Zeebrugge et Ostende - La première opération sur le front nord

Zeebrugge et Ostende - La première opération sur le front nord
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 397-408).
ZEEBRUGGE ET OSTENDE

LA PREMIÈRE OPÉRATION SUR LE FRONT NORD


Quand j’appris, dans la soirée du 23 avril, que les Anglais venaient de faire une attaque sérieuse sur la côte des Flandres, je ne pus m’empêcher de penser à une large opération combinée sur ce front Nord qui, perpendiculaire au front occidental, présente aux adversaires de l’Allemagne un flanc si propice à de violens coups de revers.

L’espoir était ambitieux. Nous n’en sommes pas encore là. Les forces que nos alliés et nous-mêmes eussions pu consacrer à cette puissante diversion paraissent mieux employées à soutenir l’attaque frontale de nos ennemis et à préparer une riposte que l’on croirait trop aventurée si on la conduisait par l’immense chemin qu’est la mer.

Il ne s’agissait donc que d’une opération d’envergure beaucoup plus modeste, d’un coup de vigueur frappé sur un port devenu célèbre depuis l’automne de 1914, où on l’abandonna sans combat à des gens dont on ne connaissait pas bien encore l’ingénieuse, la tenace habileté, à des gens qui allaient si bien s’en servir pour le développement de leur guerre sous-marine.

C’est à cette même époque qu’ici même je demandais instamment que l’on prit garde à cette guerre sous-marine et que, sans plus tarder, on voulût bien entreprendre de boucher les portes des repaires d’où allaient sortir les redoutables pirates de l’entre deux eaux.

Tout arrive. Il semble que, longtemps dédaigné, cet avis soit goûté aujourd’hui. M. le général Billot me disait un jour en souriant qu’il fallait quinze ans, chez nous, pour faire aboutir une idée juste… « le temps, ajoutait-il, nécessaire pour qu’on oublie celui qui l’a émise[1]. » La guerre imprime à toutes choses une allure rapide. Il ne faut plus maintenant que trois ans et demi, au lieu de quinze, pour obtenir ces divers résultats.

Qu’on me passe ces souvenirs personnels. Aussi bien ai-je souvent entendu dire, pendant ces quarante-deux mois, qu’il était regrettable qu’on ne se fût pas décidé tout de suite à une attaque brusquée, au moins sur Zeebrugge ; mais que, de cette opération, les difficultés devenaient tous les jours de plus en plus grandes, les Allemands ayant accumulé sur la côte des Flandres des obstacles de toute nature.

C’était vrai ; et comme ils observent partout la doctrine de l’intimidation, ils ont permis au colonel Egli, de l’armée suisse, de donner, le 22 décembre dernier, dans les Basler Nachrichten, une description détaillée de ces défenses.

L’amirauté britannique, dont la direction militaire est aujourd’hui confiée à M. l’amiral Weymiss, — un combattant des Dardanelles, le 18 mars 1915, — ne s’est pourtant pas laissé intimider. D’ailleurs, limitant son objectif à l’embouteillage de Zeebrugge et d’Ostende, avec, en plus, la destruction du môle du premier de ces ports, elle était en droit de supposer qu’une partie des organisations de l’ennemi, par exemple celles qui ont pour but de s’opposer à la marche en avant d’un corps débarqué resterait sans emploi. J’ajoute que l’opération qu’elle avait en vue a été montée avec un soin minutieux, avec ce souci des moindres détails, — il n’y a pas de petits détails à la guerre, — qui, seul, peut assurer le succès dans une attaque aussi hardie que celle qu’elle méditait.

« Monitors pour le bombardement préalable, croiseurs rapides pour mener l’attaque, vieux bâtimens chargés de ciment pour être coulés et obstruer les passes, compagnies de débarquement à jeter à terre (sur le môle) pour détruire une base d’hydravions, vieux sous-marins chargés d’explosifs pour faire sauter les piles du môle, ferry boats armés spécialement, nuages artificiels pour masquer l’attaque, escadrilles de torpilleurs dans les rangs desquels nous sommes heureux de voir des bâtimens français, canots automobiles, etc. etc. tels sont, dit un de nos meilleurs écrivains maritimes, M. Marc Landry, les moyens d’une extraordinaire multiplicité mis en œuvre pour cette opération. »

On remarquera sans doute, dans cette énumération, l’absence des appareils aériens. Ce n’est pas que la mise en jeu de ces moyens d’action ne fût prévue, mais le temps, très pluvieux et brumeux, — « un temps bouché, » suivant l’expression favorite des marins, — s’opposa a leur emploi. Peut-être y avait-il, là, une raison de remettre à une meilleure et prochaine occasion l’exécution du coup de main. Le chef de l’expédition ne crut pas devoir s’y arrêter, et l’on passa outre[2]

Cette détermination (dont il n’est pas possible de discuter le bien-fondé quand on n’est pas en possession des rapports officiels) allait avoir deux conséquences. En premier lieu, les bâtimens qui devaient obstruer le chenal du port d’Ostende ne purent trouver l’entrée de cette passe et s’échouèrent prématurément. Il résulte de là que les sous-marins de faible tonnage pourront encore prendre le large, en empruntant le canal de Bruges à Ostende. En second lieu, les feux des canons de Zeebrugge et encore mieux ceux des mitrailleuses et pièces légères battant directement le môle n’ayant pas été contrebattus efficacement, les avaries des bâtimens d’attaque et surtout les pertes du personnel débarqué furent graves (près de 600 hommes en tout, dont 50 officiers). Il n’y eut, toutefois, qu’un « destroyer » anglais et quatre embarcations à moteur de coulés sur place.

Je ne crains pas de répéter, car je l’ai écrit déjà, ici même, dans mon étude sur l’attaque des côtes[3], qu’il est actuellement difficile de se passer du concours des avions de bombardement dans les opérations côtières. Ces appareils y doivent jouer le rôle essentiel qui était autrefois dévolu aux bombardes, dont les gros obusiers fournissaient des trajectoires de bombes à peu près verticales dans la dernière partie de la branche descendante. Et ceci ne veut pas dire que l’on puisse décidément se priver du secours des bâtimens plats dont l’armement répondrait à ce « desideratum. » Abondance de biens ne nuit pas, ni, à la guerre, abondance de moyens d’action. Les Italiens l’ont bien compris, qui ont mis en service dans leurs opérations contre le Carso, dont ils battaient de la mer la face Sud, des chalands armés d’une très grosse bouche à feu. Sans doute, en raison de la différence très sensible des conditions de temps et de mer entre le fond de l’Adriatique et le littoral belge, il faudrait modifier profondément le chaland un peu primitif (il n’a même pas de moteur) de nos alliés du Sud-Est, mais on conviendra qu’au milieu des bancs de Flandre, un affût flottant qui ne calerait qu’un mètre ou deux vaudrait mieux encore que les monitors dont le tirant d’eau ne doit pas être moindre de quatre mètres environ.

Et puis, encore une fois, il y a la question du type de la bouche à feu. Ce qui fait l’inefficacité relative de ces monitors et aussi des bâtimens de haut bord qui les accompagnent quelquefois, c’est que leurs canons, pièces puissantes, mais longues, donnent à leurs obus des trajectoires relativement tendues et où l’angle de chute atteint difficilement 50 ou 55°. Ce n’est pas assez contre des pièces de côte bien abritées : ni le matériel ni les servans ne sont assez directement battus. ! Ajoutons à cela la difficulté du réglage du tir si, justement, on n’a pas d’avions spéciaux pour cette opération et l’instabilité de plate-forme du bâtiment si, justement encore, on ne s’astreint pas à attendre un très beau temps et une mer plate pour entamer le bombardement.

Enfin, dans le cas particulier qui nous occupe, il semble[4]que le tir des monitors se soit produit quand il ne faisait pas encore jour : nouvelle source d’incertitude et, en définitive, insuffisance de la préparation d’artillerie. Or, il est évident que cette préparation est indispensable si l’on veut obtenir des résultats satisfaisans qui ne soient pas payés trop cher. Il en est d’une opération offensive de la guerre de côtes, exactement de même que d’une opération de même nature, à terre ; et l’on ne peut s’empêcher d’être surpris que cette analogie saisissante n’ait pas encore été bien comprise dans certains milieux.

M’opposera-t-on que la préparation d’artillerie a été systématiquement omise dans quelques offensives continentales, — l’attaque des Anglais vers Cambrai, par exemple, — qui n’en ont pas moins été couronnées de succès ? En effet, mais alors l’assaillant bénéficiait de l’avantage de la surprise. Pour que l’expédition du 24 avril en bénéficiât aussi, il aurait fallu modifier certaines des dispositions prises ; en tout cas, évidemment, supprimer le bombardement préalable.

Nous ne disputerons pas, d’ailleurs, sur la préférence qu’il convient de donner aux coups de main de nuit sur les coups de main exécutés en plein jour. C’est essentiellement affaire de circonstances. Les chances que la surprise donne aux premiers peuvent être balancées par une plus grande difficulté d’exécution. Mais, lorsqu’il s’agit d’embouteillage, lorsqu’il s’agit d’amener exactement des navires lourdement chargés en un certain point d’une passe dont le balisage a disparu, il semble qu’il faut tout d’abord y voir clair. La production de lumière artificielle, — projecteurs électriques, magnésium, etc. — ne donne pas de suffisantes garanties.

Arrivons aux résultats de l’affaire.

Nous avons vu que le chenal d’Ostende ne paraît pas être obstrué. Celui de Zeebrugge l’est-il ? Très probablement, oui. Mais l’est-il au point qu’un sous-marin ou un torpilleur, unités de faible dimension, de faible largeur surtout, ne le puissent plus utiliser ? La question est délicate[5]. Nos amis anglais ne tarderont pas à être renseignés là-dessus.

En ce qui touche le môle, ou plutôt, le pédoncule à claire-voie de cet ouvrage d’art, il semble bien que les dommages soient, là, considérables. On parle aujourd’hui de 25 mètres de jetée complètement détruits par l’explosion d’un des deux sous-marins chargés d’explosifs violens qui ont été si bravement et si habilement conduits jusque-là[6]. Ces dommages sont-ils irréparables ? Certainement non, mais, en attendant une complète réfection dont les Anglais peuvent retarder beaucoup l’achèvement, les sables qui gagnent constamment le long de la côte vont contribuer, en se tassant sur les flancs des deux coques coulées, à l’obstruction du chenal. Et cela d’autant mieux que la drague de Zeebrugge aurait été détruite…

Les constructions édifiées sur le môle recourbé en maçonnerie et surtout sur le terre-plein qui en occupe la concavité paraissent avoir été détruites, en même temps que quelques unités légères, qui avaient là leur poste d’amarrage. Mais le mal est, dans ce cas, de faible conséquence.

Plus grave de beaucoup serait la destruction des écluses extérieures du long canal qui relie le port du Zeebrugge au bassin à flot de Bruges même. Un doute subsiste sur cette destruction, mais un télégramme d’Amsterdam affirme que Guillaume II est allé visiter ces écluses « où deux chalands chargés de ciment auraient été coulés. » Le seuil extérieur serait-il simplement obstrué par ces chalands ?…

L’Empereur allemand s’est, en effet, immédiatement rendu à Zeebrugge[7], bien que son état de santé laisse à désirer, en ce moment-ci. Cette visite hâtive et les commentaires des journaux allemands nous donnent la mesure, à la fois de l’importance des dégâts infligés à la base belge de nos adversaires, de l’intérêt qu’ils attachent à la prompte restauration de cette base et de l’effet moral considérable produit en Allemagne par un coup de vigueur aussi inattendu.

Il faut bien Je dire, nos ennemis s’étaient habitués à l’idée que les marines alliées, se sentant impuissantes devant leurs côtes « si admirablement défendues, » n’entreprendraient jamais au-delà du traditionnel bombardement d’Ostende ou de Zeebrugge, soit par les canons des monitors, soit par les bombes tombées de quelques hydravions au hasard d’une surprise, car les bases d’aéroplanes allemands, Ghistelles et autres sont là tout près et la veille y est bonne. On souriait volontiers, dans les Empires centraux, de cette inactivité systématique de la " force navale britannique, depuis la grande bataille d’il y a deux ans où la Hoch seeflotte s’était déclarée victorieuse, tant elle était surprise de n’avoir point été détruite. L’hypothèse d’une offensive maritime des Alliés était nettement écartée. Tout ce que pouvaient faire ces organismes navals déconcertés par une guerre dont ils n’avaient pas su prévoir les surprenantes modalités et à laquelle, surtout, ils ne savaient pas encore adapter leurs concepts, c’était de se défendre contre les sous-marins en cours d’opérations à la mer.

Et ainsi, d’une part, on rendait avec usure aux Alliés le mal qu’avait pu causer un blocus aujourd’hui supprimé, en fait, par la conquête de la Russie, de l’autre on leur interdisait toute opération qui pût inquiéter les populations du Nord de l’Allemagne, préoccuper l’état-major à l’égard de la sûreté des flancs de ses forces continentales et donner aux neutres du Nord quelque velléité de révolte contre les brutales exigences de la Wilhelmstrasse.

Cet édifice de paisible sécurité se trouve tout d’un coup ébranlé, juste au moment où il apparaît aux moins avertis que le « triomphe de Saint-Quentin » n’a pas eu de lendemain, que d’énormes sacrifices de vies humaines, avoués au Reichstag par le colonel von Wrisberg, n’ont donné aucun résultat décisif, que la guerre sous-marine n’a pas tenu non plus tout ce qu’on avait promis, que les paysans de l’Ukraine cachent leurs blés, que ceux de Roumanie en feront autant pour la récolte prochaine et que le peuple est au bout de sa résignation, tandis que certains neutres, auxquels on en voudrait imposer, sont au bout de leur patience.

En Angleterre, chez nous, chez tous les Alliés d’Occident, au contraire, ce simple coup de main, dont les résultats matériels peuvent encore être en quelque mesure discutés, a produit un effet moral considérable et comme une sorte de soulagement. Enfin, il est donc rompu, le charme surprenant qui enchaînait cette merveilleuse force navale à un rivage trop jalousement gardé contre des périls imaginaires ! Et sans doute, la Grand fleet et ses énormes unités n’avaient point donné, mais on sentait bien qu’elles devaient être toutes prêtes, — quelque part, au large de Terschelling de Hollande, — à se jeter sur la Hoch seeflotte, si celle-ci, avertie en temps utile, avait prétendu intervenir.

Mais mieux encore et, si nous parlons de charme, celui qui protégeait jusqu’ici la côte allemande, s’évanouissait brusquement. Hé quoi ! on avait osé s’en prendre au port le mieux défendu d’un littoral où l’ennemi avait accumulé tous les moyens de défense, et on avait réussi, en dépit des bancs, des mines, des filets, des canons, des engins de toute espèce, à s’établir sur le môle de ce port et à le ruiner autant qu’on avait voulu, tout en obstruant pour longtemps sans doute le chenal qui avait livré passage, depuis trois ans et demi, à tant de sous-marins, à tant de torpilleurs, à tant de mouilleurs de mines !

Elle n’était donc pas intangible, cette côte ennemie ; ces bancs n’étaient donc pas infranchissables, ni, non plus, ces barrages de filets et de mines ? Et si les canons, les mitrailleuses, insuffisamment contrebattus, s’étaient montrés meurtriers, sur ce môle sanglant, comme ils le sont sur les champs de bataille de la Somme et de la Lys, l’admirable dévouement, la complète abnégation de soi des officiers, des marins, des soldats des brigades navales anglaises l’avaient emporté sur la puissance d’un feu infernal, exécuté à bout portant. La mort avait cédé devant la volonté d’une troupe héroïque, déterminée à accomplir exactement la tâche qui lui avait été confiée.


Quelle sera la suite de cette opération qui a soulevé un juste enthousiasme et fait naître tant d’espoirs ? Quelles peuvent en être les conséquences dans un avenir prochain et les répercussions sur les desseins des Alliés ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.

Les suites immédiates, d’abord :

Le chenal de Zeebrugge, le plus important, est pour le moment impraticable[8]. Celui d’Ostende est à peu près intact. Les mouvemens des navires allemands (et ce n’est pas seulement ceux des navires de guerre ; il y a un bon nombre de petits « cargos » qui font le va-et-vient de la côte belge à Hambourg), ces mouvemens, dis-je, vont par conséquent se faire par Ostende, jusqu’au moment où les obstructions de Zeebrugge auront été détruites.

Mais, d’une part, il appartient aux Alliés de retarder longtemps l’époque où la passe de Zeebrugge deviendra libre, et, de l’autre, la distance d’Ostende au front belge n’étant plus que de 18 kilomètres, l’ancien port de la Flandre occidentale devient justiciable de l’artillerie à longue portée des Alliés. Celle-ci est d’ailleurs intervenue déjà, affirment les relations anglaises, dans l’affaire du 24 avril ; et si nous ne pouvons malheureusement nous flatter de posséder en ce moment des bouches à feu analogues à celles qui bombardent Paris[9], il est certain que nous en avons déjà dont le projectile peut franchir les 38 kilomètres qui séparent Zeebrugge du front de bataille et pour qui ce n’est qu’un jeu d’atteindre avec une justesse suffisante les points que leur désigneront à Ostende les appareils aériens chargés du réglage du tir.

Voilà donc les mouvemens de ce port très contrariés, si le bombardement acquiert quelque intensité. Et nous ne parlons que des canons mis en batterie à terre. À ceux-ci peuvent se joindre les bouches à feu des monitors circulant au milieu des bancs qui s’étendent en vagues parallèles au large de Dunkerque, de la Panne, de Nieuport même et que séparent des « fosses » où l’on trouve 6 à 10 mètres au moins, au bas de l’eau. Enfin il faut faire état des avions et hydravions dont les raids devront se succéder d’une manière aussi continue que possible. Dans de telles conditions, il n’est pas probable que le port d’Ostende retrouve l’activité qu’il avait avant le coup de main du 23 avril.

Le bénéfice est donc fort sensible. Mais c’est évidemment à la condition que le chenal de Zeebrugge ne soit pas trop tôt déblayé. À la date du 29 avril, on nous fait connaître, de Hollande, que les travaux de démolition des carcasses coulées sont entrepris déjà, ce qui ne surprendra pas ceux qui connaissent l’activité des Allemands et la promptitude de leurs décisions. Il est donc intéressant pour les Alliés d’entraver par tous les moyens possibles ce travail de restauration et il est clair qu’on n’aurait, — au point de vue purement matériel, dont il ne faut certes pas faire fi, — gagné que peu de chose si, dans quelques semaines, aucune trace ne subsistait du brillant coup de main dont nous étudions les résultats.

Par tous les moyens possibles, viens-je de dire… Mais lesquels ?

Si l’on admet, — et c’est l’évidence même, — que le meilleur moyen reste le bombardement de l’avant-port, à la condition classique que le bombardement soit intense et continu, on est conduit à se demander si les Alliés sont, à cet effet, outillés d’une manière suffisante. J’ignore et je veux ignorer le nombre de monitors dont les Anglais disposent et auxquels, sans doute, pourraient se joindre des monitors américains. Soyons assurés du moins qu’il n’y en a pas assez. Je n’ai pas cessé, depuis trois ans, de dire que la guerre maritime se résoudrait en guerre de côtes et qu’il fallait créer le matériel indispensable à la poursuite de celle-ci. Je serais surpris d’avoir été écouté. Mais il en est temps encore, sinon pour la suite immédiate du coup de main de Zeebrugge, du moins pour les opérations que ce beau début permet de prévoir. Tant y a qu’on peut toujours user jusqu’à la dernière limite de ce que l’on a, sauf à organiser des ravitaillemens à la mer, en munitions et en combustible.

Enfin il faut multiplier le nombre des appareils aériens agissant d’ordinaire sur cette côte des Flandres. Certains organes de la presse quotidienne répètent constamment : « Des avions ! des avions !… » L’objurgation est pressante, mais le conseil est bon. Ne nous lassons pas de répéter qu’on n’en aura jamais assez, de ces précieux engins de tir vertical pour mettre à mal les canons de côte des Allemands.

Ce n’est pas encore tout, et puisque l’occasion s’en présente ici, je prends la liberté de faire une suggestion que je crois nouvelle, encore qu’elle me hante depuis longtemps, s’appuyant sur les souvenirs de l’époque où, commandant la défense mobile maritime de Dunkerque, je proposais de compléter la défense de ce grand port, en élevant un fort en mer sur l’un des bancs qui « découvrent » normalement à mer basse, à 2 000 ou 3 000 mètres de son front fortifié.

De quoi s’agit-il, en regardant de haut les opérations à entreprendre sur cette côte des Flandres ?

Il s’agit d’un siège régulier, du siège d’une place qui se réduit à une longue courtine de 50 kilomètres. Cette courtine a pourtant deux bastions. J’entends par-là qu’elle est protégée à ses deux extrémités, à celle de l’Est par la neutralité des eaux hollandaises qui ne permettent pas de prendre « par égrénement » le chapelet de ses ouvrages à partir de Knocke, a celle de l’Ouest par cet enchevêtrement des bancs de Flandre qui rend difficile les mouvemens des vaisseaux sans gêner suffisamment ceux des petites unités.

Eh bien ! ne serait-il pas singulièrement avantageux de se servir justement de ces bancs pour entamer, contre la courtine flamande, de véritables travaux d’approche, analogues à ceux de la guerre de siège, telle qu’on la pratiquait sur notre front avant la grande offensive allemande ?

Ces bancs « découvrent » à mer basse, je le répète, du moins affleurent-ils. Et s’ils s’enfoncent un peu en s’approchant d’Ostende, leur ligne de crête, adoucie en des d’âne, ne tombe pas au-dessous de 1 mètre, en général. Il est donc parfaitement possible de les utiliser comme assises, — le sable en est assez résistant, — d’ouvrages qui, s’appuyant progressivement les uns sur les autres, s’approcheraient d’Ostende et en commanderaient la sortie par le Nord-Ouest, tandis que la grosse artillerie de Nieuport battrait la place par l’Ouest-Sud-Ouest, les monitors et les appareils aériens brochant sur le tout[10].

Nul doute qu’avec une telle accumulation de moyens on arriverait non seulement à empêcher tous mouvemens de navires, mais à rendre le port intenable et même à en ruiner les défenses au point que la prise de possession de la ville deviendrait possible, opération dont il est aisé d’entrevoir les conséquences.

Mais, je ne crains pas de le dire, pour sérieuses qu’elles fussent, ces conséquences ne me paraîtraient pas encore suffisantes à côté des espoirs que fait naître dans mon esprit le remarquable coup de vigueur de la marine britannique dans la nuit et la matinée du 23 avril.

Non, ce n’est pas seulement, désormais, la côte belge qu’il faut viser, c’est la côte allemande, la vraie côte allemande, celle qui se croit, bien à tort, invulnérable et qui, au demeurant, ne peut pas être partout aussi bien défendue que le littoral belge, auquel, pour tant de motifs militaires, politiques, économiques, nos adversaires tiennent avec un entêtement obstiné.

J’ai déjà discrètement indiqué les points particulièrement attaquables de cette côte ; j’ai discuté les avantages de cette offensive et les méthodes qu’il conviendrait d’employer en vue de réduire des défenses qui ne sont pas, — on vient de le voir, — et qui ne seront jamais assez redoutables pour arrêter de vaillans hommes bien conduits, bien appuyés par la plus puissante force navale du monde et suivant, avec une intelligente ténacité, des plans bien étudiés, bien mûris…

Dans ces grandes entreprises, comme dans le coup de main du 23 avril, on peut compter sur le succès, sur un succès plus complet même, un succès « intégral, » puisque l’on aura justement, avec la confiance que donne une première victoire, l’avantage d’une expérience, précieuse sur beaucoup de points jusqu’ici sujets de controverses.

Portons donc plus loin nos vues ! Sachons voir grand pour voir vraiment juste ! Les événemens actuels, les plus formidables qui se soient déroulés depuis de longs siècles, exigent de nos intelligences les concepts les plus hauts, les plus étendus, en même temps que, de nos âmes, la ferme acceptation de certains sacrifices, le renoncement généreux à des doctrines surannées, à des traditions particularistes qui se défendent avec vigueur, mais qui n’en sont pas moins dangereuses…

Et enfin, sachons vouloir, sachons oser ! L’Allemand ne l’emporte sur nous, — quelquefois, — que par l’audace de ses attaques, d’autant plus violentes et hardies que sa situation, au fond, lui apparaît moins rassurante. L’histoire de toutes les guerres du passé prouve qu’attaqué à son tour et surtout là où il ne s’y attend pas, il se trouble, il hésite, il se déconcerte. Eh bien ! Assaillons-le donc, assaillons-le sur les fronts actuels, d’abord, pour l’occuper partout ; mais ensuite, après la préparation convenable, assaillons-le sur le front Nord qu’il feint de croire intangible, assaillons-le chez lui !…


Amiral Degouy.
  1. Il s’agissait alors de faire exécuter de temps en temps des exercices d’opérations combinées entre armée et flotte, en guise de grandes manœuvres. J’avais demandé cela dans un ouvrage paru en 1885-86. Quinze ans après effectivement, on fit un intéressant exercice de ce genre dans l’Atlantique, à La Pallice. Et j’y assistai comme officier en second du Valmy.
  2. D’après certains récits d’allure officieuse, l’opération avait été déjà remise plusieurs fois, « à cause de la vigilance des patrouilleurs allemands. »
  3. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1917.
  4. Les rapports anglais disent que l’opération a commencé à la pointe du jour. Les rapports allemands parlent au contraire de la nuit. Il faut se rappeler l’état du temps, brumeux et pluvieux, pour comprendre qu’il pouvait encore « faire nuit, » quoique l’on eût atteint l’heure normale du lever du jour.
  5. L’agence Wolf déclare que les torpilleurs et sous-marins usent aujourd’hui des deux ports comme ils le faisaient avant le coup de main. Mais quelle créance peut-on accorder à l’agence Wolf ?
  6. Cette partie de l’opération rappelle les tentatives fréquentes que firent les Anglais, dans nos guerres du temps passé, pour détruire Saint-Malo, le Havre, etc… avec des bâtimens bondés de poudre. Les succès furent toujours des plus médiocres. L’explosion se faisait à l’air libre, et on ne se rendait pas compte, alors, de la nécessité du bourrage.
  7. Aussitôt du moins après avoir reçu le rapport de l’amiral Schrœder, commandant de la place de Zeebrugge, et relevé, dit-un, de ses fonctions, après cette entrevue.
  8. Notons ici qu’il est difficile à des sous-marins et à des torpilleurs d’assez forte taille de conserver pour base de refuge un port où ils ne peuvent rentrer que dans des circonstances favorables de temps et de mer, avec beaucoup de précautions, en risquant échouages et avaries, en risquant surtout d’être longtemps canonnés par les unités qui les poursuivent.
  9. Il a paru dans la presse quotidienne, il y a un mois environ, une lettre fort intéressante d’un officier de l’ancienne artillerie de marine (aujourd’hui artillerie coloniale) qui rappelle que de longues expériences furent faites chez nous, il y a un quart de siècle environ, avec un canon de 164,7 (type de la marine) d’une longueur de 80 calibres. Il s’agissait d’exécuter toutes les recherches nécessaires pour la mise en service définitive de la poudre B. Mais comme en ce qui touche les combats sur mer, les portées considérables n’offrent pas d’intérêt pratique, on s’abstint de toute expérience à ce sujet.
  10. Je ne donne ici que le « schéma », à peine tracé, de la proposition. Je dois dire qu’en 1899-1900, quand je commandais à Dunkerque, le chef de service des Ponts et Chaussées considérait comme parfaitement réalisable l’entreprise de la construction d’un fort en mer au large du port. N’en disons pas plus pour le moment. J’ajoute toutefois que, si l’on estimait le procédé trop difficile ou trop long (la guerre ne sera cependant pas finie « dans trois mois, » comme on le dit depuis quatre ans bientôt…), il resterait celui d’échouer à demeure, sur ces crêtes de bancs, certains vieux gardes-côtes cuirassés qui joueraient fort bien le rôle de « forts en mer. »