Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 136-144).


Zoroastre


 
Zoroastre, une nuit, reposait dans sa tente
Quand soudain retentit une voix éclatante
Qui le fit tressaillir à travers son sommeil.
« O juste, viens en aide au feu pur et vermeil !
Une Druje m’assaille, et je combats pour vivre.
Lève-toi ; car la cendre emplit l’urne de cuivre.
Le bois est consumé ; maître, il faut accourir :
O juste, viens en aide au feu qui va mourir ! »
Et Zoroastre, pour chasser la Druje infâme,
Par des bois- précieux alimenta la flamme.
Puis il dit en versant des parfums sur le feu :
« O sublime Auromazd, protège-nous, mon Dieu !
Fais que le bien réside en toute créature
Et reçois le salut des hommes de droiture.

Ces rameaux embrasés témoignent de ma foi.
Seigneur, puisque mon souffle a fait jaillir vers toi
La flamme où ta splendide essence est révélée,
Je vais me réjouir de ta face étoilée ! »

Il sortit. La nuit bleue et froide étincelait.
La lune répandit un flot brillant de lait ;
Et la joie inonda la terre au corps robuste
Quand elle se sentit fouler par l’homme juste.
Zoroastre éleva les mains pieusement.
« Je t’honore, dit-il, solide firmament,
O pierre de saphir, en ta splendeur austère.
Je t’invoque, âme noble et douce de la terre ;
Tu pleures avec nous lorsque les champs ingrats
N’ont pas récompensé le travail de nos bras.
Je vénère les eaux, le vent qui purifie,
Et la jeune moisson, espoir de notre vie.
Je vous aime, arbres purs, figuiers, saules, noyers,
Platanes, vous par qui s’empourprent nos foyers.
O vigne, je bénis ta fleur, riche en promesses ;
Et j’appelle sur toi les fécondes caresses
Du clair Mithra qu’emporte un victorieux vol.
Le dédaigneux qui hait la culture du sol,
Tu l’excluras, Seigneur, de ta loi salutaire ;
Car il a blasphémé le soleil et la terre. »

A ce moment l’azur céleste fut voilé.
Les astres vacillaient dans la brume ; et, troublé,
Zoroastre entendit de lourds battements d’ailes.
Il pressentit le roi des âmes infidèles,
Ahriman ; et bientôt, il vit en frémissant
L’être impur émerger d’un nuage de sang.
Longtemps il contempla l’Esprit de violence ;
Mais le Déva rompit tout à coup le silence.

*


AHRIMAN


O prophète, reçois dans ton cœur enivré
La science du mal que je t’enseignerai.
Adore-moi. Je suis aussi grand que ton maître.
Reconnais en nous deux les principes de l’Être.
S’arrachant l’univers comme un maigre butin,
Ahriman et Mazda pétrissent le destin.
Nous sommes les jumeaux de l’éternel Abîme.
Librement j’ai choisi le mensonge et le crime,
Et j’enveloppe tout de mes filets hideux ;
Mais le temps infini nous engendra tous deux.
Il regarde, inactif et comme dans un rêve,
Ahriman et Mazda s’entrechoquer sans trêve.


ZOROASTRE


Sombre Déva, la Druje a fui de mon brasier,
Et tu dessécheras vainement ton gosier.
Tu t’appelles menteur et tu veux qu’on te croie !
Écoute bien. Quand Dieu créa pour notre joie
Le Paradis, séjour des êtres lumineux,
Tu ne connaissais rien que ton esprit haineux
Et, seul, tu croupissais dans le lac des ténèbres.
Enfin tu t’éveillas de tes songes funèbres
Et, d’un vol fatigué, tu montas vers les cieux.
Tu salissais les flots du gouffre spacieux.
Mais, quand la flamme d’or des lampes éternelles
Frappa subitement tes obscures prunelles,
Vaincu par la lumière et l’intense chaleur,
Tu roulas dans l’abîme en hurlant de douleur.

AHRIMAN


Ce fut le premier jour d’une implacable lutte.
En tombant je trouai la terre ; par ma chute
Je fis jaillir les monts sauvages vers le ciel !


ZOROASTRE


Qu’importe ? je bénis l’enfantement cruel.
C’est pour la majesté du Seigneur que tu crées ;
Sa gloire éclate mieux sur les hauteurs sacrées.


AHRIMAN


Mazda fit un taureau pur et laborieux.
Je tenaillai sa chair et je crevai ses jeux.
O prophète, la mort est un de mes ouvrages :
Il expira parmi les riches pâturages.


ZOROASTRE


La noble bête avait le cœur d’un Arya !
Son âme s’éleva vers la lune et cria :
« Seigneur, il faut peupler cette contrée immense ;
Que les couples joyeux naissent de ma semence ! »
Et les êtres vivants surgirent par milliers.
Les troupeaux, malgré toi, s’étant multipliés,
L’homme put à son tour paraître sur la terre ;
Tu fis bien de tuer le taureau solitaire.


AHRIMAN


Zoroastre, entends-moi ! Le mal triomphera
Malgré le glaive d’or du glorieux Mithra,
Et les clameurs de votre éblouissante armée,
Et mon rival, nourri d’un torrent de fumée !
Zoroastre, entends-moi, prophète au large front.
J’apporte la victoire à ceux qui- me suivront.
J’ai fait l’hiver, la nuit, les pestes, les déluges ;
Ne me résiste pas. Mes Dévas et mes Drujes

Torturent sans relâche et font mourir d’effroi
Celui qui ne m’a pas salué pour son roi.
O sage, si tu ris de mes louves géantes,
De mes reptiles noirs aux trois gueules béantes,
De mes guêpes, dont l’âpre aiguillon est mortel,
Pour te persécuter jusqu’au pied de l’autel
J’ai la Druje terrible, âme de la luxure,
Qui fait au cœur du juste une atroce blessure.


ZOROASTRE


O rayonnants amis, archanges souverains
Par qui nos chariots s’effondrent sous les grains,
O tendres nourriciers des pauvres, bons génies,
Je me sens protégé par vos ailes bénies !
Je hais l’Esprit de mort qui sème aux quatre vents
Les Touraniens tueurs de femmes et d’enfants.
Le cavalier nomade embrasse ta doctrine,
Lui qui n’a pas un cœur loyal dans sa poitrine,
Ahriman ! car il jure et manque à son serinent,
Le lâche destructeur de l’orge et du froment.
Mais tu seras chassé par l’Arya fidèle.
La Vérité nous aime et nos cœurs sont pleins d’elle.
Tu ne séduiras pas, ô prince des méchants,
L’homme énergique et vrai qui clôture ses champs !


AHRIMAN


Ah ! j’ai pitié de toi. Quand tu mourras, pauvre homme,
Ayant vécu pareil à la bête de somme,
A quoi te servira ta stupide vertu ?


ZOROASTRE


Mon âme verra Dieu si je t’ai combattu !
Certes, j’exhalerai mon souffle dans l’espace ;
Mais mon espoir n’est pas fondé sur ce qui passe.
Ma conscience, après l’angoisse de la mort,
Surgira devant moi : si je fus sans remord,
Elle m’apparaîtra comme une vierge pure.
De sa robe de neige et de sa chevelure
S’exhalera, dans l’air resplendissant de jour,
Un parfum de bonheur et de céleste amour.
Alors, pour y subir un jugement terrible
Où la moindre action sera passée au crible,
J’irai, seul, vers le pont qui mène au Paradis.
Là plus d’un, réclamé par les anges maudits,
Expiera durement sa foi dans les idoles ;
Le menteur entendra de cruelles paroles ;
L’assassin, l’adultère et le blasphémateur
Descendront dans le vaste abîme avec lenteur…
Mais moi je franchirai, si mon Dieu me soulève,
Le pont mince et tranchant comme le fil d’un glaive !


AHRIMAN


O Zoroastre, adieu. Souviens-toi que j’attends.
J’ai des trésors de haine et je me fie au temps.
Ton Dieu glorifié par des légions d’astres
Peut soutenir les cieux splendides sans pilastres ;
Mais un jour Ahriman se dressera contre eux.
J’étoufferai Mazda dans mes bras ténébreux :
Et le ciel, éteignant ses pâles étincelles,
Sommeillera dans l’ombre immense de mes ailes.


ZOROASTRE


Écoute ma parole, ô mensonge vivant !
Mazda, que réjouit notre hommage fervent,
Par un juste irrité prononce ta sentence.
Tous les métaux, fondus par une flamme intense,
Couleront sur le sol au jour prédestiné.
De mon sang le dernier prophète sera né ;
Et Dieu réveillera ses fureurs assoupies.
On entendra les bons pleurer sur les impies
Et les méchants pleurer sur eux-mêmes. L’airain,
L’or, le fer mugiront comme une mer sans frein.
Emplissant tout le ciel de leur plaintes stridentes,
Les impurs se tordront dans les vagues ardentes ;
Mais leurs crimes seront pour jamais expiés
Et le Seigneur verra les peuples à ses pieds.

Seuls, sans même implorer leur Juge magnanime,
Les Dévas périront dans le brûlant abîme.
Rien n en subsistera. Pas un ange pervers
Ne troublera la paix dans le jeune univers ;
Et, tandis que parés pour d’éternelles fêtes
Les cieux retentiront de l’hymne des prophètes,
Toi, menteur, tu seras entièrement détruit
Et la sainte lumière absorbera la nuit !…

*


Alors, comme un serpent sinueux, l’être immonde
Se glissa dans le sol. L’aube éclairait le monde.
La vie, en frissonnant, sortait d’un lourd sommeil ;
Et le pur Zoroastre attendit le soleil.