Zywila
Légende Lithuanienne
Traduction par Ladislas Mickiewicz.
Librairie du Luxembourg.

PRÉFACE.


Un ami d’enfance de mon père s’étant rappelé dernièrement que l’une de ses premières productions avait été insérée dans une revue de Vilna, la fit rechercher ; et il vient de m’en envoyer une copie, que je crois devoir communiquer au public.

Ce n’est guère qu’une esquisse ; mais les amis des belles-lettres, ainsi que les amis des arts, ont toujours eu une curiosité pieuse pour les esquisses des maîtres. On peut considérer le présent écrit comme le canevas d’un poëme. Il a paru anonyme dans le no 123 du Tygodnik Wilenski du 28 février 1819 (mon père n’avait alors que 20 ans). Le style en est archaïque. Et le titre portait l’indication que la légende était tirée d’anciens manuscrits polonais communiqués à la rédaction par P. S. F. Z. C’est la même pensée qui a inspiré Grazyna, puis Wallenrod, et c’est aussi le même procédé.

Sous l’empire d’une censure ombrageuse, l’écrivain patriote s’est trouvé souvent réduit au rôle du fabuliste qui, dans l’impossibilité de mettre les hommes en scène, fait parler les animaux et trouve ainsi le moyen de produire par l’apologue la vérité proscrite de la vie politique. Et c’est ce que notre Niemcewicz exécuta avec tant de talent et d’esprit. Adam Mickiewicz, afin d’exprimer les devoirs envers la patrie a parfois choisi ses personnages à une époque assez éloignée pour que leurs paroles, transparentes aux yeux des compatriotes, ne semblassent que de l’histoire ancienne aux yeux de l’ennemi. Des créations pareilles ont entretenu l’amour de la patrie polonaise et la haine de l’oppression étrangère.

Ladislas Mickiewicz.

Paris, 21 Mai 1866.

ZYWILA

Les Grecs et les Romains, dans leurs histoires, nous ont transmis, en suffisance pour notre édification, des actes de femmes vertueuses et d’un cœur quasi viril. Notre Lithuanie, elle aussi, ne manquerait point de semblables exemples, si quelqu’un eût su les découvrir dans ses fastes et les retracer d’une plume d’or : mais voyant, hélas ! qu’il n’y a pour y songer âme qui vive, j’ai pris à tâche, autant du moins que je le puis, de vous présenter une courte légende tirée des anciennes chroniques.

Vers l’an du Seigneur 1400, il régnait à Nowogrodek, Slonim et Lida, un riche et puissant prince nommé Koryat. Il avait une fille unique d’une étonnante beauté et qu’on appelait Zywila, c’est-à-dire Diane ; car, par sa grâce merveilleuse, elle égalait presque cette déesse et l’on pensait communément qu’elle éprouvait pour le mariage une vive répugnance ; vainement, en effet, des princes et de puissants seigneurs avaient-ils envoyé de contrées lointaines leurs ambassadeurs demander sa main : à chacun elle avait opposé le même constant refus. Cela donna lieu au bruit qu’elle voulait demeurer jusqu’à la fin de ses jours dans l’état de virginité. Mais son obstination tenait à de tous autres motifs. Depuis un certain temps, la princesse Zywila s’était secrètement énamourée du lithuanien Poray, homme au cœur héroïque, que ses éclatants succès à la guerre avaient placé très-avant dans la faveur de Koryat, si bien qu’en son absence c’est lui qui gouvernait l’empire. Aussi ne lui était-il pas difficile de se ménager avec sa bien-aimée de fréquents et mystérieux rendez-vous où ils s’exprimaient leur amour et se consolaient mutuellement.

Il advint que le prince Koryat, au retour d’une rapide expédition, s’attrista grandement en remarquant un profond changement dans sa fille chérie. Ces larmes, ces soupirs, ces pâleurs, ce trouble, ces frissons continuels devant son père, lui révélèrent tout : « Fille dénaturée, s’écria-t-il, voilà donc que l’inconduite et le désordre t’ont fait déshonorer pour toujours la maison paternelle ; disparais de ma présence ; toi et celui qui t’a induite à mal, vous périrez d’une mort cruelle. » On proclama officiellement par la ville, au son de la trompette, que quiconque dénoncerait l’amant de la princesse, ou fournirait à cet égard des indications, s’en retournerait richement récompensé. Mais autant en emporta le vent, puisque personne ne savait rien de ces secrètes amours, ou le sachant, ne les dévoila à Koryat. La princesse Zywila avait été prise en singulière affection par ses serviteurs et sujets, et quant au guerrier Poray, qui pleurait à la dérobée son malheur, il savait montrer à la cour un joyeux visage et nul ne le soupçonnait.

Koryat, voyant que toute sa surveillance et ses recherches demeuraient infructueuses et n’aboutissaient à rien, tourna ses efforts contre sa fille et n’épargna point la menace ; mais la patience de celle-ci ne se lassait pas. « Mon père, lui disait-elle, j’avoue que je mérite un lourd châtiment ; punis moi, me voici ; je n’ignore pas que je suis indigne de ta miséricorde ; je ne puis pourtant entraîner dans ma perte une autre âme innocente, de peur d’offenser les dieux plus grièvement encore. » Le prince alors se départit un peu de ses premières rigueurs, et il essaya de la prendre par la douceur ; dissimulant sa colère sous de soyeuses paroles, il lui promettait de lui pardonner sa faute, si seulement il lui était donné de connaître le nom du séducteur.

Zywila se taisait, ne répondant que par ses larmes et ses sanglots. Le prince, transporté de fureur, ordonna d’enchaîner sa fille unique et de la jeter sous bonne garde au fond d’un cachot d’où elle ne devait sortir que pour être bientôt conduite au supplice.

Qui pourrait décrire les lamentations, le violent chagrin et les larmes dont fut remplie la ville entière : naguère la nation considérait la princesse Zywila comme une déesse de l’honnêteté et l’aimait à l’égal d’une mère adorée, car elle se plaisait à soulager le pauvre monde et elle tempérait l’humeur du prince envers ses sujets.

Le peuple en masse se pressait dans la cour du palais, pleurant amèrement et mendiant pitié pour la pauvre princesse, sans pouvoir rien obtenir.

En ce même temps, les frontières étaient troublées par les incursions que les princes ruthéniens faisaient en Lithuanie. Iwan, ayant rassemblé force soldats de toute espèce, parcourait le pays, en promenant par les villes le fer et le feu. Avant que la nouvelle ne s’en fût répandue, une foule d’honnêtes habitants avaient déjà souffert, et lui, par une marche rapide, s’était avancé jusqu’à la capitale, à proximité de laquelle il établit son camp.

Cela se passait la veille des fêtes de Perun : le lendemain devait avoir lieu le supplice de la princesse Zywila.

Poray fut détaché par Koryat avec une poignée de guerriers d’élite pour arrêter l’ennemi, pendant qu’on ferait sur les remparts les préparatifs nécessaires. Quoiqu’il eût affaire à un envahisseur cruel et de beaucoup supérieur en nombre, il ne perdit pas courage, mais il fondit avec une telle impétuosité sur les troupes qui avançaient sans ordre qu’il les tailla en pièces et les rejeta derrière leurs retranchements de chariots ; cette journée aurait été témoin de la destruction totale des Ruthéniens, si la nuit n’eût mis fin au combat.

Poray, sans perdre de temps, enveloppa des siens l’armée ennemie, puis courut de sa personne porter à la ville cette heureuse nouvelle. La ville célébra de grandes réjouissances. Koryat alla au devant de Poray, avec un nombreux cortége, et lui rendit toute sorte d’honneurs en le proclamant son sauveur. Il l’invita à un banquet au château : dès qu’ils furent seuls, Poray se laissa tomber de son long aux pieds du prince et lui rappela en détails sa fidélité et sa constance : « Mon prince et seigneur, voici que j’ai taillé ton ennemi en pièces et les dieux te donneront de le détruire entièrement ; je me regarderai comme amplement récompensé si tu ne fais point périr ta fille unique, mais si au contraire tu daignes me l’accorder pour femme ; et en reconnaissance de cette grâce, je te consacrerai mes biens et ma vie. » Le prince, au lieu de lui témoigner de la bonté, laissa percer son mauvais vouloir et répliqua en ces termes : « Poray, tu m’as à la fois rempli de joie et de chagrin ; je me réjouis à l’énumération de tes dignes services, mais tu réclames une récompense qu’il n’est point en mon pouvoir d’accorder. Tu sais que nos saints et grands ancêtres, les princes lithuaniens, ne donnaient point leur fille en mariage à leurs sujets. Malheur à quiconque, sans respect pour son sang, dispose de sa personne à la légère ! Malheur aussi à celui que le succès enorgueillit et auquel il inspire de trop hautes visées ! En laissant de côté ces considérations, ma fille dénaturée a terni l’honneur de ma maison princière. Je me refuse à croire que tu l’aies précipitée dans cette honte. Mais d’où vient ton subit amour pour cette criminelle ? Je ne le comprends pas. Il faut que tu te laves de ce simple soupçon, et je verrai alors ce qu’il me restera à faire. »

Après cet entretien, ils se séparèrent ; très-satisfaits en apparence, ils dissimulaient tous deux leur fureur. Poray blessé au vif de l’ingratitude de son maître et comme frappé de la foudre, pressentit qu’un malheur était suspendu sur sa tête. C’est pourquoi il se résolut à une vengeance que déjà il couvait au fond de son cœur. Le prince pensait de son côté qu’évidemment, par cette relation coupable avec la princesse, jointe à ses succès militaires, il voulait s’emparer de sa propre capitale. Il réfléchit donc aux moyens de lui enlever la vie, n’osant le faire à l’instant même, de peur qu’il ne s’en suivît un mouvement parmi le peuple qui, dans la ville, acclamait Poray comme son sauveur ; de plus, jusqu’à l’entier écrasement de l’ennemi, le bras de Poray lui était encore nécessaire.

Cela se passait dans la nuit d’avant la fête de Perun : le lendemain devait avoir lieu le supplice de la princesse Zywila.

Pendant ce temps, Iwan, défait et étroitement resserré, s’attendait à voir arriver le moment fatal ; privé de tout espoir, il se tourmentait sans savoir qu’entreprendre. Tout à coup les gardes du camp arrivent lui dire qu’un guerrier couvert d’une noire armure est arrivé au camp et réclame une audience du prince. Ordre fut donné de l’introduire. Il s’avança et dit : « Kniaz Iwan, je suis Poray qui deux fois ai défait tes soldats et par qui tu es cerné de toutes parts. Je viens remettre dans tes mains la ville et son prince avec toutes ses richesses et son armée. Il faut seulement que tu t’engages par un serment solennel à ne pas anéantir la population par le fer et le feu, et à me donner pour femme en toute sécurité certaine princesse détenue dans la ville.

Déjà allait poindre l’aurore du jour de la fête de Perun, et ce jour-là devait avoir lieu le supplice de la princesse Zywila.

Soudain un fracas et un tumulte inattendus s’élèvent dans la ville ; les citoyens les plus énergiques périssent en s’opposant à cette violente irruption ; dominés par la crainte, les autres font leur soumission à l’ennemi.

Poray brise les portes de la prison et trouve, c’est honteux à dire, sa bien-aimée, pâle, à moitié morte, abandonnée sur une couche grossière dans un obscur cachot. À la vue de Poray, elle perdit connaissance.

On la transporta dans la rue pour la faire revenir à elle et rappeler ses esprits. On s’empressait autour d’elle, sans qu’elle sortît de son évanouissement ; à ce spectacle, le peuple accourut ; il y eut des plaintes et de grands cris : elle demeurait privée de sentiment. À la fin elle ouvrit des yeux reconnaissants et fut étonnée de voir le peuple en foule et des ennemis en armes. Poray s’approchant lui dit : « Bannis toute crainte, ma très-chère, ce sont les guerriers d’Iwan, les vengeurs de nos offenses, dont la protection ne nous quittera plus. » À ces mots, Zywila fut près de s’évanouir de nouveau ; soudain elle tira du fourreau le glaive de Poray et en dirigea la pointe contre sa poitrine avec tant de force qu’elle le transperça d’outre en outre. « Traître, s’écria-t-elle, la patrie était donc si peu de chose à tes yeux que tu l’as vendue pour un peu de cette beauté ; homme sans honneur, c’est ainsi que tu m’as payée de mon constant amour ! Et vous, citoyens, qui restez immobiles, comme si cela ne s’adressait point à vous, ne tournerez-vous pas contre ces brigands votre colère et vos vengeances ? » En achevant ces mots, elle se jeta avec son glaive sur l’ennemi le plus proche : à cette vue, le peuple remué comme si on l’eût aspergé de flammes, et prenant ce qui lui tombait sous la main, courut avec des armes et des glaives sur les Ruthéniens qui ne s’attendaient à rien de semblable. On en extermina un grand nombre dans les maisons et dans les rues ; on prit Iwan et l’on emprisonna le reste. Zywila accourut sur la terrasse où se tenait Koryat qu’on venait de délivrer : « Mon père ! » s’écria-t-elle, et elle tomba sans vie.

On l’enterra au pied de la montagne de Mendog ; à cet endroit on éleva un tumulus et l’on planta des arbres en souvenir. Les vieillards, en rendant grâce à Dieu tout puissant de ne pas les avoir livrés à la honte et aux moqueries de l’ennemi, répètent à leurs enfants le nom de Zywila.


FIN.