À travers l’Espagne/Voyage dans le nord de l'Afrique/À ma fille

À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. Dédic).


À MA FILLE



C’est à toi, ma chère et intrépide compagne de voyage, que je dédie ces pages consacrées à un petit coin du continent mystérieux.

Partout tu m’as suivi dans mes courses aventureuses, non seulement à travers cette Espagne pittoresque que tu as admirée encore plus que moi, mais encore sur les flots bleus de la Méditerranée que nous avons sillonnés en tous sens, aux rives montagneuses du Maroc et de l’Algérie, dans les jardins et les bosquets de Blidah comme dans les gorges dénudées du Chabet-el-Akra, dans les bazars de Tunis et dans les ruines de Carthage, parmi les douars des tribus nomades, et jusqu’au milieu des oasis du Grand Désert.

Tu n’as redouté ni les traversées orageuses sous le souffle effréné du Levantin, ni les ascensions à dos d’âne dans les escarpements des montagnes, ni les courses de nuit en diligence dans les plaines désertes que sillonnent les caravanes, ni les courses de jour dans les sables sans bornes, sous un soleil de plomb.

Ces contrées barbares que tu avais entendu nommer si souvent par les Anglais, Dark Continent, ces populations Berbères, Arabes, Kabyles et Nègres, dont les habitations, les coutumes, les mœurs, le langage, la religion sont si étranges, cette vie orientale et primitive dont la description semble légendaire, tout cet horizon africain, que nous contemplions ensemble des hauteurs de Gibraltar, miroitait dans tes prunelles, et exerçait sur ta jeune imagination une attraction puissante.

« Allons, me disais-tu, avec une impatience mal contenue, partons pour l’Afrique. J’ai vu l’Alhambra et les alcazars des rois Maures, je veux maintenant voir les Maures chez eux. J’ai vu Séville, Grenade, Cordoue et Tolède, les villes mauresques de l’Espagne, je veux voir maintenant les cités arabes du littoral africain. J’ai vu l’Atlantique et ses vagues profondes, je veux voir l’océan de sable et ses dunes mouvantes… »

Et, quand tu parlais ainsi, tes yeux étincelaient, comme s’ils eussent eu un reflet de ce qu’un poète a appelé l’âme arabe. À dix-sept ans, le nouveau, l’étrange, le mystérieux attiraient déjà tes instincts de femme.

Eh ! bien, nous l’avons fait ce voyage aux pays qu’habitent les fils du prophète, et ce sont tes impressions aussi bien que les miennes que tu retrouveras dans ce volume. Car jamais deux cœurs de voyageurs n’ont vibré plus à l’unisson.

J’ai été ému de tes émotions, joyeux de tes joies, heureux de tes bonheurs, enthousiaste de tes enthousiasmes. Toutes tes sensations ont eu leur écho en moi.

Plût à Dieu que mon esprit eut pu garder toute la jeunesse, la vivacité et les allégresses du tien !