William James (André Chaumeix)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir William James.
Revue des Deux Mondes5e période, tome 59 (p. 836-864).
WILLIAM JAMES[1]

La philosophie contemporaine a perdu en William James un de ses représentons les plus originaux. Le 26 août 1910, une dépêche de Chocorna (New-Hampshire) faisait connaître à l’Europe que l’illustre professeur de l’Université de Harvard venait de s’éteindre dans sa soixante-huitième année. Malade depuis quelques mois et averti de la gravité de son état, il a gardé jusqu’à ses derniers momens sa merveilleuse lucidité d’esprit et la croyance sereine de la survivance de son être spirituel par-delà le tombeau. Il a pu penser aussi sans témérité qu’il laisserait sa trace dans l’histoire de l’intelligence humaine. On a dit tout de suite au lendemain de sa disparition que l’Amérique était en deuil du plus grand philosophe qu’elle ait eu depuis Emerson, et c’est trop peu dire, si l’on songe que les idées de James passent de beaucoup la portée des études morales de son compatriote. Elles ont rayonné dans tout le monde philosophique ; même quand elles se sont trouvées le plus contestées, elles ont frappé par l’indépendance qui s’y découvre à l’égard des disciplines d’école ; elles ont eu le don d’ouvrir des discussions passionnées et d’obliger à réviser bien des jugemens. William James possède ce charme rare de paraître jeter sur le vieil univers un regard neuf : par l’effet de cette fraîcheur, par cette ingénuité loyale, il a donné de tout ce qu’il a regardé une image séduisante et personnelle.

Héritier des grands empiristes d’Angleterre, de Bacon et de Stuart Mill, il tient d’eux l’amour de l’expérience ; il est tout imprégné d’esprit américain et, comme beaucoup d’hommes de sa race, il unit à un sens exact des réalités un penchant au mysticisme ; il rassemble en lui les traits les plus forts et les plus délicats de la culture anglo-saxonne. Mais en même temps il est un grand ami de la culture occidentale, et en particulier de celle qui vient de France. Travaillant à une époque où la science et les méthodes allemandes exerçaient un empire qui semble décroître, il a été l’un des premiers à rompre délibérément avec elles. Il est presque irrévérencieux pour Kant, de qui peut-être il est plus proche qu’il ne pensait ; il est terrible à l’égard de Hegel, avec lequel il ne se sent rien de commun ; il est l’ennemi irréconciliable des majestueuses et obscures constructions métaphysiques. Dès ses débuts, ce sont les études françaises qui l’attirent : il commence par s’inspirer de Renouvier ; plus tard, lorsqu’il s’occupe de physiologie, c’est à l’école de M. Th. Ribot, et de Charcot, de M. Pierre Janet et de M. G. Dumas qu’il s’intéresse ; dans ces dernières années enfin, il a souvent exprimé la haute estime et la reconnaissance qu’il avait pour M. Emile Boutroux et pour M. Henri Bergson. L’Institut de France en l’accueillant, il y a quelques mois à peine, parmi ses membres associés reconnut cette parenté d’esprit. Peut-être si James avait encore vécu, aurions-nous eu un jour le plaisir de le voir paraître dans ce grand amphithéâtre de la Sorbonne, où, même après la conférence d’un homme d’Etat de son pays, on aurait aimé l’entendre exposer ce que lui a appris l’expérience.

Ses écrits nous le montrent soucieux de prendre une vision directe des choses et la racontant avec une liberté d’allure, une finesse, une franchise, qui conquièrent vite le lecteur. Sans doute on est tenté de juger qu’il n’a pas toutes les facultés des plus grands parmi nos philosophes d’aujourd’hui. Mais tel qu’il a été, il a commencé d’exercer une influence qui se prolonge. Par son tempérament et par sa méthode, il a donné à la philosophie quelque chose de simple et d’humain. Par son positivisme, si mêlé de spiritualité, il a grandement contribué à l’œuvre caractéristique de notre époque, à ce travail d’analyse et d’expérimentation qui conteste l’extension universelle de la domination rationaliste et qui fait leur place aux puissances intuitives de l’esprit.


I

William James ne s’était pas d’abord destiné à la philosophie. Il devait être médecin. Étudiant à Harvard, il y a suivi les cours de sciences, et appris la physiologie, la géologie, l’anatomie ; il y a conquis ses grades ; il y est devenu ensuite professeur, et ainsi toute sa vie s’est écoulée à l’ombre familière de la même université américaine. Il enseignait depuis neuf ans la physiologie et l’anatomie, quand il a occupé la chaire de philosophie. Le passage de la médecine à la psychologie n’a rien qui étonne de nos jours, tant les deux arts ont coutume depuis déjà nombre d’années d’avoir des adeptes communs. Cette double culture a servi William James à plus d’un égard. Lorsque, laissant la physiologie pour se consacrer à la psychologie, il a déclaré que la seconde dépassait la première et lui était irréductible, on n’a pu lui reprocher d’insuffisantes connaissances scientifiques. Pour une grande part, l’intérêt des idées de James, la force de ses argumens, l’influence de son enseignement, tiennent à ce que ce philosophe était un savant, et chaque fois qu’il a jugé que les faits humains débordaient les cadres de la science, sa parole s’est fortifiée d’une autorité particulière. Il a d’ailleurs procédé très lentement, très prudemment, dans ses recherches comme dans ses publications. Ses premiers articles datent de 1878 ; ses fameuses études sur la conscience parues dans le Mind sont de 1889. C’est en 1890 seulement, à l’âge de quarante-huit ans, que, rassemblant ces chapitres divers en un tout, il a donné ses Principes de Psychologie, resserrés depuis en un Précis de Psychologie. Douze ans plus tard, en 1902, ont paru les Variétés de l’Expérience religieuse qui sont peut-être le livre de philosophie le plus lu dans le monde. En 1907 enfin, William James a écrit son Pragmatisme et, en 1909, l’Univers pluralistique. Ces quatre ouvrages contiennent l’essentiel de sa pensée et l’ordre même dans lequel ils ont été composés indique la marche de ses recherches, le développement de ses tendances. Parti de la psychologie, il a passé à l’étude du sentiment religieux qui l’a conduit à la métaphysique et à la morale.

Mais vous vous feriez une étrange idée de William James si vous l’imaginiez comme un méditatif qui a élaboré patiemment et méthodiquement ces quatre livres et qui ne quittait jamais son cabinet de travail ou sa chaire. Nul professeur n’a été moins pédant ; nul écrivain n’a été plus heureusement dépourvu de l’esprit d’auteur. Ses traités sont souvent des recueils de conférences. Ce qu’il livre au public, sous forme d’imprimé, c’est ce qu’il donnait à ses auditeurs, et à ses amis dans ses conversations, c’est un enseignement oral. La conférence, faite devant les étudians des universités anglaises et américaines, a tenu une grande place dans sa vie philosophique ; il aimait la parole, la communication directe, l’exposé vivant ; il ne concevait pas le travail comme lié à la retraite ; au contraire, il paraît avoir toujours préféré sentir autour lui le mouvement de la vie. M. Emile Boutroux, qui a été son hôte, il n’y a pas longtemps, a fait une charmante description de la villa que le philosophe occupait à Harvard. « Isolée parmi les gazons et les arbres, écrit-il, construite en bois dans le style colonial, ainsi que la plupart des maisons du Cambridge universitaire, vaste, garnie de livres de haut en bas, cette demeure est merveilleusement propre à l’étude et au recueillement. La réflexion d’ailleurs ne risque pas d’y dégénérer en égotisme, car il y règne une sociabilité des plus aimables. Le library qui sert de cabinet de travail au professeur James ne contient pas seulement un bureau, des tables et des livres, mais des canapés, des banquettes, des fauteuils à bascule, accueillant les visiteurs à toute heure du jour, en sorte que c’est au milieu des gaies conversations parmi les dames occupées à prendre le thé, que médite et écrit le profond philosophe. » Cette manière moderne, c’est l’« école du plein air » de la philosophie. Nous voilà loin du poète de Descartes et de la chambre solitaire où Spinoza polissait ses verres de lunettes !

Un homme qui se plaît à travailler dans un décor si clair et si aimable n’écrit pas une langue hermétique. William James a horreur des jargons d’école. Il prétend s’adresser non à une troupe d’initiés, mais à tout le monde ; il parle pour tous ceux qui ont le goût des choses de l’esprit, et le souci des réalités morales. De là le tour particulier de ses leçons, la simplicité familière qui en est le charme original. Nul apparat, nulle complication de vocabulaire. James semble toujours causer, et comme il a de l’humour, de l’entrain, sa conversation est pleine de verve et d’agrément. Il se met lui-même en scène ; il s’interrompt ; il se fait des objections dont il se déclare effrayé, il se répond. Si le « moi » est généralement haïssable, il peut d’aventure être délicieux. La personnalité de James lui permet de paraître sans désavantage parmi les feuilles de ses livres. Elle retient le lecteur par une sorte de grâce spontanée et l’art par où elle s’exprime. Pour résumer dans une formule un peu malicieuse les qualités de James, les Américains aimaient à dire que son frère Henry, le brillant romancier anglais, était « philosophe en littérature, » tandis que William était « littérateur en philosophie. »

L’auteur des Principes de Psychologie excelle en effet à trouver les manières vivantes de se faire comprendre ; il sait introduire à point dans le discours un mot pittoresque ; il a des expressions savoureuses. Veut-il accabler un métaphysicien ? Il écrit sans façon que l’œuvre de ce maître illustre est un magasin de bric-à-brac. Pour dire son amertume de voir les étudians d’Oxford adopter les métaphysiques allemandes, il pousse ce cri d’alarme : « L’eau du Rhin a envahi la Tamise. » Ailleurs, il parle des mystères qui nous environnent, et il a cette comparaison : « Il est possible que nous soyons dans l’univers comme sont dans nos bibliothèques les chiens et les chats qui voient nos livres et entendent nos conversations sans avoir aucune idée de ce que cela signifie. » Un jour, il a scrupule de n’avoir pas longuement expliqué par principe quelque chose d’évident et qui tombe sous le sens, il s’excuse d’être aussi simple et de paraître un peu « amateur, » car, ajoute-t-il avec un sourire, « en philosophie aussi bien qu’en matière d’horlogerie ou d’arpentage, l’impressionnisme est odieux aux spécialistes. » Après une charge formidable contre l’idéalisme hégélien, il constate avec une satisfaction tranquille : « Le prestige de l’absolu s’est plutôt émietté entre nos mains. » Il se découvre, à la suite d’expressions un peu vives, des repentirs aimables et il aggrave ses torts avec la plus douce ironie ; il vient de parler sans ménagemens des philosophes d’Allemagne, et il ajoute : « C’est un miracle que, avec leur façon de philosopher, les Allemands en tant qu’individus puissent conserver une pensée quelque peu spontanée : le fait qu’ils manifestent toujours de la fraîcheur prouve la richesse inépuisable des dons du cerveau allemand. » Il cite des proverbes ; il raconte des anecdotes ; il fait allusion aux livres connus et aux pièces de théâtre ; il a la préoccupation constante de rester un homme qui parle à des hommes. Il veut déchirer le « lourd rideau de laine » que l’on jette sur les choses par le vocabulaire ; il se moque de ces termes majestueux dont on enveloppe les réalités, comme s’il était indécent, dit-il, pour une vérité d’aller toute nue. « La pensée, a écrit un philosophe, n’est pas une matière professionnelle ni quelque chose qui appartienne seulement aux soi-disant philosophes ou penseurs officiels. Le meilleur philosophe est l’homme qui pense on ne peut plus simplement. Je voudrais voir des hommes considérer leur pensée, et la philosophie n’est rien de plus qu’une pensée saine et méthodique, comme chose purement intérieure, qui fait partie de leur moi réel ; je voudrais les voir attacher un prix à ce qu’ils pensent et s’y intéresser. » James cite ces paroles avec admiration : c’est sa profession de foi. Arrière ces docteurs qui sont heureux seulement s’ils ont la réputation de pratiquer une science occulte ! Pour lui, il est dépourvu de ce mal des pédans qui est la peur d’être compris trop facilement et qui les pousse à traduire les sentimens et les luttes du cœur en concepts barbares. Il proclame que, loin des formules convenues qui sentent la boutique, il peut librement respirer « ce qui, dans la nature humaine, est comme le grand air. »

L’enseignement du professeur de Harvard a ainsi quelque chose de socratique. C’est la même bonhomie un peu moqueuse qui se retrouve dans les dialogues grecs et dans les leçons adressées aux étudians américains ; c’est le même art de débrouiller les questions, la même manière simple de prendre les choses, le même appel surtout aux facultés habituelles de l’homme qui connaît les réalités par les impressions, par le sens commun. On a dit du sage antique, pour marquer le contraste entre les rêves aventureux des grands métaphysiciens ses prédécesseurs et ses préoccupations plus strictement humaines, qu’il avait fait descendre la philosophie du ciel sur la terre. La formule se peut répéter à propos de William James. Quand plusieurs générations se sont perdues dans les songes et dans les mots, le destin des philosophes suscite quelqu’un pour les rappeler au réel, et souvent il n’en faut pas davantage pour changer pendant des siècles l’orientation des doctrines,

Mais si James par la forme de ses discours fait penser à Socrate, il ne faut pas poursuivre la comparaison, et au fond les deux enseignemens participent de deux esprits opposés. Socrate procédait par définitions ; à l’aide de la dialectique, il examinait avec ses interlocuteurs les notions des choses ; il les faisait rentrer les unes dans les autres, et, de précisions en précisions, il en arrivait à réduire une chose dans une autre. Car définir, qu’est-ce au fond que déterminer pour chaque objet son genre prochain et sa différence propre, et, finalement, le ramener à l’unité de l’espèce ? Toute l’opération du raisonnement socratique suppose que l’univers est formé d’objets qui ont entre eux des rapports fixes, qu’il constitue un tout intelligible, et ainsi connaître, c’est trouver la place d’une chose parmi les choses, c’est simplement classer. Il n’y a rien qui soit plus éloigné de l’esprit de William James. D’après lui, l’important n’est pas de définir, c’est de décrire. Avant tout, connaître, c’est regarder les choses comme elles sont, c’est se prêter à elles, en recevoir l’impression totale ; c’est accueillir les manifestations de la vie, toutes les manifestations de la vie, telles qu’elles se produisent, pittoresques, bariolées, désordonnées, même incohérentes. James ne se soucie pas d’y introduire un ordre logique, mais de les raconter, de les saisir, de les retenir telles que l’expérience les lui livre. Si Socrate devant un paysage est comme le dessinateur qui y retrouve d’essentielles figures géométriques, James est comme le peintre qui rend pêle-mêle les couleurs et les lignes, la lumière et les formes, attentif avant tout à traduire ce qu’il a vu et senti, indifférent à trouver les explications du spectacle qu’il a devant lui, épris de ce spectacle même dans sa réalité vécue. Et ces comparaisons ne sont pas assurément des interprétations rigoureuses ; elles traduisent l’opposition des méthodes. A vingt siècles de distance, et davantage, ces deux philosophes familiers, simples et un peu malicieux, figurent deux manières de philosopher qui, à peu près toujours, ont vécu ensemble et se sont combattues l’une l’autre : le sage antique ne veut connaître l’univers qu’à la lumière du raisonnement ; le philosophe moderne veut en prendre la connaissance directe par toutes les facultés de son être.


II

C’est toute sa nouveauté. Elle a l’air de peu de chose, et elle implique une révolution. Elle suppose simplement la critique de l’intelligence abstraite comme moyen de connaître et par conséquent de la science comme résultat de la connaissance. En réalité, c’est bien cette critique qui anime toute l’œuvre de William James, à l’état obscur et peut-être inconscient d’abord, puis avec une clarté croissante jusqu’à ses derniers ouvrages où elle s’épanouit. Ce qui a toujours frappé James, c’est la distance considérable qui sépare l’esprit rationaliste défini au sens d’instrument des opérations logiques, et la réalité ; c’est la différence entre le raisonnement qui bannit la raison et les exigences de la vie pratique, entre les problèmes des spécialistes et les solutions de l’existence quotidienne. La logique, l’analyse intellectuelle s’emparent de tout, réclament le droit de tout examiner, prétendent seuls être à même de nous éclairer : finalement, elles nous abandonnent dans les contradictions ou les obscurités. Ouvrez les livres des philosophes et consultez-les sur les problèmes qui nous touchent le plus. Ils offrent tous des solutions différentes et chacun explique la sienne avec des argumens plausibles. Les voici selon leur préférence et leur tempérament avec leur Idée, leur Vouloir-Vivre, leur Absolu, leur Chose en soi, toutes abstractions qui n’apportent aux hommes ni beaucoup de lumières, ni beaucoup de secours. Ils pâlissent et construisent lentement des systèmes sur des questions étranges ; ils argumentent pour savoir si l’homme est libre, et si le monde extérieur existe, alors que, pendant ce temps, les hommes vivent comme s’ils étaient très assurés que le monde existe et qu’ils sont libres. On dirait à regarder les logiciens que les opérations auxquelles ils se livrent ont au fond plus d’importance que la réalité sur laquelle on attend leurs conclusions. La discussion du problème les amuse plus que la solution. De là l’habitude vite prise de laisser les mots, symboles des idées générales, se substituer peu à peu aux choses, devenir les choses mêmes, et vivre d’une vie artificielle qui finit par sembler plus réelle que la réalité. William James a fait une peinture impitoyablement ironique de l’effort des philosophes absorbés par les formes et par les méthodes et oublieux de la fin même de leur recherche ; il les montre se livrant à une sorte de « sport » verbal, où il faut tenir compte des mots lancés dans la circulation par les autres et où l’erreur est plus grande d’oublier le vocabulaire d’un confrère que de négliger le réel. Il a écrit sur ce sujet dans l’Univers pluralistique une page satirique pleine de verve :


Il y a deux maîtresses pièces dans toute philosophie, la conception, la croyance ou l’attitude finale à laquelle cette philosophie nous amène, et les raisonnemens par lesquels on atteint à cette attitude et qui la préparent. Certes, une philosophie doit être vraie. Mais c’est la moindre des conditions à remplir. On peut trouver la vérité sans être philosophe, grâce à une divination ou grâce à une révélation. Ce qui distingue la vérité philosophique, c’est qu’elle reste construite par le raisonnement. C’est par des démonstrations et non par des hypothèses que le philosophe doit se mettre en possession de cette vérité : les hommes du commun se trouvent sans savoir comment avoir hérité de leurs croyances. Ils s’y précipitent à pieds joints et s’y tiennent. Les philosophes doivent faire plus. Ils doivent d’abord obtenir la permission de la raison pour leurs croyances et, aux yeux du philosophe de profession, le travail qui la leur fait obtenir est ordinairement une cause de beaucoup plus d’importance et de poids que n’importe quelles croyances particulières auxquelles ils aboutissent en usant de cette licence. Supposez par exemple qu’un philosophe croie à ce qu’on appelle le libre arbitre. Qu’un homme du commun marchant dans le même sens que lui partage aussi cette croyance, mais ne la possède que par une sorte d’intuition innée, cet homme n’en deviendra, en aucune façon, cher au philosophe. Ce dernier pourra même rougir de se voir associé un tel homme.


Et William James, poursuivant cette satire, nous fait voir le philosophe du libre arbitre et son adversaire le déterministe contens l’un de l’autre, pourvu qu’ils se servent de la même procédure, du même appareil technique ; il les peint se tirant des révérences, faisant des frais l’un pour l’autre, tenant mutuellement à leur estime, tandis que chacun d’eux n’a que mépris pour la troupe profane de gens « naïfs » qui sont tout simplement leurs partisans. C’est que les choses ont moins d’importance que la recherche des choses. Il est bon sans doute pour un homme de voir juste, mais c’est peu : il faut encore aux yeux de certains philosophes voir par principes, sous peine d’être déclaré par la science allemande l’auteur « d’un fatras superficiel » et un esprit « dépourvu de toute méthode scientifique. »

Si d’aventure, continue James, nos logiciens s’attaquent à quelque notion pratiquement claire et simple, ils l’obscurcissent, ils la rendent incompréhensible. Voici l’idée de changement, l’idée de mouvement : rien de plus banal au point de vue de la réalité. La raison n’arrive pas à en rendre compte. Dès l’antiquité, un paradoxe célèbre consistait à montrer que si Achille aux pieds légers et une tortue faisaient une course ensemble et si la tortue avait au départ une légère avance, jamais Achille ne pourrait la rattraper. Cela se démontrait logiquement ; cela se démontre encore. Si en effet l’espace et le temps sont divisibles à l’infini comme notre raison le dit, au moment où Achille atteint le point de départ de la tortue, celle-ci a déjà dépassé ce point et ainsi de suite jusqu’à l’infini. L’intervalle entre les deux coureurs ne cessera de décroître, mais il ne sera jamais nul. Direz-vous que c’est absurde et qu’en vingt secondes Achille rattrape la tortue ? Ne triomphez pas : le raisonnement n’est pas épuisé. Ces vingt secondes ne sont pas sûres de s’écouler. Car si le temps est divisible à l’infini, il est impossible de voir la fin de ces secondes ; si douze sont passées, il en reste huit, qui peuvent se diviser ; il y aura toujours un reste, et comme ce reste est infiniment divisible, il n’y a pas de possibilité que l’opération s’achève. Ces sophismes ne sont que des exemples particulièrement frappans des procédés de l’intelligence abstraite. L’esprit mathématique considère le mouvement à sa manière, comme le fait d’occuper une série de points successifs de l’espace correspondant à une série de momens successifs du temps ; mais en réalité cette vue logique du mouvement donne des positions déterminables, et elle peint le mouvement d’après l’idée de repos. Elle néglige dans le mouvement ce qui est son essence, et ainsi le raisonnement, au lieu de rendre l’expérience plus claire, la rend moins intelligible. C’est Renan qui disait avec une douce résignation que Gavroche arrive parfois du premier coup aux constatations que les philosophes admettent après une vie de travail. William James n’aurait pas contredit cette maxime. Le différend entre les logiciens et la vie demeure symbolisé par l’antique légende du raisonneur qui démontrait l’impossibilité du mouvement et de l’homme qui, ayant bien écouté, se mit paisiblement à marcher.

Remarquez que James est le premier à reconnaître l’éminente dignité des facultés d’abstraction et les services qu’elles nous rendent. Il est universellement admis qu’elles constituent une des principales différences entre l’homme et les animaux ; elles nous donnent le pouvoir de transformer notre expérience sensible si diverse, si incohérente, en une série d’idées claires et distinctes ; elles permettent la science et tout ce que nous devons à la science. Seulement James, à bien regarder le réel, s’est assuré qu’elles n’étaient pas bonnes à tout usage. En particulier, dès qu’il s’agit d’expliquer les choses vivantes, elles semblent bien insuffisantes et fécondes en erreurs. Rendre la vie intelligible au moyen d’idées abstraites, écrit James, c’est arrêter son mouvement pour la découper comme avec des ciseaux, pour immobiliser ses morceaux ; la logique est comme un herbier, qui contient bien des fleurs, mais ce ne sont pas tout à fait celles des jardins de la réalité.

Que faire donc et faut-il renoncer à philosopher ? Quelques sages l’ont pensé au moins en un certain sens ; ils ont étudié tout ce qu’ils croyaient pouvoir pénétrer, et puis ils se sont arrêtés devant quelques réalités qui paraissaient leur échapper. Ces « agnostiques » se sont modestement refusés à se prononcer. Et ainsi la raison raisonnante, partie depuis des siècles à la conquête de la science totale, et pleine d’orgueilleuse confiance, se décourage et s’efface. Après trop de présomption, c’est peut-être trop d’humilité.

William James, pour sa part, n’a pas renoncé. Seulement, il a pris le parti d’oublier les mots qui sont entre lui et le monde et de se mêler directement à la réalité de l’univers. Pour employer les expressions de Pascal, qui a parfaitement vu la distinction moderne entre le raisonnement et l’intuition, il a recours non seulement à l’esprit de géométrie, mais aussi à l’esprit de finesse. Et si le nom de Pascal se présente naturellement à la pensée, c’est qu’en dépit des différences de race et d’époque, il y a bien en James quelque chose qui appelle ce souvenir. James possède une faculté de polémique, un sens du comique, un art démettre en termes clairs des problèmes spéciaux, qui fait parfois songer à l’auteur des Provinciales. Et aussi à la manière du philosophe des Pensées, il a la vision des bizarreries de la raison et des excès de la logique. Comme le mathématicien du XVIIe siècle, le physiologiste du XXe, muni de ce que trois siècles de découvertes scientifiques lui ont appris, a éprouvé les limites de sa méthode rationnelle. Il lui a paru que la réalité, le monde, la vie mouvante des hommes, le travail libre de tout individu dépassaient infiniment les limites de la logique, les règles habituelles du raisonnement. Il lui a paru que l’intelligence ne livrait qu’une partie de l’expérience et que ni l’ancien empirisme lui-même, ni le positivisme n’avaient étendu leur domaine aussi loin qu’il était utile. Il est donc parti hardiment à l’exploration du monde, sans préjugé, résolu à ne rien négliger, et à tout constater, à tout admettre, à se conduire selon sa formule en « empiriste radical. » Notre intelligence, écrit-il, ne saurait s’emmurer toute vive dans la logique comme une larve dans sa chrysalide : elle ne doit pas cesser de converser avec l’univers dont elle est la fille.

Il est bien probable que James ne s’était pas encore complètement défini à lui-même cette méthode lorsqu’il a commencé ses études de psychologie. Mais il l’a tout de suite employée en ce qu’elle a d’essentiel ; elle était dans son tempérament. Examinant la vie de l’esprit, il s’est défait des conceptions traditionnelles, il a fait table rase de ce qu’on enseignait de son temps. L’antique école qui distinguait les facultés de l’âme et nous montrait l’esprit avec ses idées, ses sentimens, sa mémoire et sa volonté bien ordonnés, est tombée depuis longtemps dans l’abandon. L’école anglaise l’invitait à reconstituer le monde psychologique sur le modèle de l’univers physique et à voir dans les phénomènes de l’esprit des idées simples, des sensations élémentaires qui, se combinant entre elles, forment des composés à la façon des atomes qui constituent les corps. Enfin, l’école psycho-physiologique le persuadait de chercher les faits de conscience dans les faits nerveux, et de demander aux observations de laboratoire le secret de notre vie spirituelle. James se sépare de toutes ces écoles. Anatomiste, il n’ignore rien de la liaison des phénomènes de conscience et des phénomènes nerveux. Il a étudié longuement le sujet, il n’a rien négligé de ce qui peut éclairer le mécanisme du langage et de la mémoire. Les dix premiers chapitres de son Précis de Psychologie sont consacrés à l’étude de la sensation et de tout ce qui s’y rattache ; et pour que la lecture en soit plus facile, ils sont remplis de figures anatomiques, de coupes du cerveau, comme un livre d’histoire naturelle. L’étude de la physiologie lui semble utile à connaître ; elle est la préface nécessaire de la psychologie proprement dite. Il est bien vrai que tout état de conscience s’accompagne de certains phénomènes nerveux. Mais considérer le parallélisme de ces phénomènes est une chose, réduire les premiers aux seconds en est une autre. Pour William James, l’activité mentale ne saurait se ramener à la vie physiologique ; quand on a formulé une loi comme celle qui fait de l’émotion la simple doublure des mouvemens physiques correspondans, on n’a rien expliqué de ce qui se passe dans la conscience.

James se place d’emblée au centre même des événemens ; il regarde vivre son esprit sans se soucier des distinctions des philosophes ; il l’explore, il le sent se développer, changer sans cesse, et c’est après une longue observation qu’il a écrit le chapitre désormais classique sur le « courant de la conscience » qui est l’essentiel de son livre. De tous les faits que nous présente la vie intérieure, dit-il, le plus concret est celui-ci : nous sentons des états de conscience qui vont, s’avancent, s’écoulent et se succèdent sans trêve en nous. Pour exprimer ce fait, il faudrait pouvoir dire en français : « il pense, » comme on dit « il pleut. » James regrette un aussi précieux barbarisme et à son défaut il formule ainsi le fait essentiel : « la conscience va et ne cesse pas d’avancer. » Cette conscience est pour chacun quelque chose de personnel qui enveloppe un grand nombre d’états solidarisés et perçus comme tels ; elle ne cesse de changer ; elle revêt mille formes successives, infiniment variées et qui ne deviennent jamais tout à fait pareilles ; elle est continue ; elle ne se compose pas d’états séparés les uns des autres comme des objets, mais c’est une série ininterrompue d’émotions, de désirs, de représentations, d’impulsions mêlées les unes aux autres, se succédant en se prolongeant, si bien qu’elles font un courant, que le passé et l’avenir s’y touchent, que le présent est une limite insaisissable entre ce qui fut et ce qui arrive ; c’est un devenir, ou, si l’on veut une métaphore, c’est une coulée. La vie psychologique ainsi comprise est une vie véritable, elle a son élan, elle est une puissance qui se renouvelle et qui a non pas un développement marqué dans l’espace par des états séparés et successifs, mais une évolution dans la durée. C’est artificiellement, pour les besoins de notre langage et pour les nécessités pratiques, que nous distinguons des momens, des facultés, que nous isolons des sensations, des sentimens, des idées auxquelles on donne un nom, et que l’on traite comme des choses distinctes. La réalité vécue de notre esprit nous fait connaître une continuité, une unité mouvante dont telles parties, selon notre attention et les circonstances, viennent successivement à être mises en lumière.

Pour mener à bien cette exploration, il a fallu à William James à la fois beaucoup de vigueur et beaucoup d’art. Libre de toute idée préconçue, attentif à éprouver ce qui se passait en lui, penché sur le mouvement de son propre esprit, il a pu, par un effort personnel, avoir tout à coup la vision totale de sa propre vie spirituelle. Mais l’ayant saisie un instant dans son essence, il lui était nécessaire de l’exprimer, de la communiquer, et le problème était paradoxal. Car précisément il reprochait aux anciennes écoles d’avoir faussé les notions de l’esprit en les enfermant dans des mots ; il signalait l’erreur qui consiste à immobiliser dans des termes définis des états qui ne sont point séparés comme des substantifs, mais qui se tiennent et se mêlent comme les gouttes d’eau d’une rivière. Et comment lui-même pourrait-il procéder si ce n’est par ces moyens fragmentaires que le langage met à notre disposition ? Comment nous ferait-il voir la conscience elle-même et non les particularités qui en sont les conditions ou les produits ? Comment garderait-il ce qu’elle a d’unique, de concret et de mouvant ? Devant une pareille tâche, le philosophe est comme le photographe qui prendrait des vues d’un fleuve, et qui serait obligé de les présenter ensuite les unes à côté des autres : ce ne seraient jamais que des morceaux figés. Mais l’artifice du cinématographe, en déroulant très vite les photographies les unes après les autres, arrive à mieux imiter la réalité et à donner l’illusion du mouvement. William James, à force de finesse et de souplesse, a créé par son style un artifice équivalent. Le lecteur qui suit ses explorations dans le domaine de la conscience est conquis par ce que le récit a de vivant, d’ondoyant et de concret, par la manière dont s’allient les images et les idées, par le frémissement qui suggère sans cesse le mouvement de la vie.

La psychologie de William James, aujourd’hui universellement connue, a été d’autant mieux comprise en France que dans le temps même où James écrivait son livre, M. Henri Bergson publiait son Essai sur les données immédiates de la conscience. Le livre du psychologue français, écrit avec un art supérieur encore à celui de James, apporte, je crois, plus de lumière que les Principes, surtout à cause de l’analyse approfondie de l’idée de temps qui en fait la valeur éminente et durable. Mais, sans insister ici sur les rapports des deux psychologies, il faut retenir comme un signe la rencontre des deux recherches et des deux publications. Les deux philosophes travaillaient dans des pays différens, et chacun ignorait l’entreprise de l’autre. L’ouvrage de M. Bergson est de 1889 ; celui de W. James date de 1890. Dans la période de préparation, et tandis qu’ils élaboraient leur méthode séparément, les auteurs n’ont même pas eu connaissance, ainsi qu’il a été établi, de quelques études partielles publiées sur des sujets de nature à exercer sur eux une influence commune. La similitude de leurs conclusions est une rencontre instructive, elle atteste qu’à l’époque où ils méditaient et où des conceptions différentes des leurs étaient à la mode, des raisons générales et profondes invitaient les psychologues à une nouvelle méthode d’analyse. Il s’agissait de peindre la vie de l’esprit en expliquant ses rapports avec les données de la biologie, en lui gardant en même temps ce qu’elle a de propre. La psychologie de James, comme celle de M. Bergson, est d’accord avec les observations de l’école expérimentale ; et elle maintient aussi aux facultés humaines leur caractère irréductible à la matière organique. La théorie du courant de la conscience fait ainsi en quelque sorte rentrer l’esprit, reconnu comme tel, dans la nature.


III

Parmi les manifestations de la conscience, il en est qui ont particulièrement retenu l’attention de William James. Ce sont les sentimens religieux. Il en a parlé avec une entière liberté, avec respect, avec une profonde sympathie. Fidèle à sa méthode, il les a étudiés comme des faits donnés par l’expérience. Les historiens, les théologiens, les philosophes, les physiologistes ont tour à tour examiné chacun à leur point de vue les religions. James prétend traiter les phénomènes d’expérience religieuse en biologiste et en psychologue, sans se demander tout d’abord quelles sont leur signification et leur valeur ; il veut les saisir dans leur variété, et c’est le mot qui a fourni le titre même de son ouvrage ; il entend ne rien ignorer des phénomènes nerveux qui peuvent les accompagner, mais sans consentir à les subordonner à un simple matérialisme médical. S’il s’agit de comprendre la religion, écrit-il, il n’y a qu’une chose à faire, c’est d’étudier le contenu de la conscience religieuse. Quand on a traité saint François de « dégénéré, » ou quand on a dit que saint Paul sur la route de Damas a eu une « décharge épileptiforme de l’écorce occipitale, » on n’a rien fait, ni rien expliqué. Certains états mystiques peuvent être liés à des phénomènes physiologiques, mais toute la psychologie de James tend à montrer que la vie de l’esprit est autre chose que les manifestations d’ordre nerveux qui l’accompagnent. Les expériences religieuses, du point de vue psychologique où se place James, c’est l’ensemble des impressions, des sentimens, des actes de l’individu pris isolément et se considérant comme en rapport avec le divin. Ce sont des états complexes et variables, mais ce sont des états qui ont tous ceci de commun d’être graves, sérieux et tendres.

Ils supposent cette attitude remarquable de l’esprit : la croyance en l’existence d’un ordre de choses invisible auquel notre bien suprême est de nous adapter harmonieusement, la croyance à la réalité d’un objet qu’on ne peut voir. C’est ce que l’on peut exprimer aussi en disant que l’homme religieux se rend compte qu’il fait partie de quelque chose de plus grand que lui, de quelque chose qui peut lui venir en aide. Psychologiquement, ces phénomènes s’expliquent très bien dans la conception de l’esprit que se fait James. Le champ de la conscience a un foyer où le moi se croit indépendant, et où il y a un grand nombre d’images aux vives arêtes. Mais ce n’est là qu’une part bien petite du courant de la conscience. Les images que nous remarquons le plus baignent dans ce courant et c’est cette eau libre qui est l’essentiel. Nous croyons aisément que notre moi tout entier est la série des sentimens auxquels nous faisons attention ; ils ne valent que par le milieu où ils plongent, — où ils entretiennent des relations qui nous échappent, où se transmet « l’écho mourant de leur point de départ et l’intention naissante de leur point d’arrivée. » Tout objet pensé, toute image, tout sentiment a une frange, un halo ; toute sa signification est dans cette pénombre qui l’environne et qui l’escorte. Lorsque apparaissent dans le foyer de la conscience tels phénomènes qui ne se relient pas aux autres phénomènes de notre moi conscient, ils s’expliquent aisément, si l’on réfléchit que par leur frange, leur marge, les consciences sont en communication les unes avec les autres et sensibles à l’action d’une conscience plus haute dominant les consciences humaines. Le moi n’est pas quelque chose de défini comme une collection d’atomes spirituels ; il a une étendue dont les limites n’existent pas. Ses manifestations les plus claires sont reliées, inspirées par la marge qui l’entoure, et cette marge elle-même communique à son tour à une autre région plus profonde. La conscience est alors un champ illimité, dont notre conscience distincte n’est qu’un point, et d’où elle reçoit « le frémissement » continu d’influences qui la modifient.

On reconnaît ici la théorie de Myers sur le moi subliminal à laquelle William James attachait la plus grande importance. Elle renouvelle et précise une observation faite depuis longtemps d’ailleurs par les philosophes, à savoir qu’il y a plus de choses dans notre esprit que la conscience n’en saisit, et qu’au de la de ce qu’elle fait connaître, il y a toute une vie semi-consciente. L’originalité de Myers, dont les travaux remontent à une vingtaine d’années, est d’avoir tenté une démonstration expérimentale par l’étude des phénomènes nerveux où certains faits se trouvaient particulièrement visibles. Il a conclu à l’existence de trois « moi » enveloppés comme trois cercles concentriques et dont l’humanité a parfois la révélation. Chacun de nous se trouve donc avoir une existence plus étendue qu’il ne se figure, une personnalité plus vaste que celle qui s’exprime habituellement, et en chacun de nous demeure quelque faculté d’expression latente et en réserve. Cet « arrière-plan » contient, avec des élémens insignifians, les élémens mêmes qui jouent le rôle le plus éclatant dans l’histoire des vies humaines : c’est de lui que viennent les grandes œuvres, les intuitions du génie, les états mystiques et des dispositions capitales dans la vie religieuse. Une conversion, par exemple, implique la transformation profonde d’une personnalité ; un état mystique donne au sujet qui l’éprouve la conscience de son union avec Dieu ; une prière enfin, l’acte religieux pur, signifie la confiance dans l’action d’un être qui nous dépasse et la modification surnaturelle des événemens. La théorie de Myers fait comprendre psychologiquement ces faits ; elle nous montre l’homme dépassant son moi conscient, entrant en rapport, par le moi subliminal, avec un monde autre que celui qui tombe sous ses sens, avec des êtres spirituels. La conversion est l’entrée dans le champ de la conscience de dispositions formées lentement dans les profondeurs du moi ; la prière est l’appel du moi conscient aux puissances avec lesquelles le moi subconscient est capable d’entrer en rapport. Ainsi le fait religieux prend un fondement scientifique. La conscience religieuse, en témoignant de sa relation à un moi plus grand qu’elle énonce strictement un fait, et il y a réellement une expérience religieuse.

De ces prolongemens du moi conscient au-delà du monde de la sensation et de la raison, les manifestations sont de nature inégale. Mais William James pratiquant la méthode expérimentale n’en veut dédaigner aucune. Il fait donc par exemple une place à la mind cure, la cure mentale inventée par les Américains. Mêlée d’élémens évangélistes, idéalistes, spirites même, elle consiste à croire que les attitudes optimistes suffisent à sauver de tous les maux. Les aspirations d’un individu attirent à elles par leur seule force toutes les aspirations du même ordre éparses dans le monde : les puissances divines doivent être mises de notre côté en ouvrant notre esprit à leur influence. « L’Univers va bien, donc tu vas bien. » Voilà quelle est la formule caractéristique de la cure mentale. Les résultats obtenus, on l’assure, sont merveilleux. Des malades ont retrouvé la santé, grâce à une robuste affirmation de leur bon état ; des gens bien portans ont régénéré leur caractère, ce qui n’était peut-être pas moins difficile. Nombre d’adeptes sont arrivés peu à peu à un état d’équilibre, de sérénité, par la seule volonté d’être satisfaits du monde, de tenir les impressions désagréables pour non avenues, d’affirmer leur bonheur pour le créer. On raconte même qu’il y a des familles où il est interdit de se plaindre du mauvais temps, afin de vivre en harmonie avec les puissances mystérieuses de la température. Cet optimisme spéculatif et pratique à la fois ne paraîtra sans doute à personne une forme supérieure de ces voyages du moi conscient dans l’invisible. C’en est cependant une forme et, à ce titre, William James ne lui refuse pas quelque intérêt. Il a des complaisances, comme on sait, pour les sciences occultes ; il a prévu dans son testament le cas où on évoquerait son esprit et il a pris date ; il manifeste pour tout ce qui est surnaturel un intérêt mêlé de sympathie.

Mais gardez-vous de conclure de là à un penchant banal pour le mystère, et de croire que James ne fait pas de distinction entre les manières dont se traduit la communion de l’esprit avec l’invisible. Examinant au cours de son livre les différentes attitudes des philosophes et des croyans devant la destinée, il a très finement marqué les nuances. Beaucoup d’hommes au point de vue pratique « acceptent l’univers, » pour employer la formule de James, mais ils ne l’acceptent pas tous dans le même esprit. Les sages anciens ont professé des pensées désolantes et celui-là les a toutes résumées qui a dit que l’homme une fois ne devait se coucher le plus tôt possible dans la tombe en amassant de la terre sur sa tête. Malgré cette amertume, ils ne se sont pas complu dans la douleur, ils ont échappé à la mélancolie, ils ont pratiqué une résignation froide devant les arrêts du destin. Dans cette sérénité stoïcienne, James discerne une grande majesté, et un orgueilleux effort, mais il découvre aussi quelque chose de glacial et de surhumain. Il y cherche en vain la tendresse et la joie que les croyans ont connues depuis. C’est que, dit-il, l’âme du monde à qui le sage antique s’en remet de sa destinée individuelle veut qu’on la respecte et qu’on se soumette à elle : le Dieu chrétien veut être aimé. En regard des sentences de Marc-Aurèle si austères et où l’intelligence ne paraît s’envelopper d’aucune sensibilité, William James place les douces phrases de l’Imitation : « Seigneur, tu sais ce qui vaut le mieux, fais ceci, fais cela comme il te plaît, donne ce que tu veux, comme tu veux, quand tu veux, conduis-moi selon ta sagesse, selon ton bon plaisir, pour ta plus grande gloire. Place-moi où tu voudras, traite-moi comme ta chose ; je ne veux pas vivre pour moi, mais pour toi, tu es mon espoir, ma confiance, mon consolateur fidèle. »

William James a écrit sur la vie chrétienne des pages admirables de pénétration et d’enthousiasme. Après avoir retracé les conditions psychologiques de l’expérience religieuse et montré ce qui se passe dans la conscience humaine, il s’est plu à apprécier la valeur des faits religieux, et selon une méthode tout empirique à considérer les « fruits de la vie religieuse. » Comme Sainte-Beuve dans son Port-Royal, il a tenu à proclamer son admiration pour cet état fixe et invincible, cet état vraiment héroïque qu’il a appelé la sainteté. La série d’exemples qu’il a examinés lui a fait voir la nature humaine sous son aspect le plus noble, le plus digne d’intérêt. En parcourant, comme je viens de la faire, écrit-il, une foule de documens, « j’ai été transporté dans une atmosphère plus pure et plus fortifiante. Les plus beaux élans de charité, de dévoue-mont, de confiance et de courage ont été inspirés par un idéal religieux. » Il faut citer le passage :


L’homme en qui domine le sentiment du devoir découvre une valeur infinie aux plus petits détails de ce monde, en tant qu’ils manifestent un ordre invincible. Il en reçoit un bonheur surnaturel avec une incomparable fermeté d’âme. Il est prêt à servir les autres ; il abonde en impulsions généreuses ; il n’apporte pas seulement un secours extérieur, sa sympathie atteint aussi les âmes, où elle éveille des puissances ignorées. Il ne place pas le bonheur dans le bien-être, comme fait le vulgaire, mais dans cette ferveur intime qui transforme les privations en jouissances. Il ne recule devant aucun devoir, même devant le plus ingrat, et si l’on cherche du secours, on peut compter sur le saint plus fermement que sur tout autre. Son humilité et son ascétisme le préservent des appétits égoïstes, et mesquins qui mettent tant d’obstacles aux rapports sociaux ; la pureté de ses vertus nous purifie par contre-coup. En lui seul, la pureté, la charité, la patience, la maîtrise de soi atteignent leur perfection.


Qu’est-ce donc, à côté du saint, que l’homme dominateur, l’homme fort de Nietzsche ? James a la plus grande pitié pour le héros à la figure sèche et dure qui ne connaît que le monde matériel. Peut-être est-il utile à l’univers qu’il y ait des hommes de types différens. Mais un monde composé d’« hommes forts » serait inhabitable, un monde composé de saints serait délicieux. Lorsque sur terre paraissent un saint François, un Gratry, leur sens du mystère, leur enthousiasme, leur bonté sont un rayonnement.

Il est à peine besoin de dire quelles objections a soulevées cette conception du sentiment religieux : elles sont manifestes. Comme James le craignait, on a été parfois étonné des procédés par lesquels il entendait mettre d’accord les expériences religieuses avec les habitudes d’esprit moderne, et, malgré ses bonnes intentions, on a bien failli lui reprocher de rabaisser quelque peu un sujet sublime. On a remarqué aussi l’aspect tout personnel de cette conception qui fait de Dieu quelqu’un d’intérieur et d’incommunicable, de la religion quelque chose qui, au lieu d’être créé et éternel, se ferait sans cesse et renaîtrait dans chaque âme religieuse. On a signalé encore que pour James tout l’aspect intellectuel, l’aspect d’organisation, l’aspect social, les institutions et le culte collectif s’évanouissaient. Et assurément ce qu’a dit James peut être critiqué au nom des dogmes, comme au nom des philosophies. Mais il paraît bien cependant, et il paraîtra de plus en plus que sa psychologie apporte un appui précieux aux doctrines de l’esprit et de la vie morale. Comme il arrive souvent, on voit mieux aujourd’hui dans ses théories ce qui choque ; on discernera plus tard quels services elles peuvent rendre. Beaucoup de philosophes prétendaient bannir le sentiment religieux comme inexplicable et antiscientifique. Par son analyse originale, James le rattache à la psychologie générale ; il en garantit la durée en plaçant sa source dans la vie même, dans le subconscient en relation continue avec la personnalité claire ; il a rendu impossible au nom de l’expérience les négations sommaires qui intervenaient au nom de cette même expérience ; il a donné aux sentimens religieux leur place normale dans la vie de l’humanité.


IV

La physiologie, à mesure que James l’étudiait, lui avait paru réclamer au-dessus d’elle la psychologie. A son tour, la psychologie, par l’intermédiaire du sentiment religieux, lui semble incapable de se suffire. On a beau dire, on a beau faire, écrit-il, l’univers est notre maître. Nous avons tous un mystérieux sentiment de l’éternel ensemble, et ce n’est pas pure curiosité : notre attitude dans la vie dépend des opinions que nous avons sur les problèmes essentiels. Voilà donc James conduit au seuil de la métaphysique. Comment cet ennemi de l’esprit de système allait-il se comporter ? Succomberait-il à la tentation de construire lui aussi une image du monde ? Non point : cet empiriste est inébranlable. Même en métaphysique, sa méthode est ce qu’il a appelé d’un mot emprunté à Pierce : le pragmatisme. Elle consiste à « éprouver » les idées et les sentimens, et à ne les juger que sur leurs fruits ; elle permet de n’avoir aucun système, et d’admettre toutes sortes de conclusions particulières, pourvu qu’elles soient vérifiées par la pratique. James généralise ici ce que nous l’avons vu faire pour l’étude de l’esprit : l’observation directe est sa seule loi.

Elle le conduit tout de suite à massacrer tous les systèmes abstraits construits rationnellement par la plupart des philosophes. L’inexactitude de la raison raisonnante est déjà grande, comme on l’a constaté quand il s’agit d’étudier notre propre conscience : mais quand elle s’applique à construire l’univers, sa fantaisie ne connaît plus de frein. Les philosophes par exemple ont coutume de parler du monde comme s’il formait un tout ordonné, avant son unité. C’est un jardin à la française avec ses plates-bandes, ses massifs, ses miroirs d’eau, son architecte et son plan. Or l’expérience ne révèle rien de tel. Au lieu d’un monde bien ratissé, et immobile, elle constate quelque chose qui pousse en tous sens et qui n’est pas fini. Nous imaginons un monde comme un théorème, comme une formule d’où tout découlerait, ou comme une vaste machine toute construite. Mais cette unité est illusion, ou du moins elle ne nous est pas enseignée par l’expérience. Au contraire, tout semble varié et inégal. Il ne faut pas dire, conclut James, qu’il y a un univers ; il faut parler d’un plurivers, d’un multivers. Il ne faut pas dire qu’il y a une formule nécessaire à quoi tout se réduit : pour sa part, il croit à la réalité irréductible de la vie, du sentiment, de la liberté ; il ne pense pas que l’on puisse les enfermer arbitrairement dans le cercle intellectuel de nos idées abstraites ; il proclame la diversité, l’imprévu de la nature et de l’homme.

Il a donc attaqué avec son entrain habituel tous les systèmes contraires qui prétendent démontrer l’impossibilité de ce que révèle l’expérience. Lorsque la logique et le réel sont en désaccord, ce n’est pas le réel qui doit se plier à la logique, mais la logique qui doit céder. La logique est une manière d’imagination. Cette croyance est partout dans les chapitres de l’Univers pluralistique où James examine et charge tour à tour les systèmes, non seulement le matérialisme, mais tous les spiritualismes qui admettent une seule substance, une unité jugée factice. Il défend avec vivacité, avec éloquence, parfois avec poésie la conception pluraliste. Les philosophies ont toujours visé à débrouiller le monde, à se débarrasser de l’apparent fouillis dont il est encombré. A l’enchevêtrement qui d’abord s’offre aux sens, ils ont substitué des conceptions bien ordonnées et conformes au principe d’économie. Elles tendent toutes à faire du monde quelque chose qui soit net, qui ait, dit James, de la propreté, qui soit pénétré d’intellectualité quant à sa structure interne. Après tous ces tableaux, où triomphe le rationalisme, le monde pluraliste fait triste figure ; il est désordonné, il est tourmenté. Mais il est vivant. L’autre était figé. Qu’est-ce que cet absolu dont on nous parle ? On nous dit que comme absolu le monde est un et parfait. Mais l’absolu ne hait, ni ne pâtit, ni n’aime ; il ne connaît ni besoin, ni désirs, ni aspirations, ni échecs, ni amis, ni ennemis, ni victoires, ni défaites. Et moi, dit James, je suis un être fini, je n’ai ni yeux, ni oreilles, ni cœur, ni intelligence pour quoi que ce soit d’un genre opposé à ces réalités-là et la félicité stagnante de la perfection appartenant en propre à l’absolu m’émeut aussi peu que je l’émeus moi-même ; je ne suis pas comme un spectateur du roman cosmique, et je ne puis assister indifférent aux actes des personnages, héros ou traîtres, car je suis un personnage, j’ai mes sentimens, mes intérêts, mes préférences. Vous me mettez hors du temps, et le temps est la réalité dans laquelle je suis plongé. L’univers, dans lequel chacun de nous se sent intimement chez soi, est peuplé d’êtres ayant chacun son histoire qui vient, en se déployant, s’insérer dans la nôtre ; d’êtres que nous pouvons aider dans leurs vicissitudes, comme ils nous aident dans les nôtres. Cette satisfaction, l’absolu nous la refuse, nous ne pouvons rien pour lui ni contre lui, car il vit en dehors de toute histoire.

Une raison généralement invoquée en faveur de l’absolu, c’est qu’en l’admettant, on fait apparaître le monde comme rationnel et les hommes sont sensibles à cet avantage. L’humanité est ainsi faite qu’elle a de la considération pour ce qui est immobile et de la défiance pour ce qui change. Croire qu’il y a un monde habitable tout constitué comme une maison construite où il n’y a qu’à s’installer est logiquement agréable. Mais si vous voulez tant d’ordonnance, vous péchez par une sorte de volupté. Cette satisfaction que vous donne le monde organisé et administré, réglé mécaniquement, de quelles difficultés n’est-elle pas payée ? L’intelligibilité satisfait, mais elle coûte. Vous vous rassurez en vous disant que, si tourmenté que soit le Cosmos en apparence, la paix est installée à l’intérieur, à demeure, et par-là, vous pensez avoir la sécurité. Cependant l’absolu parmi bien des choses inintelligibles fait surgir le problème du mal ; il nous laisse dans un grand embarras quand nous nous demandons comment sa perfection peut exiger des formes particulières aussi affreuses que celles qui assombrissent le monde. L’absolu parfait est la source de toutes sortes de choses inégales, et « la perfection a pour premier effet l’épouvantable imperfection de toute expérience finie. » Voilà un rationalisme au fond bien irrationnel ! La métaphysique pluraliste se joue de ces énigmes. Elle admet hardiment que le monde vit et se fait, qu’il se dévide inachevé, qu’il est plein de réalités distinctes, particulières, de puissances diverses. Elle voit un Dieu sensible au cœur qui appelle les hommes à collaborer à ses fins ; elle semble même en un sens admettre la conception d’un Dieu assisté de ses anges et de ses saints et combattant l’esprit du mal. Car dans l’ordre pratique la seule question qui se pose est de savoir comment l’existence du mal peut être diminuée. James conçoit la puissance divine comme ayant à lutter contre des tendances contraires et l’homme comme devant participer à cette œuvre. Il s’est exprimé sur ce sujet avec une complète franchise : « Tout ce que je sais, tout ce que je sens, tend à me persuader qu’en dehors du monde de notre pensée consciente, il en existe d’autres où nous puisons des expériences capables d’enrichir et de transformer notre vie… Le monde réel est autrement constitué, bien plus riche et plus complexe que celui de la science. J’ai donc à la fois des raisons pratiques et des raisons spéculatives de tenir à cette croyance particulière. Qui sait si la fidélité de chaque homme à ses humbles croyances personnelles ne peut pas aider Dieu à travailler plus efficacement aux destinées de l’univers ? »

Dans le monde ainsi conçu comment va donc se conduire l’homme ? C’est ce que William James s’est attaché à expliquer dans une partie de ses ouvrages qui passe, et parfois non sans raison, pour être hardie jusqu’au paradoxe. Il a mis à répondre à cette question un souci tout particulier, non pas seulement parce qu’elle était la conclusion nécessaire de ses méditations, mais aussi parce qu’il est par nature préoccupé de morale. On a même pu se demander si les maximes qu’il tirait de sa philosophie pour la conduite de la vie n’étaient pas les inspiratrices mystérieuses de toute cette philosophie ; on a pu se demander s’il n’y avait pas peut-être à son insu, au fond de toutes ses recherches, le désir de trouver et de justifier des règles pratiques. James est instinctivement préoccupé des hommes et de l’avenir du monde ; c’est chez lui affaire d’éducation, — il était le fils du Rev. Henry James presbytérien, puis swedenborgien ; c’est aussi un penchant, une sympathie, un élan généreux, que ses adversaires ont été les premiers à reconnaître.

Le pragmatisme, comme doctrine morale, tend à nous donner une notion nouvelle de la vérité. Il n’est plus question pour William James de conformer ses actes à certains principes préétablis, de régler le réel sur les idées abstraites, de penser, puis d’agir. Il renverse les termes. Puisque la logique et la réalité ne sont pas d’accord, James modifie l’adage antique. Il ne dira pas : « Philosophons d’abord, nous vivrons ensuite. » Il dira : « Vivons d’abord, nous philosopherons après. » Il n’existe pas en effet de vérité abstraite à laquelle on puisse comparer les actes, nous n’avons pas de « montre » où prendre l’heure. Il n’y a que des actes multiples, divers, continus, et ces actes selon ce qu’ils sont nous révèlent le vrai. Par suite, la vérité n’a rien d’inflexible, d’immuable, elle n’est pas antérieure à l’expérience ; elle se crée dans l’expérience ; elle est moins « la vérité » qu’une série de vérifications. De même qu’il tire les principes de la vie intellectuelle non de la raison, mais de l’action, William James veut tirer ainsi de l’action les principes de la vie morale. La vérité n’est pas la conformité de nos idées ou de nos actes à telle réalité donnée d’avance ; elle est le service que rend une idée dans l’accomplissement d’un acte. Nous créons quelque chose du monde en agissant, nous faisons rendre à la nature ce que sans nous elle ne donnerait pas ; mais nous créons aussi notre foi ou noire force, notre principe d’énergie, de volonté et d’action. Nous « faisons » la science qui n’est pas antérieurement à nous dans la nature ; nous ne la découvrons pas comme un secret qui existe sans nous ; de même nous créons la vérité. Nous recevons le bloc de marbre, mais nous y sculptons la statue.

Ici le pragmatisme a utilisé des notions nouvellement émises par les savans. On sait que, pour certains contemporains, la science n’est pas une œuvre de la nature, mais une activité humaine, c’est une manière d’imposer des lois à la nature, parce que l’esprit ne peut se l’assimiler que sous cette forme. De là le rôle considérable de l’hypothèse dans les sciences. Le mathématicien Henri Poincaré a écrit sur ce sujet des pages qui sont tout de suite devenues classiques. On aurait grand tort de leur faire dire ce qu’elles ne disent pas et de prendre M. Henri Poincaré pour un pragmatiste sans le savoir. Il a exactement limité ce qu’il voulait faire, et ce n’est pas une théorie générale de la connaissance qu’il a exposée, mais un point de vue sur les rapports de la science et de l’esprit. Il a très bien expliqué par exemple comment les sciences sont des conventions, comment la géométrie aurait pu être différente, comment des formules telles que « la terre tourne » n’ont pas une valeur absolue ; il a montré que les grandes hypothèses servent à trouver des conséquences qui sont utiles et que par cette raison elles sont vraies ; ce sont, selon un mot qui a fait fortune, des conventions qui ont réussi. Par analogie avec ce raisonnement, le pragmatisme demande s’il n’est pas possible de tirer de l’expérience les grands principes qu’il faut tenir pour vrais. De même qu’une hypothèse vraie est pour les savans celle dont l’on tire des conséquences utiles, de même une croyance vraie est une croyance vérifiable par son efficacité, une croyance bienfaisante. La vérité ainsi est relative ; elle dépend des circonstances ; elle est fragmentaire, elle devient quelque chose de variable de fugitif, et elle met quelque peu en déroute la notion qu’on est accoutumé d’en donner.

On devine quelles objections une telle doctrine a soulevées. Les adversaires ont eu d’autant plus beau jeu, que quelques disciples subtils, pleins de fantaisie et de verve, ont fait du pragmatisme un pur opportunisme philosophique. Le vrai est devenu l’utile. la fin a justifié les moyens, et ainsi s’est développée, surtout en Italie, une doctrine qui est un machiavélisme rajeuni, et qu’on a appelé, d’une manière spirituelle, le manuel des menteurs. Elle n’est pas, faut-il le dire ? la philosophie où William James souhaitait d’aboutir. Comme d’autres doctrines qui valent mieux que leur réputation, comme l’épicurisme, comme l’utilitarisme, le pragmatisme porte la peine de son nom. La doctrine morale de James est au fond des plus élevées ; elle demande à l’homme un effort continu ; elle exige de lui l’amour du sacrifice ; elle proclame que c’est dans l’héroïsme seul qu’est caché le mystère de la vie ; elle fait l’apologie des vertus guerrières et de la pauvreté. Sur ces sujets, William James multiplie les affirmations catégoriques : il écrit que « sur la scène du monde l’héroïsme seul tient les grands rôles, » et qu’un homme ne compte pas, quand il est incapable de faire aucun sacrifice ; il professe que la vie atteint dans la guerre « son degré supérieur de force et de grandeur ; » il déclare que « la peur de la pauvreté qui règne dans les classes cultivées est sans contredit la pire des maladies morales dont souffre notre civilisation contemporaines ; » il enseigne même que si la guerre cessait d’exister c’est dans le culte de la pauvreté librement consenti, ce vieil idéal monacal, que se réfugierait la vie héroïque. On ne dira pas que le pragmatisme ainsi compris est un opportunisme médiocre.

Mais on se demandera au nom de quoi le pragmatisme conclut à une action qui demande un effort peu naturel à l’humanité. Si James conseille aux hommes d’éprouver leurs idées par l’action, s’il leur recommande l’utile, il donne implicitement de l’utile une définition qui touche au sublime. Où la prend-il donc et de quel droit l’impose-t-il ? Il ne le dit pas clairement ; il a l’air de croire que cette conception d’utilité s’impose à tout homme sain qui prend conscience des conditions planétaires, qui sait que le monde tend vers le mieux et qui se sait intéressé à l’y aider. Dans un passage bien curieux il propose une sorte de « pari ; » il imagine l’hypothèse où l’homme aurait le choix. Supposez, dit-il, que l’auteur du monde s’adresse à vous et vous dise qu’il peut créer un monde imparfait, dont le salut n’est pas garanti, où il faudra consentir des risques et pour l’amélioration duquel il y aura lieu de travailler péniblement. Que direz-vous ? préférerez-vous le néant à cet univers où l’activité est la loi ? Si vous êtes normalement constitué, dit James, vous n’hésiterez pas. Et il ajoute ces mots significatifs : « Il y a chez la plupart d’entre nous une réserve de vie et d’entrain à laquelle un tel univers répond exactement : nous accepterions donc l’offre. » Cela est très américain. Est-ce très philosophique ? L’un des critiques de James, M. Schinz, professeur à l’Université de Bryn Mawr, en doute, et il accable le pragmatisme de sarcasmes. Mais, en même temps, il lui rend un hommage inattendu : il reconnaît que l’entreprise sociale du pragmatisme est bonne, il va jusqu’à dire que les vérités scientifiques n’ont rien à voir avec les aspirations humaines, et ainsi, tout en différant beaucoup de William James, il ne peut se dispenser de sentir dans sa philosophie quelque chose de vrai.

Il semble en effet que le philosophe de Harvard ait eu une intuition profonde et originale et qu’il n’ait pas su ensuite en accorder toutes les conséquences. La philosophie de l’action contient une critique très intéressante de l’intellectualisme et elle est sans doute appelée à prendre un plus grand développement. William James, merveilleusement à l’aise dans la psychologie, semble avoir été un peu embarrassé lorsqu’il a, dans le Pragmatisme et l’Univers pluralistique, abordé la métaphysique. Si la logique répond à une réalité, et le sentiment, l’intuition à une autre, comment distinguer ? quand peut-on avoir confiance dans la raison ? quelle est la règle qui indique l’instant où il faut cesser de la suivre ? quelle est la part du rationnel qui existe dans le monde ? que vaut par suite la science ? Autant de questions sur lesquelles James a eu dans l’ensemble un sentiment juste et qu’il n’a pas éclaircies. On comprend sa joie lorsque, lisant l’Évolution créatrice de M. Henri Bergson, il trouva précisément de quoi répondre à bien des interrogations qui se posaient devant lui. Il l’a exprimée avec la plus grande franchise et la plus charmante modestie. Une étude même rapide de William James ne serait complète que si l’on montrait en quoi il diffère et en quoi il se rapproche de M. Bergson. J’insisterais davantage si je ne savais que les lecteurs de la Revue des Deux Mondes auront prochainement le plaisir de lire une étude sur la philosophie bergsonienne. Qu’il suffise donc de rappeler en raccourci que l’Évolution créatrice apportait à James une critique complète de l’intellectualisme, et une description précise à la fois des pouvoirs et des limites de la raison. M. Henri Bergson n’est pas pragmatiste : on ne trouve chez lui ni le mot, ni la chose. Mais il a donné sur la genèse et le rôle de l’intelligence une étude dont les conclusions justifient avec plus de rigueur les vues de William James ; il a montré l’intelligence formée sur le modèle des solides et apte non seulement à construire la science, mais à atteindre par la science certaines réalités du monde matériel, il a magnifiquement décrit le domaine où la science est souveraine et celui où la connaissance scientifique n’est plus valable, il a fait voir le monde de l’esprit et l’univers même animés par un élan vital qui, étant continuité, durée et contingence, échappe à la prise de la logique, créée pour le discontinu, l’espace, et le déterminé. « Selon moi, écrit James avec enthousiasme, Bergson a tué l’intellectualisme définitivement et sans retour. » La vision de James se trouve confirmée par la critique bergsonienne. Peut-être cette critique, si James avait davantage vécu, aurait-elle été pour lui le point de départ de méditations nouvelles et lui aurait-elle permis de préciser ce qui demeure ambigu et parfois décevant dans la notion de pragmatisme.


Le grand mérite de William James est d’avoir apporté une méthode, et dans l’ensemble de s’en être servi avec beaucoup de dextérité et de vigueur. Contre les excès de l’intellectualisme, contre les prétentions romantiques du scientisme qui voulait tout réduire en idées abstraites, puis en lois, il a fait un effort original, et dont l’effet durera. Par la fraîcheur de son observation, il a donné une peinture nouvelle de la vie de l’esprit. Par sa robuste confiance dans l’expérience, il a renvoyé dans les nuées des manières de philosopher inutiles. Son œuvre porte la marque du caractère anglo-saxon. Elle en a le réalisme et aussi nous l’avons dit le mysticisme ; elle recèle une certaine insouciance des idées générales, la défiance des abstractions. Dans la sage cité des abeilles que nous peint un conte de Kipling, on voit des insectes étrangers s’introduire et déposer des germes mortels qu’ils appellent des « principes. » Comme la ruche du conteur anglais, l’univers de William James est libéré de ces notions abstraites. Les faits y ruissellent. C’est un monde vivant, plein de suc, un monde charnu qui contraste agréablement avec cet univers famélique, décharné et comme râpé que représente l’école de l’absolu.

Ce rappel aux réalités intervient à point à une époque où en politique, en morale, comme en philosophie, règne un goût de l’abstrait qui cause de grands ravages. Taine a merveilleusement montré, dans l’Ancien Régime, les méfaits de l’esprit jacobin et du radicalisme social ou politique étranger à toute psychologie. L’un des plus brillans adversaires de James est presque tenté de lui pardonner pour avoir heureusement réagi contre le préjugé répandu dans les démocraties que les systèmes sont faits pour être appliqués à la vie, contre le fléau social de la science mise à contribution hors de propos, contre la pédagogie et la morale syllogistique des écoles. William James a travaillé à cette œuvre avec beaucoup d’art et beaucoup d’élévation ; il a servi la cause de l’humanité en défendant les droits de l’enthousiasme et de l’héroïsme ; et, en rendant à la nature, comme à l’esprit humain, la contingence et la force créatrice, il a fait rentrer dans l’univers la vie multiple que l’abstraction méconnaît. Son œuvre apparaît comme une démonstration, à l’adresse des logiciens modernes, de la parole du poète anglais : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur terre, Horatio, que vous n’en rêviez dans votre philosophie. »


ANDRE CHAUMEIX.

  1. William James, The Principles of Psychology, 1890 ; — The varieties of religions experience, 1902 ; — The will to believe, 1904 ; — Pragmatism, 1901 ; — Text-book of Psychology, Briefer Course, 1908 ; — A Pluralistic Universe, 1909 ; — The meaning of the truth, 1909. La plupart de ces ouvrages ont été traduits sous les titres suivans : Précis de Psychologie (Text-book), par MM. Baudin et Bertier ; l’Expérience religieuse (The varieties), par M. Abauzit ; la Philosophie de l’expérience (A Pluralistic Universe), par MM. Le Brun et Paris. On lira avec grand intérêt les chapitres consacrés à ce sujet dans le beau livre de M. Boutroux, Science et Religion, et dans les pénétrantes analyses de M. J. Bourdeau, Modernisme et Pragmatisme, chapitres auxquels toute étude sur James est redevable. Enfin les théories de James ont trouvé un défenseur personnel en M. Schiller, auteur de Studies in humanism, 1907, et un adversaire plein de verve en M. Schinz, auteur de l’Antipragmatisme.