À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 143-146).


xxi

L’INQUISITION D’ESPAGNE

Sa fondation. — Raison d’être de ce tribunal. — En quoi ont consisté ses abus.

J’ai visité le palais où siégeait autrefois ce redoutable tribunal, et je ne crois pas devoir me dispenser d’en dire un mot.

Que cette institution ait eu sa raison d’être, il me semble que les esprits sans préjugés n’en doivent pas douter. Qu’elle ait été fort calomniée, cela me paraît également certain.

Mais il est aussi incontestable que ce tribunal a commis des abus, et a surtout péché par trop de sévérité. Soutenir le contraire, serait accuser les Papes qui ont tant de fois cassé ses sentences.

Dans la première période de son histoire, l’Inquisition d’Espagne était dirigée contre les Juifs et les Maures, et son établissement qui remonte à l’an 1480, répondait à un besoin national.

La grande lutte entreprise contre le judaïsme et l’islamisme n’était pas terminée, et l’heure décisive de la victoire approchait. Il fallait tenter un dernier effort pour triompher, et les Rois Catholiques ne firent qu’obéir au désir de la nation espagnole en fondant l’Inquisition.

Naturellement, les sentiments religieux du peuple avaient été un peu exaltés par la lutte, et la haine contre les Juifs était vivace. Comme aujourd’hui, en Europe, la richesse publique leur appartenait, et ils pressuraient les chrétiens, leurs débiteurs, jusqu’à les priver de leurs libertés légitimes.

Plusieurs fois les exactions des capitalistes juifs avaient soulevé des mouvements populaires, et le sang de cette race méprisée avait coulé en abondance.

Pour empêcher le retour de ces émeutes sanglantes, il fallait protéger l’indépendance des chrétiens contre la cupidité et les persécutions des Juifs ; et l’établissement d’un tribunal spécial était un moyen plus régulier et plus humain que la force des armes.

Remarquons bien que ce tribunal était une institution politique, fondée par Ferdinand et Isabelle, et on peut l’accuser d’abus sans accuser l’Église.

Au contraire, reconnaître les abus commis par l’Inquisition d’Espagne c’est défendre les Papes qui, sur des appels, ont très souvent infirmé, modifié, mitigé, les sentences trop sévères portées par elle.

L’autorité de Balmès, l’une des gloires catholiques de l’Espagne, suffira à la démonstration de cette opinion. Voici ce que je lis dans son magnifique ouvrage, Le Protestantisme comparé avec le Catholicisme :

« Le nombre des causes évoquées de l’Espagne à Rome est innombrable, durant les cinquante premières années de l’existence du tribunal ; il faut ajouter que Rome inclinait toujours au parti de l’indulgence. Je ne sais s’il serait possible de citer à cette époque un seul inculpé, qui par son recours à Rome, n’ait pas amélioré son sort. L’histoire de l’Inquisition dans ce temps-là se trouve remplie de contestations, survenues entre les rois et les papes, et l’on découvre constamment chez le Souverain Pontife le désir de contenir l’Inquisition dans les bornes de la justice et de l’humanité. La ligne de conduite prescrite par Rome ne fut pas toujours suivie, comme il l’aurait fallu ; aussi voyons-nous les papes accueillir une multitude d’appels, et mitiger le sort qui serait échu aux prévenus, si leur cause eût été jugée définitivement en Espagne.

« Le pape, à la sollicitation des rois catholiques, qui désiraient que ces causes fussent jugées en dernier ressort en Espagne, nomme un juge d’appel ; le premier de ces juges est Don Tingo Manrique, archevêque de Séville. Cependant, au bout de très peu de temps, le même pape dans une bulle du 2 août 1483, dit avoir reçu de nouveaux appels faits par un grand nombre d’Espagnols de Séville, lesquels n’ont osé s’adresser au juge d’appel, dans la crainte d’être arrêtés. Telle était alors l’exaltation des esprits, tel était le penchant aux injustices ou aux mesures d’une sévérité excessive. Le pape ajoute que quelques-uns de ceux qui ont recours à sa justice ont déjà reçu l’absolution de la pénitencerie apostolique, et que d’autres ne tarderont pas à la recevoir ; il se plaint ensuite qu’on n’ait point assez tenu compte à Séville des grâces récemment accordées à divers accusés ; enfin, après quelques autres avertissements, il fait remarquer aux rois Ferdinand et Isabelle que la miséricorde envers les coupables est plus agréable à Dieu que les rigueurs dont on veut user ; il donne en preuve l’exemple du Bon Pasteur poursuivant la brebis égarée. Il termine en exhortant les rois à traiter avec bonté ceux qui confessent volontairement leurs fautes ; il conseille de leur permettre de résider à Séville où en tout autre lieu, à leur choix, et de leur laisser la jouissance de leurs biens, comme si jamais ils n’eussent été coupables du crime d’hérésie. »

Dans une note, Balmès ajoute :

« En parlant de l’Inquisition d’Espagne, je ne me suis point proposé de défendre tous ses actes, pas plus sous le rapport de la justice que sous celui de la convenance publique. Sans méconnaître les circonstances exceptionnelles dans lesquelles cette institution s’est trouvée, je pense qu’elle aurait fait beaucoup mieux, à l’exemple de l’Inquisition de Rome, d’éviter autant qu’il était possible l’effusion de sang. Elle pouvait parfaitement veiller à la conservation de la foi, prévenir les maux dont la religion était menacée par les Maures et les Juifs, préserver l’Espagne du protestantisme, sans déployer cette rigueur excessive qui lui mérita de graves réprimandes, des admonestations de la part des Souverains Pontifes, provoqua les réclamations des peuples, fut cause que tant d’accusés et de condamnés firent appel à Rome, et fournit aux adversaires du catholicisme un prétexte pour taxer de cruauté une religion qui a l’effusion du sang en horreur. »