ne laissent voir que leurs yeux quand elles sont obligées de sortir, et ne parlent jamais à un homme ?

Voilà l’étonnant, c’est que les jeunes filles arabes se marient tout de même, malgré les désavantages évidents de cet état de société.

Vous connaissez sans doute le proverbe oriental : la femme est comme votre ombre ; courez après, elle se sauve, fuyez-la, elle court après vous. Eh ! bien, la femme arabe se sauve pour faire courir après elle. Plus elle se cache, plus on désire la voir. Je donne cette recette aux rares jeunes filles qui ont envie de se marier.

Il y a donc lieu de croire que, malgré toutes les précautions prises, les jeunes gens réussissent, de temps à autres, à apercevoir de loin quelques jeunes filles, ne fût-ce que sur les toits, ou dans les cimetières où elles vont prier le vendredi sur les tombeaux des marabouts.

En tout cas, ils connaissent les chefs de famille qui ont des filles à marier, et la position sociale et financière de ces familles ; ils s’adressent donc au père, et font leur demande. Le père répond par une autre demande : combien payez-vous ? Le prix est alors débattu entre le futur beau-père et le futur gendre ; et il est payé avant l’entrevue avec la jeune fille.

Ce prix varie dans la classe moyenne entre $100 et $500. La veille du jour fixé pour le mariage, le futur est admis à voir sa fiancée, et si elle ne lui convient pas il peut se retirer, mais il perd la somme payée.

Notre guide et interprète à Tanger, qui était un bel homme, très intelligent, avait lui-même épousé sa femme sans l’avoir jamais vue auparavant, et il avait payé à son beau-père $450.

Cette coutume remonte à la plus haute antiquité, et nous en lisons des exemples dans Homère, et dans l’ancien Testament. Jacob fut bien obligé de travailler pendant sept ans pour chacune des deux filles de Laban qu’il épousa ; et si vous évaluez les services d’un homme de confiance comme Jacob, vous conviendrez que le beau-père ne lui avait pas donné ses filles gratis.

Sous le régime de la civilisation, les rôles sont un peu changés, et il arrive assez souvent maintenant que ce sont les jeunes filles qui, au moyen d’une dot engageante, se paient le luxe d’un mari. On dit même, mais je ne le crois pas, qu’il se rencontre des jeunes gens qui se laissent volontiers acheter de cette manière.

Pendant que nous discourons sur les femmes arabes, nos compagnes de voyage sont sorties du harem ; et après avoir vu de nouveau défiler la procession de la circoncision, nous revenons à notre hôtel par des rues indescriptibles. À Tanger, la voierie est confiée aux chiens et aux oiseaux de proie, et naturellement ils n’enlèvent que ce qui est mangeable. C’est là que l’on apprend à apprécier notre régime municipal et notre comité des chemins.

Mais, dans ces rues malpropres, il y a des bazars pleins d’intérêt, des boutiques remplies de riches étoffes, de broderies et de dentelles magnifiques, d’ouvrages en cuir marocain, de vieilles faïences, d’armures antiques, et des mille objets que produit l’art oriental. C’est une grande tentation pour les femmes, et nous avons quelque peine à en arracher nos compagnes de voyage.

Je vous ai dit que plus la femme arabe se cache, et plus on désire la voir. Naturellement, ce désir est la grande tentation des touristes européens, et il en résulte toutes espèces d’aventures.

Il y avait parmi nos compagnons de voyage à Tanger, un Français et un Allemand qui s’amusaient beaucoup ensemble. Le Français avait quarante ans, et l’Allemand, très distingué et très Parisien, n’en avait pas trente. Pendant notre course à la Kasbah, ils étaient allés faire une excursion à dos de mulet au cap Spartel, à quelques milles de Tanger. Quand je les retrouvai à l’hôtel, le Français me raconta une de leurs aventures :

« Nous étions en pleine campagne, me dit-il, chevauchant sur nos misérables montures, comme don Quichotte et Sancho. Avec mon âge et mon ventre rebondi, j’étais Sancho, et mon compagnon, avec ses grandes moustaches, était le chevalier de la Manche, moins la triste figure. Il faisait de l’esprit, et je parlais bon sens. Arrivés à un ruisseau, nous aperçûmes, de l’autre côté, des blanchisseuses arabes, sans voiles. Les unes battaient et tordaient de blancs burnous de leurs mains vigoureuses ; d’autres foulaient sous leurs pieds nus des tapis moelleux repliés dans un creux de rocher et tout ruisselants d’écume ; celles-ci savonnaient des abayas et des kaïks, et celles-là activaient en chantant des feux où de grands chaudrons pendaient aux crémaillères, et préparaient le kouscouss pour le dîner.

Cette scène, vue d’un peu loin, était vraiment poétique, et mit en ébullition les sentiments chevaleresques de mon jeune ami.

— « Par le Prophète ! cria-t-il, je me sens léger comme une gazelle et je passe le ruisseau.

— « Prends garde, lui dis-je, il y a sans doute des chaouchs cachés dans le voisinage, et tu t’exposes à des coups de matraque ».

Mais il ne m’entendait déjà plus. Sourd à mes sages avis, il retroussa sa moustache, et s’élança dans le ruisseau. Mais sa monture tenait moins que lui à voir ces dames et bronchait. Criblé de coups, le pauvre mulet s’aventura cependant, enfonça peu à peu et finalement tomba dans le lit fangeux de la rivière. Cette chute refroidit mon chevalier, et il revint à moi couvert de boue.

— « Eh bien, lui dis-je, c’est maintenant qu’il te faut une blanchisseuse. Elle joindra l’utile à l’agréable ».

Il se mit donc à faire signe aux lavandières de traverser le ruisseau ; et pour les y engager davantage, il portait la main à son cœur, et leur envoyait des baisers du bout des doigts. Mais pas une ne bougeait. Plus pratique que mon jeune ami, je tirai de ma poche et je leur montrai une monnaie d’argent, puis une seconde et une troisième. J’allais sacrifier un quatrième franc, lorsqu’une des blanchisseuses s’engagea hardiment dans la rivière. Le chevalier était ravi, il se moquait du guide qui prétendait que nous nous exposions à des coups de sabre. Enfin, la blanchisseuse arriva. Elle annonçait soixante ans et n’avait qu’un œil !