Épîtres (Voltaire)/Épître 111

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 435-438).


ÉPÎTRE CXI.


À L’IMPÉRATRICE DE RUSSIE, CATHERINE II.


(1771)


Élève d’Apollon, de Thémis, et de Mars,
Qui sur ton trône auguste as placé les beaux-arts,
Qui penses en grand homme, et qui permets qu’on pense ;
Toi qu’on voit triompher du tyran de Byzance,
Et des sots préjugés, tyrans plus odieux,
Prête à ma faible voix des sons mélodieux ;
À mon feu qui s’éteint rends sa clarté première :
C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière[1].
On m’a trop accusé d’aimer peu Moustapha,
Ses vizirs, ses divans, son mufti, ses fetfa.
Fetfa ! ce mot arabe est bien dur à l’oreille ;
On ne le trouve point chez Racine et Corneille :
Du dieu de l’harmonie il fait frémir l’archet.
On l’exprime en français par lettres de cachet.
Oui, je les hais, madame, il faut que je l’avoue.
Je ne veux point qu’un Turc à son plaisir se joue
Des droits de la nature et des jours des humains ;
Qu’un bacha dans mon sang trempe à son gré ses mains ;
Que, prenant pour sa loi sa pure fantaisie,
Le vizir au bacha puisse arracher la vie,
Et qu’un heureux sultan, dans le sein du loisir,
Ait le droit de serrer le cou de son vizir.
Ce code en mon esprit fait naître des scrupules.
Je ne saurais souffrir les affronts ridicules
Que d’un faquin châtré[2] les grossières hauteurs

Font subir gravement à nos ambassadeurs.
Tu venges l’univers en vengeant la Russie.
Je suis homme, je pense ; et je te remercie.
Puissent les dieux surtout, si ces dieux éternels
Entrent dans les débats des malheureux mortels,
Puissent ces purs esprits émanés du grand Être,
Ces moteurs des destins, ces confidents du maître,
Que jadis dans la Grèce imagina Platon,
Conduire tes guerriers aux champs de Marathon[3],
Aux remparts de Platée, aux murs de Salamine !
Que, sortant des débris qui couvrent sa ruine,
Athènes ressuscite à ta puissante voix.
Rends-lui son nom, ses dieux, ses talents, et ses lois.
Les descendants d’Hercule et la race d’Homère,
Sans cœur et sans esprit couchés dans la poussière,
À leurs divins aïeux craignant de ressembler,

Sont des fripons rampants[4] qu’un aga fait trembler.
Ainsi, dans la cité d’Horace et de Scévole,
On voit des récollets aux murs du Capitole ;
Ainsi, cette Circé, qui savait dans son temps
Disposer de la lune et des quatre éléments,
Gourmandant la nature au gré de son caprice,
Changeait en chiens barbets les compagnons d’Ulysse.
Tu changeras les Grecs en guerriers généreux ;
Ton esprit à la fin se répandra sur eux.
Ce n’est point le climat qui fait ce que nous sommes.
Pierre était créateur, il a formé des hommes.
Tu formes des héros… Ce sont les souverains
Qui font le caractère et les mœurs des humains.
Un grand homme du temps a dit dans un beau livre :
"Quand Auguste buvait, la Pologne était ivre[5]."
Ce grand homme a raison : les exemples d’un roi
Feraient oublier Dieu, la nature, et la loi.
Si le prince est un sot, le peuple est sans génie.
Qu’un vieux sultan s’endorme avec ignominie
Dans les bras de l’orgueil et d’un repos fatal,
Ses bachas assoupis le serviront fort mal.
Mais Catherine veille au milieu des conquêtes ;
Tous ses jours sont marqués de combats et de fêtes :
Elle donne le bal, elle dicte des lois,
De ses braves soldats dirige les exploits,
Par les mains des beaux-arts enrichit son empire,
Travaille jour et nuit, et daigne encor m’écrire ;
Tandis que Moustapha, caché dans son palais,
Bâille, n’a rien à faire, et ne m’écrit jamais.
Si quelque chiaoux lui dit que Sa Hautesse
A perdu cent vaisseaux dans les mers de la Grèce,
Que son vizir battu s’enfuit très à propos,
Qu’on lui prend la Dacie, et Nimphée, et Colchos,

Colchos, où Mithridate expira sous Pompée[6] ;
De tous ces vains propos mon âme est peu frappée ;
Jamais de Mithridate il n’entendit parler.
Il prend sa pipe, il fume ; et, pour se consoler,
Il va dans son harem, où languit sa maîtresse,
Fatiguer ses appas de sa molle faiblesse.
Son vieil eunuque noir, témoin de son transport,
Lui dit qu’il est Hercule ; il le croit, et s’endort.
Ô sagesse des dieux ! je te crois très-profonde :
Mais à quels plats tyrans as-tu livré le monde[7] !
Achève, Catherine, et rends tes ennemis,
Le Grand Turc, et les sots, éclairés et soumis.



  1. Voltaire écrivait à l’impératrice le 27 février 1767 : Un temps viendra… où toute la lumière nous viendra du Nord.
  2. Le chiaoux-bacha, qui est d’ordinaire un eunuque blanc, veut toujours prendre la main sur l’ambassadeur, quand il vient le complimenter. Quand le grand-eunuque noir marche, il faut, si un ambassadeur se trouve sur son passage, qu’il s’arrête jusqu’à ce que tout le cortège de l’eunuque soit passé. Il en est à plus forte raison de même avec le grand-vizir, les deux cadileskers, et le mufti ; mais l’excès de l’insolence barbare est de faire enfermer au château des Sept-Tours les des puissances auxquelles ils veulent faire la guerre. Le sultan Moustapha, avant de déclarer la guerre à la Russie, a commencé par mettre en prison le président Obreskow, au mépris du droit des gens. (Note de Voltaire, 1771.)
  3. On connaît assez les batailles de Marathon, de Platée, et de Salamine. La victoire de Marathon fut remportée par Miltiade et neuf autres chefs ses collègues, qui n’avaient que dix mille Athéniens contre cent mille hommes de pied et dix mille cavaliers, commandés par les généraux du roi de Perse, Darius. Cet événement ressemble à la bataille de Poitiers ; mais ce qui rend la victoire des Grecs plus étonnante, c’est qu’ils n’étaient point retranchés comme les Anglais l’étaient auprès de Poitiers, et qu’ils attaquèrent les ennemis. Au reste, il n’est pas bien sûr que les Perses fussent au nombre de cent dix mille ; il faut toujours rabattre de ces exagérations.

    La bataille de Salamine est un combat naval dans lequel Thémistocle défit la flotte de Xerxès, après que ce monarque eut réduit en cendres la ville d’Athènes. Cette journée est encore plus surprenante ; les Athéniens, avant cette guerre, n’avaient jamais combattu en mer.


    C’est à peu près ainsi que la petite flotte de l’impératrice Catherine II, sous le commandement du comte Alexis Orlof, a détruit entièrement la flotte ottomane, le 6 juin 1770. Le nom d’Orlof n’est pas si harmonieux que celui de Miltiade, mais
    doit aller de même à la postérité.

    La journée de Platée est semblable à celle de Marathon. Aristide et Pausanias, avec environ soixante mille Grecs, défirent entièrement une armée de cinq cent mille Perses, selon Diodore de Sicile ; supposé qu’une armée de cinq cent mille hommes ait pu se mettre en ordre de bataille dans les défilés dont la Grèce est coupée. Mardonius, chef de l’armée persane, y fut tué ; supposé qu’un Perse se soit jamais appelé Mardonius, ce qui est aussi ridicule que si on l’avait appelé Villars ou Turenne.


    Xerxès possédait les mêmes pays que Moustapha. Le comte de Romanzow a battu le grand-vizir turc, comme Pausanias et Aristide battirent celui de Xerxès ; mais il n’a pas eu affaire à cinq cent mille Turcs ; nous sommes plus modestes aujourd’hui. (Id., 1771.)

  4. Ceci ne doit pas s’entendre de tous les Grecs, mais de ceux qui n’ont pas secondé les Russes comme ils devaient. (Note de Voltaire, 1771.)
  5. Ce vers cité est du roi de Prusse : il est dans une épître à son frère.
    Lorsque Auguste buvait, la Pologne était ivre ;
    Lorsque le grand Louis brûlait d’un tendre amour,
    Paris devint Cythère, et tout suivit la cour :
    Quand il se fit dévot, ardent à la prière,
    Le lâche courtisan marmotta son bréviaire.
    (Id., 1771.)
  6. Pompée défit Mithridate sur la route de l’Ibérie à la Colchide ; mais Mithridate se donna la mort à Panticapée. (Note de Voltaire, 1771.)
  7. Encore un vers qu’on répète bien souvent. Voltaire avait déjà dit dans le Triumvirat, tome V du Théâtre, page 185 :
    À quels maîtres, grands dieux, livrez-vous l’univers !