William Godwin, sa famille et ses amis

William Godwin, sa famille et ses amis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 171-197).
WILLIAM GODWIN
SA FAMILLE ET SES AMIS
D’APRES DE NOUVEAUX DOCUMENS

William Godwin, his friends and contemporaries, by C. Kegan Paul. London 1876; King.

Le nom de William Godwin méritait-il d’être tiré sinon de l’oubli, du moins de cette ombre discrète où sont fatalement condamnés les écrivains qui ont essayé tous les genres sans exceller dans aucun, et qui, tour à tour publicistes, moralistes, pamphlétaires et romanciers, semblent par la diversité de leurs ouvrages destinés à faire le désespoir des amateurs de classification? Était-il bien nécessaire de remuer tous les souvenirs que rappelle l’auteur de Caleb Williams et de ranimer les traits à demi effacés de cette figure plus étrange qu’aimable, à tout prendre? C’est là peut-être ce que l’on pourrait demander à M. Kegan Paul, s’il n’avait eu soin de prévenir lui-même l’objection en faisant une place dans son titre aux amis et aux contemporains de Godwin. En effet, ce n’est pas une réhabilitation qu’il a tentée. Depuis longtemps Godwin est apprécié à sa juste valeur et mis à la place qui lui convient. En publiant de nombreux fragmens de sa correspondance, M. Kegan Paul a voulu seulement éclairer d’un jour plus abondant une période intéressante de l’histoire de la littérature anglaise. Si le beau-père et le maître de Shelley, le confident de Coleridge et de Lamb, n’est pas le premier écrivain venu, il faut avouer aussi qu’il doit aux amitiés qu’il sut inspirer une grande part de la curiosité que son nom excite encore. La génération actuelle ne connaît guère ses œuvres que par le titre qu’elles portent, mais la philosophie radicale lui a emprunté plus d’une de ses théories, et pour maint disciple enthousiaste il a été une manière de prophète et de sage dont l’influence ne peut être contestée. Ami généreux et directeur de conscience à la fois, il a dans sa longue vie groupé autour de lui des jeunes gens avides de recueillir ses enseignemens, et quoique ses élèves aient en général assez mal tourné, leur histoire n’est pas sans offrir de l’intérêt. On y voit apparaître tout un coin de bohème littéraire, longtemps avant que ce nom eût été inventé ; parfois même la tragédie s’y mêle à la comédie, et le drame est complet. M. Kegan Paul n’a eu le plus souvent qu’à laisser parler les acteurs eux-mêmes; mais il les introduit sur la scène avec beaucoup d’art. Godwin, bien des années avant sa mort, avait de sa propre main arrangé dans un ordre méthodique ses manuscrits et sa volumineuse correspondance. Telle est la source où le biographe a puisé, se contentant de relier d’un fil léger les extraits habilement choisis qu’il donne au public. Le seul reproche qu’on puisse lui faire, c’est d’avoir quelquefois supposé le lecteur plus instruit qu’il ne l’est communément, et d’avoir ainsi laissé à la critique le soin de remplir les lacunes de sa narration.


I.

La théorie célèbre qui fait la part si grande aux influences du milieu ne pourra jamais se servir de l’exemple de Godwin qu’avec beaucoup de restrictions. Cet apôtre de l’athéisme eut pour parens les méthodistes les plus sévères, et ce fut dans l’asile d’une piété toute puritaine qu’il vit le jour, petit-fils et fils de ministres dissidens. Godwin a laissé de son père un portrait auquel on ne saurait reprocher l’enthousiasme. Il nous le représente comme un brave homme qui passait sa vie à cheval pour visiter ses paroissiens, et commençait régulièrement à écrire le samedi soir le sermon qu’il devait prêcher le lendemain matin, mais il ajoute que ce fut avec beaucoup de peine qu’il se décida à quitter « la scène de ce monde sublunaire. » Bon dissident, il avait en abomination l’église établie et il poussait jusqu’au scrupule le respect du dimanche. Un des rares souvenirs que Godwin eût conservés de lui c’était d’avoir été rudement tancé pour avoir profané la sainteté du sabbat en se promenant dans le jardin avec un chat sur les bras. Heureusement Mme Godwin était là pour tempérer l’austérité de son mari par son humeur enjouée. Elle aimait à raconter des histoires piquantes et mettait son ambition dans les reparties heureuses. C’était une excellente ménagère, mais une femme peu instruite : on s’en aperçoit bien quand on lit les lettres très touchantes et très comiques en même temps que jusqu’à la fin de sa vie elle ne cessa d’écrire à son fils pour le ramener à la foi de son enfance. William Godwin, né à Wisbeach en 1756, était le septième de treize enfans. On aimerait à savoir comment une famille aussi nombreuse put être entretenue avec un revenu qui ne dépassa jamais 1,300 francs : M. Kegan Paul ne le dit pas. Le jeune Godwin paraît avoir été un enfant précoce et qui montrait pour la prédication des dispositions étonnantes, car il n’avait pas huit ans que déjà, monté sur une chaise, il prêchait de petits sermons dans la cuisine. Plus tard, à l’école qu’il fréquentait, son zèle s’exerçait sur ses camarades. Une fois même, pour donner plus de force à son éloquence, il se procura en cachette la clé du temple dissident, et, du haut de la chaire paternelle, adressa ses exhortations à l’un de ses condisciples dont l’âme lui semblait particulièrement en danger. En 1767, on le remit aux soins du ministre indépendant de Norwich, Samuel Newton, qui partageait les opinions religieuses d’un certain Sandeman, connu dans le nord de l’Angleterre pour son calvinisme outré. Godwin prétendait méchamment que Calvin se contente de damner les quatre-vingt-dix-neuf centièmes du genre humain, tandis que Sandeman avait trouvé le moyen de damner quatre-vingt-dix-neuf sur cent des disciples de Calvin. Il faut ajouter que Godwin ne s’est avisé que longtemps après de cette distinction plaisante. Pour le moment, il accepta docilement les doctrines de son nouveau maître. Il est vrai que celui-ci avait pour les faire pénétrer des moyens irrésistibles, parmi lesquels la verge n’était pas un des moindres. La première fois que M. Newton, après une exhortation pleine de métaphores facétieuses, fit voir au petit garçon trop épris de sa personne cet argument tout nouveau pour lui, il lui sembla qu’il tombait du ciel sur la terre. Il faut croire pourtant qu’il finit par s’y habituer, car pendant trois ans il vécut en bons termes avec son rigoureux précepteur. Il sortit même de ses mains si convaincu de la vérité de ses principes, que, lorsqu’il se présenta au séminaire dissident de Homerion, on ne voulut pas l’y recevoir : on le suspectait de sandemanianisme. Il alla frapper à la porte de Hoxton Collège, où l’on fut moins difficile.

Dans l’intervalle, son père était mort, et il avait accepté cette perte avec le stoïcisme qui ne l’abandonna jamais dans les deuils de famille. Ses études théologiques durèrent cinq ans. Il lut, du moins il l’affirme, tous les auteurs de quelque réputation qui ont écrit sur les points les plus discutés de la doctrine chrétienne, se levant à cinq heures du matin et se couchant à minuit par amour de la métaphysique. Pour se détendre l’esprit, il faisait des plans de tragédie, ce qui est un moyen héroïque. En fin de compte, il en resta au calvinisme. Quand il quitta Hoxton, il avait l’esprit muni de toutes les connaissances nécessaires : une seule chose lui manquait; mais il ne s’en aperçut qu’après. L’histoire de son ministère évangélique est aussi courte que mal connue. Il alla d’abord s’établir, comme pasteur dissident, à Ware, dans le Hertfordshire, puis à Stowmarket. Ce fut là qu’il perdit la foi. Il a lui-même noté avec une exactitude minutieuse les différentes phases qu’il traversa avant d’arriver à l’incrédulité complète. Il rencontre d’abord un jeune homme de son âge, Joseph Fawcet, qui avait l’habitude de déclamer contre les affections domestiques et qui n’eut sans doute pas grand’peine à le convertir. En 1782, la lecture du Système de la nature fait de lui un déiste. Au printemps de 1783, le livre de Priestley l’incline au socinianisme, et ainsi de suite. Sur quel fondement reposaient donc des croyances si faciles à ébranler?

A la suite d’une discussion qu’il eut avec ses auditeurs de Stowmarket sur une question de discipline ecclésiastique, il reprit sa liberté, et il fit bien. Entre l’hypocrisie, qui lui aurait assuré le pain quotidien, et la franchise, qui ne lui assurait que l’indépendance avec la misère en perspective, il n’hésita pas. Il ne faudrait pas cependant exagérer le mérite de ce choix. La vie littéraire le tentait : il y entra par la petite porte. Il écrivit d’abord dans des recueils oubliés aujourd’hui des articles plus oubliés encore ; il se mit à la solde du libraire Murray, composa des pamphlets pour le parti libéral, fréquenta Sheridan, et néanmoins ne voulut pas se vendre, ce qui était d’autant plus louable qu’il lui fallait quelquefois, pour dîner, mettre sa montre ou ses livres en gage. Deux fléaux, les emprunts et les dettes, ont tourmenté son existence; mais il semble très vite en avoir pris son parti. On dirait presque qu’il croyait, avec le héros favori de Rabelais, que « nature n’a créé l’homme que pour prester et emprunter, » tant était vive sa foi dans la bourse de ses amis, tant il ouvrait naïvement pour autrui la main qu’il venait de tendre pour lui-même. Au reste, en agissant de la sorte, il ne faisait que suivre la coutume et les traditions de patronage littéraire encore en honneur au XVIIIe siècle. Depuis cette époque, les gens de lettres ont pris l’habitude de compter un peu moins sur le prochain et un peu plus sur eux-mêmes, et ce sentiment de fierté bien placée nous rend plus difficile à comprendre ce qui semblait alors tout naturel.

Godwin a été en Angleterre un des derniers représentans de la littérature besoigneuse. Quant à sa générosité, elle était extrême. Au milieu de sa pauvreté, il fut toujours prêt à secourir ceux qui étaient plus pauvres que lui, et surtout les jeunes gens. C’est ainsi qu’au moment où il avait peine à se suffire à lui-même, on le voit recueillir un cousin éloigné dont il voulait faire l’éducation. Malheureusement il ne suffit pas d’aimer la jeunesse pour la bien conduire, et l’histoire des rapports de Godwin avec son élève en fournit la preuve. En la lisant, on voit paraître devant soi l’une de ces figures de jeune garçon que le roman anglais excelle à peindre, et Dickens eût signé plus d’une des lettres que Tom Cooper écrivait à Godwin. Celui-ci n’était pas un maître toujours facile à contenter. Il avait une façon humiliante de corriger les défauts de son parent, et, de son côté, Tom Cooper n’oubliait rien. Quelquefois même, pour se rafraîchir la mémoire, il couchait ses griefs par écrit, sous forme de mémorandum. Un jour par exemple, sur un bout de papier qu’il laissait traîner à dessein, il traçait les lignes suivantes: « Il (Godwin) m’a appelé… un misérable sot…, en ma présence. Il m’a comparé… à une vipère… Je suis un tigre… en mon absence. Il m’a appelé… une brute… Il veut m’écraser… Croit-il que je me laisserai tranquillement faire ? » Et Godwin, enchanté du « degré de sensibilité » que trahissaient ces notes, prenait la plume et répondait pompeusement à son élève qu’il n’avait qu’un désir qui était de faire de lui un homme vertueux, et que sa haine lui était à ce prix indifférente.

Atteignit-il son but ? Fit-il de ce nouvel Émile l’être sensible et bon qu’il rêvait en fidèle disciple de Rousseau ? Une chose est certaine, c’est qu’il en fit d’abord un mauvais comédien. Avec son assentiment, Tom Cooper se consacra, paraît-il, à la scène. Il fut recommandé au tragédien Kemble, qui lui confia pour commencer un rôle modeste. Il s’agissait de faire partie du cortège de la grande actrice Siddons dans une pièce de Congreve et d’y représenter un personnage muet. Le débutant monta cependant en grade, car il annonce un jour à Godwin qu’il fera dans Macbeth la seconde sorcière. De sorcière, on le voit ensuite retomber sénateur dans Othello, ce qui était une disgrâce, car il n’avait plus rien à dire. Il est vrai que ses fonctions lui rapportaient une guinée par semaine. Par malheur, le soir où Kemble lui avait enfin accordé un rôle plus en rapport avec son ambition, l’infortuné se troubla au dernier vers, perdit la mémoire, manqua la réplique et fut sifflé. Kemble lui déclara qu’il ne ferait jamais rien de bon sur les planches, et Tom Cooper n’en voulut pas croire un mot. Il s’engagea dans une troupe ambulante où il eut même une représentation à son bénéfice, ce qui, par une suite de circonstances déplorables, lui coûta dix livres sterling. À ce compte-là, l’Angleterre lui revenait trop cher ; il finit par partir pour l’Amérique, où longtemps après il donnait encore des représentations à son bénéfice, mais cette fois avec un succès moins illusoire. Ce fut là le premier élève de Godwin. La plupart de ses amis n’étaient pas à cette époque dans une position beaucoup plus brillante. C’était James Marshal, littérateur discret qui faisait des traductions et des index, qui servait de secrétaire à Godwin et partageait avec lui le dernier shilling d’une caisse ordinairement vide. C’était Holcroft, l’auteur comique, qui, n’ayant pas fait fortune au théâtre, avait l’ingénieuse idée d’aller acheter fort cher en Allemagne des tableaux qu’il expédiait à grands frais en Angleterre et dont personne ne voulait à aucun prix. Ces amitiés, que resserraient les difficultés de la vie, n’échappaient pas à la loi commune et connaissaient les tempêtes. Godwin a toujours aimé « dire à Juda son forfait et à Israël son iniquité. « Il excellait à blesser les gens, étant lui-même fort susceptible. Les deux billets suivans que lui écrivit une fois Holcroft donnent une idée suffisante de la rapidité avec laquelle on passait dans ce monde-là de l’état de paix à l’état de guerre :

« Je ne vous ferai certainement par défaut mardi. Dieu voulant. Si j’avais le pouvoir d’écarter de nous tous les difficultés, oh ! l’on verrait de belles choses. Pour l’amour du ciel, ne vous tourmentez point; le temps et les saisons ont d’étranges vicissitudes, et qui peut dire que le soleil ne se lèvera plus jamais? »

« Monsieur, je vous écris pour vous faire savoir qu’au lieu de vous voir à dîner demain, je désire ne plus vous voir jamais, étant bien déterminé à n’avoir plus jamais avec vous aucun rapport d’aucune espèce. »

Le dîner en question n’avait probablement pas eu le temps de se refroidir qu’à la brouille avait succédé la réconciliation.


II.

Ce fut sans doute à Holcroft que Godwin dut d’être introduit dans le petit cercle d’hommes remarquables dont les doctrines de la révolution française avaient enflammé l’imagination et qui, poètes ou publicistes, rêvaient une nouvelle ère pour l’humanité. Les uns, comme Wordsworth, Coleridge et Southey, séduits par la poésie de la liberté, devaient un jour, reniant devant ses excès leur juvénile enthousiasme, éteindre dans un torysme tempéré les ardeurs d’un républicanisme d’importation étrangère : ils se contentaient alors d’une admiration platonique pour les principes de 89. Les autres, philosophes et gens d’action, comme Thomas Hardy, Horne Tooke, Tom Paine, allaient plus loin et auraient voulu les appliquer en Angleterre. Ils avaient formé, sous le nom de Corresponding society, une société qui professait assez de sympathie à l’endroit de la France pour que le gouvernement de Pitt s’en fût ému. Tom Paine avait en 1791 publié son célèbre pamphlet des Droits de l’homme comme réponse au livre de Burke sur la révolution française, et bientôt la peur des idées révolutionnaires, dépassant toutes les bornes de la raison, avait envahi l’Angleterre et l’Ecosse. Pitt lui-même avait conçu des inquiétudes. Il voyait aux portes le danger racial et disait à sa nièce qui lui citait les Droits de l’homme : « Paine n’est pas un sot; mais si je faisais ce qu’il demande, j’aurais demain des milliers de bandits sur les bras et Londres serait en flammes ! » De là une suspension de l’habeas corpus et des mesures de rigueur qui valurent à l’Angleterre une terreur, mais en petit. Un extrait du journal que Godwin ne cessa de tenir jusqu’à la dernière semaine de sa vie marque bien les limites de la position qu’il prit dès le commencement tout en donnant la nuance de ses opinions politiques :

« C’était l’année de la révolution française. Un grand sentiment de liberté gonflait mon cœur et le faisait battre fort. Depuis neuf ans j’étais républicain en principe. J’avais lu avec satisfaction les ouvrages de Rousseau, d’Helvétius, ainsi que ceux des auteurs français les plus populaires, et je ne pouvais m’empêcher de concevoir les plus vives espérances d’une révolution qui avait eu de tels écrits pour précurseurs. Cependant j’étais loin d’approuver tout ce que j’avais vu même au début. Je n’ai jamais cessé de blâmer le gouvernement de la populace, la violence et les impulsions que se donnent les uns aux autres les hommes rassemblés en multitude. Les changemens politiques que je souhaitais ne devaient provenir que de la claire lumière de l’intelligence, des sentimens droits et généreux du cœur. »

Godwin est donc un philanthrope et un réformateur, mais c’est surtout un théoricien, et, bien qu’il ait vaillamment défendu ceux qui dans la pratique allaient plus loin que lui, il occupe une place à part dans le groupe des révolutionnaires anglais. Ceux-ci, de leur côté, en étaient bientôt venus à le regarder comme un prophète et comme un champion. On savait que, de plus en plus attiré par la politique, il préparait un traité destiné à ébranler les piliers de l’ordre social non moins que les voûtes du ciel, et l’on attendait avec impatience le grand œuvre qui vit le jour en 1793. Peut-être serait-il assez oiseux de s’étendre sur ce fameux écrit : quatre-vingts années ont singulièrement diminué les mérites de la Justice politique, et, pour en bien comprendre la portée, il faudrait d’abord désapprendre toute l’histoire de la pensée contemporaine et toutes les tentatives de réforme sociale que notre siècle a vu tenter. De ces théories qui paraissaient jeunes alors, de ces utopies où se heurtaient les idées les plus absurdes et les souhaits les plus généreux, une odeur de vétusté se dégage qui n’a rien d’attrayant. Un livre qui a marqué une époque dans la littérature politique du pays, qui a été l’objet des admirations les plus brûlantes comme des critiques les plus dures, un livre qui a fait des disciples et des conversions, ne peut pas être un ouvrage sans valeur; mais combien il est difficile à la distance où nous sommes d’en sentir la puissance et l’originalité! Le paradoxe y prend un air si déclamatoire et la vérité des façons si brutales! On l’a dit, le grand défaut de cette philosophie, c’est qu’elle est trop ambitieuse, et l’ambition perdit les anges. L’auteur de la Justice politique prend la raison abstraite pour règle universelle de conduite, et pour fin le bien abstrait. Le jour où chaque être humain faisant ce qui lui semble bon fera en même temps le bien de la communauté, le grand secret de la politique sera trouvé. En attendant, tout doit céder devant la raison, suprême régulatrice du monde idéal que l’auteur construit. C’est la raison qui doit apprendre par exemple à la femme de chambre de l’archevêque de Cambrai qu’il lui faut se laisser brûler dans l’incendie pour sauver son maître, parce que sa propre vie est d’un moindre intérêt pour l’humanité. Et si cette femme de chambre est la mère ou la femme de Godwin, entre elle et l’archevêque, Godwin sauvera celui-ci, parce que la justice pure exige que des deux valeurs la plus petite soit sacrifiée. Quant à l’archevêque, il ne sera tenu envers son bienfaiteur à aucune reconnaissance personnelle, vu que ce dernier aura, comme certain personnage du Festin de Pierre, agi pour l’amour de l’humanité. Avec de pareils argumens, on va loin. Aussi, quand l’auteur arrive à la question de la propriété et à celle du mariage, n’est-on pas surpris du tout de l’aisance avec laquelle il fait place nette. La justice veut que les biens de la fortune n’appartiennent légitimement qu’à ceux qui en ont le plus besoin ou à ceux qui en feront le meilleur usage. Étant donné par exemple un morceau de pain, c’est au plus affamé qu’il doit revenir. S’il en est autrement, c’est que la religion, s’accommodant à tous les préjugés et à toutes les faiblesses du genre humain, a substitué la charité à la justice. Le mariage est aussi une propriété, et la pire de toutes, et l’abolition de cette loi funeste, loin d’ouvrir la porte à la dépravation, n’entraînerait avec elle que des conséquences heureuses. Peut-être, dit Godwin, prévoyant une des nombreuses objections que soulève cette opinion hardie, peut-être d’autres que moi préféreront-ils la même personne : il n’y a là aucune difficulté. Nous pourrons tous trouver du plaisir à sa conversation, et nous serons tous assez sages pour considérer le reste comme une bagatelle sans importance. C’est, on le voit, la théorie des femmes spirituelles que certaines sociétés américaines pratiquent avec un succès contesté. Il est vrai que Godwin, sur ce point délicat, devait plus tard changer d’avis. Le jour où le philosophe, se trouvant personnellement intéressé dans la question, éprouva, non pas même l’amour, mais seulement une de ces amitiés qui, pour parler comme Fontenelle, ont l’air amoureux, ce jour-là il s’avisa que ses principes souffraient au moins une exception, et, comme tout le monde, il se maria.

Quoi qu’il en soit, le livre de Godwin n’eut pas le succès de scandale qu’il pouvait en attendre : il y manqua la persécution du gouvernement, qui pensait qu’un ouvrage coûtant 3 guinées ne serait jamais très répandu dans le public. L’auteur n’en fut pas moins dès lors regardé par les uns comme le grand adversaire de toute religion et de toute moralité, par les autres comme le maître d’une nouvelle philosophie sociale, et par tous comme un homme extraordinaire. Il avait jusqu’à ce moment vécu dans une retraite dont ses amis seulement connaissaient le chemin. Un procès criminel lui fournit l’occasion d’en sortir. Accusés d’avoir essayé de changer la forme du gouvernement établi par la publication de différens pamphlets, accusés en outre d’avoir fait partie de sociétés politiques qui avaient la même fin en vue, Horne Tooke, Thomas Hardy, Holcroft et quelques autres passèrent en jugement. Godwin ne les abandonna pas dans cette épreuve et montra que son audace n’était pas toute au bout de sa plume. Jour après jour il vint s’asseoir dans l’enceinte du tribunal, à côté de ses amis prisonniers, indifférent aux conséquences de son courage. Il fit plus encore. Il écrivit dans le Morning Chronicle une critique impitoyable du réquisitoire du chief justice, et rendit ainsi un égal service à la cause de la liberté politique et aux prévenus qui furent acquittés. Dans cette même année, il publiait le plus célèbre de ses romans, Caleb Williams.


II.

« Ma vie a été pendant plusieurs années le théâtre de toutes les calamités. Je me suis vu en butte à la vigilance de la tyrannie, sans pouvoir y échapper. Mes plus belles espérances d’avenir ont été flétries. Mon ennemi s’est montré inaccessible aux supplications, infatigable dans sa persécution. Il a fait ses victimes de ma réputation et de ma félicité, et tous ceux qui ont connu mon histoire, refusant de m’assister dans ma détresse, ont exécré mon nom. »

Ainsi débute Caleb Williams. À ce style solennel et larmoyant, on reconnaît aussitôt un disciple de Richardson, et la suite du récit ne fait que justifier ce rapprochement. C’est le même procédé d’analyses morales, le même abus de dissertations philosophiques, la même emphase de langage. Caleb Williams est l’histoire d’un jeune paysan qui, pris en affection par un homme opulent et devenu son secrétaire, soupçonne qu’un meurtre se cache dans le passé de son maître, et n’a plus dès lors qu’une idée en tête, qui est de découvrir la vérité. Sa curiosité sera punie par la haine de M. Falkland, qui tient à sa réputation et qui, fort de l’impunité que sa richesse lui assure, épuisera sur Caleb toutes les formes de la persécution jusqu’au jour où, vaincu par la grandeur d’âme de ce jeune homme et par ses propres remords, il avouera son crime devant un magistrat. Cette donnée, qui pouvait être mise en œuvre d’une façon vraisemblable, est présentée par Godwin avec si peu d’habileté qu’on se refuse à y voir autre chose qu’un jeu d’imagination. Les acteurs chargés de la développer s’acquittent de leur rôle avec beaucoup de conscience, mais on ne parvient pas à les croire vivans. Ils se traitent réciproquement de serpens, de ministres, de scélérats, de rebut du monde; on ne fait qu’en rire, car ils n’existent pas. On les a pris d’abord pour des épileptiques, on s’aperçoit bientôt qu’on s’est trompé : ce ne sont que des mannequins pourvus du don de l’intelligence et de la parole. Ils ne mangent, ni ne boivent, ni ne dorment comme les autres hommes; ils dissertent, ils dialoguent en trois points par raisons démonstratives, et le reste du temps ils se regardent penser. Falkland, le héros, commence par tuer en traître un homme qui l’a brutalement outragé, laisse accuser et pendre deux innocens et continue en accumulant les calomnies et les impostures sur la tête de Caleb; il n’en reste pas moins pour celui-ci « le plus noble esprit qui ait vécu parmi les fils des hommes. » Seulement il avait « bu dans sa jeunesse le poison de la chevalerie; » cette fausse idée de l’honneur l’a perdu. Quant à Caleb, c’est une âme « sensible, » on ne peut le contester; mais lorsque la sensibilité se fait sotte à ce point, elle n’inspire pas une admiration très vive. Par ces deux personnages qui sont les meilleurs, on peut juger des autres. Sous ce fatras, une thèse se devine : c’est que la justice n’est faite que pour protéger le fort et pour écraser le faible. Godwin a voulu trop prouver. Et pourtant, quoiqu’il n’y ait ni poésie, ni esprit, ni passion dans Caleb Williams, le livre n’est pas une œuvre vulgaire. Il témoigne d’une certaine puissance et donne l’idée d’un cauchemar en plusieurs volumes. Ce genre était alors à la mode. On a depuis tenté de le remettre en honneur, mais on s’y est pris avec plus d’art. Aussi ne peut-on s’empêcher de sourire quand on compare l’invraisemblable grossièreté des ressorts employés par le romancier avec la perfection de mécanisme que présentent aujourd’hui ces sortes d’ouvrages.

Si Godwin était mort à ce moment, la littérature n’y aurait pas perdu grand’chose, et l’auteur de Caleb Williams y aurait gagné de pouvoir partager la gloire incomplète, et par cela même plus touchante, dont le souvenir de la postérité entoure tous ces écrivains enlevés avant l’âge et qui n’ont pas rempli leur destinée. En revanche, l’histoire du philosophe ne présenterait pas l’intérêt qu’elle doit en partie aux personnes distinguées qui s’y mêlent dès lors. En effet, dès que Mary Wollstonecraft paraît, le roman, que Godwin reléguait froidement dans le domaine de la fiction, se montre dans celui de la réalité. C’est une destinée singulière que celle de cette jeune femme qui, joignant aux dons de l’intelligence ceux de la grâce, commence par le sacrifice et la piété pour finir par la passion et le désordre. Plus encore que Godwin, Mary Wollstonecraft se révolta dans ses écrits contre les opinions de la société; mais quand on lit ses lettres, quand on la suit dans les efforts héroïques de sa jeunesse, il est bien difficile de ne pas croire qu’elle valait mieux que sa réputation et qu’elle a reçu de ce monde moins qu’elle ne méritait. Fille d’un père qui s’était ruiné par ses dissipations, elle était l’aînée de six enfans, pour lesquels elle travailla longtemps comme une esclave. Elle essaya d’abord de l’enseignement, cette grande ressource des jeunes filles pauvres en Angleterre, et commença par tenir une école où les profits furent moindres que les pertes; puis elle se mit à la peinture, quitta le pinceau pour l’aiguille et descendit presque jusqu’au bout cette pente rapide qui va de la gêne à l’indigence honteuse. Elle se raidissait contre les malheurs de tout genre, et vivait moins pour elle que pour les siens. « Les soucis, écrivait-elle, m’ont tellement traquée et j’en vois un si grand nombre devant moi que mon courage est abattu. J’ai perdu toute espèce de goût pour la vie, et mon cœur à demi brisé ne se réjouit qu’à la pensée de la mort. Cependant il se peut que je mette des années à mourir; il me faut donc de la patience, car en ce moment souhaiter ma fin serait de l’égoïsme. » Sa piété la soutenait dans la lutte douloureuse, et elle s’appuyait humblement sur « cette Providence qui ne se contente pas de relever les affligés, mais qui leur donne encore une paix qui surpasse toute description. » La mort de sa plus chère amie sembla briser pour la première fois sa force d’âme; sa santé faiblissait sous tant de chocs, et elle s’apercevait avec une sorte de joie que les murs de sa prison se délabraient et que bientôt la prisonnière serait libre. Ce fut alors que, demandant un nouvel effort à sa brave nature, elle écrivit un pamphlet sur l’éducation des filles. Un éditeur généreux lui en donna 10 guinées, et en même temps ses amis lui trouvèrent une place d’institutrice en Irlande, dans la famille de lord Kingsborough. On peut se faire une idée de la vie qu’elle mena dans le château de Mitchelstown par les extraits suivans de sa correspondance :

« J’ai pour toute société une collection de femmes sottes dont l’humeur turbulente et les rires sans motifs m’épuisent, pour ne rien dire des altercations domestiques que chaque heure voit naître. Mariage et toilette, voilà les sujets traités tour à tour, et dans un style qui n’a rien de sentimental. Hélas! pauvre sentiment, ce n’est point ici qu’il réside. Je souhaiterais presque que mes élèves lussent des romans et fussent romanesques. J’aime mieux, je le déclare, le faux raffinement que point de raffinement du tout. Ces jeunes filles comprennent plusieurs langues et ont lu des charretées de livres d’histoire, car leur mère était une femme prudente. Quant à lady Kingsborough, sa passion pour les animaux remplit les heures qui ne sont pas employées à la toilette... Tous les enfans ont été malades de mauvaises fièvres. Sa seigneurie leur a fait une visite de bienséance, et cependant leur état excitait ma compassion, et je m’efforçais de les distraire tandis qu’elle prodiguait à ses chiens les tendresses les plus gauches. Je crois encore entendre son bégaiement enfantin. Elle met du rouge; en un mot, c’est une belle dame sans imagination ni sensibilité. Vous allez vous dire que je ne suis pas sous l’influence de mon sentiment favori, la pitié; il n’en est pas toujours ainsi. Je sais faire la part des circonstances et je m’accommode aux choses : je parle de maris à trouver pour les dames — et pour les chiennes, et je me rends tout à fait divertissante. Et puis je me retire dans ma chambre, j’y construis des figures dans le feu, j’écoute lèvent ou je regarde les Gotties, cette belle chaîne de montagnes qui nous entoure, et de cette façon le temps se passe dans l’apathie ou dans la souffrance. Je me sens très malade et si découragée que mes larmes coulent par torrens sans que je m’en aperçoive. Je lutte avec moi-même, mais j’espère que mon père céleste aura pitié d’un pauvre roseau brisé, et compassion d’une malheureuse créature dont seul il connaît les chagrins. »

Trois quarts de siècle ont séché l’encre de ces lignes désolées sans en affaiblir l’accent, et depuis, que de mains à jamais inconnues ont tracé dans les larmes le même refrain désespéré ! Mary Wollstonecraft ne resta pas longtemps dans la famille du grand seigneur irlandais. Lady Kingsborough, jalouse de l’affection que lui témoignaient ses filles, renvoya l’institutrice, qui se trouva sans asile une seconde fois. L’éditeur Johnson vint encore à son aide. Il lui confia quelques ouvrages à traduire du français, et dans les intervalles de liberté que lui laissait cette besogne, elle écrivit son livre des Droits de la femme, qui lui fit tout d’un coup, dans ces jours de pur torysme, une célébrité voisine de celle que donnait le pilori. Ce n’était pas que le livre attaquât ni la religion, ni le mariage. L’auteur demandait seulement l’égalité d’éducation pour les deux sexes, protestait contre l’usage qui fait de la femme le jouet de l’homme, et professait que le bonheur conjugal dépend surtout du rapport des intelligences. Malheureusement ces thèses, fort soutenables en elles-mêmes, étaient développées avec une franchise d’expression qui paraît étonnante sous une plume féminine, et dont la seule excuse est dans la brutalité d’une époque qui appelait les choses par leur nom. En outre le volume, ce qui n’en faisait pas la moindre originalité, était dédié à Talleyrand et portait les marques de la phraséologie révolutionnaire. Il sentait trop la France, cela seul aurait suffi pour décréditer l’écrivain. Ses sœurs mêmes, pour lesquelles elle s’était sacrifiée, s’écartèrent de Mary Wollstonecraft, en répétant la prière du pharisien. Ce fut vers la France que celle-ci se tourna.

Elle partit seule pour Paris à la fin de 1792; elle n’en devait revenir que trois ans après, mais bien changée. Ce qu’elle fit dans la tourmente, il serait difficile de le savoir. La guerre qui éclata entre la France et l’Angleterre rendit sa situation d’autant plus critique que les communications d’un pays à l’autre étaient rares et le retour impossible. Les lettres que l’on a d’elle à cette époque ne jettent que peu de lumière sur son séjour à Paris. On a dit qu’elle se mêla de politique, qu’elle fréquenta les girondins. Cela n’est pas invraisemblable; ce qui est certain, c’est que dans l’été de 1793, elle fit la connaissance d’un spéculateur américain, Gilbert Imlay, et que, protégée par lui, elle lui donna son cœur et sa personne. M. Kegan Paul a pris beaucoup de peine pour expliquer cette chute. Il reconnaît que son héroïne eut tort de se confier dans la loyauté de Gilbert Imlay; mais il prouve que les circonstances étaient extraordinaires, que le mariage légal n’aurait pu se célébrer sans danger, qu’il n’aurait pas même été valable, et il ajoute que dans la suite Imlay reconnut Mary Wollstonecraft pour femme dans un document qu’il ne serait pas impossible, « en certains cas, » de considérer comme un acte de mariage. La vraie raison, c’est que l’auteur des Droits de la femme en était arrivé à tenir l’affection mutuelle pour un lien suffisant aux yeux de Dieu et des hommes. Sous une influence dont on n’aperçoit que les effets, elle avait passé du christianisme pur au déisme de Rousseau et de l’orthodoxie au système naturel de Godwin. Peu de temps après, les affaires commerciales de Gilbert Imlay s’embarrassèrent, son affection se refroidit et la pauvre Mary découvrit qu’elle avait sous son toit même une indigne rivale. De désespoir elle se jeta dans la Tamise du haut d’un pont, et pourtant elle avait un enfant. Sauvée malgré ses efforts pour périr, elle refusa tout secours pécuniaire de la main d’Imlay. « Je n’ai jamais voulu que votre cœur, lui dit-elle; cela perdu, vous n’avez rien d’autre à me donner. »

Quand Godwin l’aperçut dans le monde, elle était encore sous le coup de son malheur, mais les exhortations de ses amis lui avaient rendu quelque courage. Southey, qui la vit alors, a laissé d’elle un petit portrait que l’on peut croire ressemblant : « De tous les lions que j’ai vus ici, c’est Mary Imlay qui fait la meilleure, de beaucoup la meilleure figure. Le seul défaut de ses traits, c’est une expression où se trahit le sentiment de sa supériorité. Ce n’est chez elle ni hauteur, ni sarcasme, mais c’est quelque chose de déplaisant. Ses yeux sont d’un brun clair, et ce sont les plus expressifs que j’aie jamais vus. » Malheureusement pour Godwin, la plume de Southey ne s’est pas arrêtée là. « Quant à Godwin, ajoute le futur poète lauréat, il a de grands et nobles yeux, et un nez! oh! l’abominable nez. Le langage n’a pas assez de termes de blâme pour en décrire l’effet et le prolongement perpendiculaire. » Ces deux êtres qui, tant par leurs théories que leur conduite, avaient bravé l’opinion du monde, se rencontrèrent pour ne plus se séparer, et comme, à ce que prétend un proverbe anglais, il n’est jamais trop tard pour s’amender, ils finirent par en revenir à l’antique et bonne coutume : ils se marièrent un matin de printemps dans l’église de Old-Saint-Pancras. Il faut ajouter que le nouvel époux, fort entêté de ses principes, s’empressa de déclarer à ses fidèles qu’il y tenait autant que jamais malgré cette apparente contradiction, et qu’il ne se sentait pas plus lié qu’avant la cérémonie, déclaration qui n’aurait peut-être pas été du goût de la nouvelle mariée. Au reste, pour mieux prouver à ceux qui le connaissaient l’immutabilité de ses doctrines, il s’en alla demeurer dans une autre maison que sa femme, en haine de ce qu’il appelait la cohabitation. Ce couple original ne se voyait donc que quand il lui plaisait, et remplaçait par la correspondance le commerce de la vie domestique. Tantôt Mme Godwin écrivait à son mari pour lui demander un morceau de Comme élastique, tantôt M. Godwin prévenait sa femme qu’il aurait l’honneur de dîner chez elle. Quant à l’enfant de Gilbert Imlay, Fanny, elle allait de sa mère à son beau-père ; seulement il était recommandé formellement à celui-ci de ne pas donner à la petite fille de beurre avec son pudding.

Cette union, d’ailleurs parfaitement heureuse, ne dura que peu de temps. Mary Godwin mourut au bout d’une année après avoir donné le jour à celle qui devait être l’épouse du poète Shelley. Qu’aurait-il fallu pour que cette femme, vraiment remarquable, laissât dans la littérature anglaise autre chose qu’un souvenir? Elle avait le talent d’observation, comme le prouve sa correspondance; et l’on trouverait dans les Droits de la femme plus d’une ligne éloquente sur l’éducation des enfans. Peut-être ne lui a-t-il manqué que d’avoir rencontré plus tôt Godwin, et de n’avoir jamais rencontré l’Américain Imlay.

La douleur de Godwin fut sincère. Il perdait une compagne de ses travaux qui avait déjà commencé d’exercer sur ses idées une influence heureuse, et qui, si elle avait vécu plus longtemps, lui aurait sauvé les embarras financiers et les méprises dont la seconde moitié de sa carrière fut remplie. Mary Wollstonecraft en effet, bien qu’elle n’eût fait qu’apparaître dans sa vie, y avait laissé cependant des traces de son passage. Elle avait appris une grande leçon à son mari, c’est que l’homme n’est pas une machine dont la logique puisse régler tous les mouvemens, mais un être soumis à l’empire des sentimens, et Godwin s’était aperçu qu’en ne faisant aucune part aux affections dans son système de philosophie sociale, il avait bâti dans l’espace un monde chimérique. Peut-être faut-il attribuer à ce changement de point de vue, non moins qu’à la difficulté d’élever deux jeunes enfans, le désir de se remarier qu’il laissa percer bientôt.

Il y avait alors à Bath deux sœurs qui, dans des circonstances assez bizarres, s’étaient fait un nom littéraire. Fille d’un acteur, miss Sophia Lee, l’aînée, avait eu, à l’âge de trente ans, la bonne fortune de faire représenter sur le théâtre de Haymarket une comédie fort goûtée, et l’ingénieuse idée d’ouvrir avec les profits de sa pièce une pension de demoiselles. Il faut croire que la société de Bath ne montra point de prévention contre cette alliance extraordinaire de l’éducation et de l’art dramatique, car le pensionnat devint très prospère, et miss Sophia Lee, faisant un pas de plus, aux triomphes de la comédie ajouta bientôt ceux de la muse tragique. Sa sœur, miss Harriet Lee, ne devait pas rester en arrière. Elle s’était tournée vers le roman et, soutenue au début par la collaboration de son aînée, elle avait fait paraître, sous le titre de Contes de Cantorbery, une suite de nouvelles qui gardent leur place dans la littérature romanesque de l’Angleterre. Godwin étant venu à Bath au printemps de 1798, y fit la connaissance des deux sœurs et se résolut aussitôt de demander la main de la cadette.

Il ne l’avait vue que quatre fois en tout; il ne s’en crut pas moins autorisé, dès qu’il eut quitté Bath, à lui écrire une lettre que miss Harriet Lee, quelque force d’imagination qu’on lui suppose, dut trouver un peu surprenante de la part d’un homme qu’elle avait à peine entrevu et qui comptait moins d’une année de veuvage. En tout cas, elle la laissa sans réponse. Godwin revint à la charge; il avait affaire à forte partie. Miss Harriet Lee, sans se laisser toucher par le ton de sa missive, prit un crayon, souligna les passages importans, et, en personne méthodique, transcrivit sur la marge le résumé de ses critiques pénétrantes. Le style de Godwin lui avait paru « trahir une vanité désappointée par la rareté des hommages qu’elle avait reçus, plutôt que le découragement. » Le correspondant de miss Lee rentra plus tard en possession de la correspondance; il retrouva la lettre avec les annotations marginales dont elle avait été ornée, et put ainsi se convaincre qu’on l’avait compris, ce qui est toujours une satisfaction. Pour le moment, on lui fit seulement savoir par un billet cérémonieux que sa visite serait bien accueillie. En principe, miss Lee n’avait pas d’objections contre le mariage, mais elle craignait l’opinion du monde et surtout celle de sa sœur; on voit que, pour écrire des romans, elle n’en était pas beaucoup plus romanesque. Elle redoutait aussi la différence des opinions religieuses, car elle croyait en Dieu. Godwin entreprit de vaincre ses répugnances sur tous ces points avec une ardeur, une ténacité et une confiance en soi-même qui donnent à cette correspondance amoureuse un caractère tout à fait imprévu. C’est, si l’on peut ainsi dire, une série de sermons laïques que le philosophe adresse à celle dont il veut conquérir le cœur. Il lui démontre d’abord qu’elle aurait tort de quitter la vie sans avoir su ce qu’est la vie, façon plus insidieuse que modeste de laisser entendre qu’il était seul capable de lui en faire connaître la valeur, et ensuite qu’en ce qui concerne son développement moral, elle aurait tout à gagner à le prendre pour époux, flatterie dont on peut contester le raffinement. « Quand je vous regarde, lui disait-il galamment, quand je cause avec vous, ce qui me charme c’est bien plus l’image de ce que vous pourriez être que la contemplation de ce que vous êtes. » Miss Lee se montra rebelle à ce conseil : l’idée ne lui souriait pas d’être pour ce Pygmalion une autre Galatée; elle se trouvait suffisamment parfaite telle qu’elle était. Elle se rejetait toujours sur la question religieuse, opposant la foi chrétienne à l’athéisme de son prétendant. Celui-ci s’évertuait alors à lui prouver par des exemples bien choisis qu’il existe une morale indépendante où tous les honnêtes gens peuvent se donner la main, et il lui reprochait de parler en disciple du XIIe siècle. Miss Lee fut encore insensible à cet argument historique. En désespoir de cause, Godwin passa de la posture de suppliant à celle de juge. Dans une péroraison pathétique, il dénonça son endurcissement à la coupable, et s’en lava les mains.

La philosophie devait être vaincue dans cette passe d’armes. Miss Harriet Lee fit réflexion qu’il fallait y regarder à deux fois avant de sacrifier une indépendance de quarante années, et, coupant court à la dialectique de Godwin, elle déclara à ce dernier qu’elle serait toujours son amie, mais qu’elle ne serait jamais sa femme. Elle devait avoir encore plus d’un demi-siècle pour se repentir ou pour se louer de cette résolution, car elle ne mourut qu’en 1851. Afin de se consoler, Godwin écrivit le roman de Saint-Léon, qui n’eut pas le même succès que Caleb Williams, mais fit de nouveaux disciples parmi les jeunes enthousiastes qui venaient lui demander des conseils et quelquefois aussi de l’argent pour faire leur chemin dans le monde. Les conseils, il en avait toujours une abondante provision; quant à l’argent, lorsqu’il ne possédait pas la somme requise, ce qui était généralement le cas, il l’empruntait. Crabb Robinson, assez méchante langue d’ailleurs, raconte dans son amusant journal qu’une fois, Godwin, qui la veille avait dans un dîner fait la connaissance de l’avocat Rough, vint lui dire : « A propos, croyez-vous que Rough me prêterait 50 livres? j’ai justement besoin d’un peu d’argent. — Il n’était pas parti depuis une heure, ajoute Robinson, que Rough arriva pour me demander si Godwin ne pourrait pas lui escompter un billet. » Cette anecdote caractéristique est malheureusement trop vraisemblable, et la scène décrite par Robinson dut se répéter sans doute plus d’une fois dans le cours d’une vie où la gêne fut la règle et l’aisance l’exception. Que Godwin ait été coupable de négligence, de désordre et de générosités déplacées, cela n’est pas douteux. Avec plus de soin, il aurait pu fournir plus honorablement aux besoins de sa famille; mais il aurait fallu qu’on tînt la bourse pour lui. L’idée qu’il ne serait jamais capable de régler ses dépenses sur ses recettes ne fut pas étrangère à ses divers projets de mariage, et, l’occasion d’une nouvelle tentative s’étant présentée, il la saisit avec empressement.

Au nombre des adeptes de ses enseignemens philosophiques il avait jadis compté deux jeunes époux. Maria James, fille d’un marchand anglais de Constantinople, joignait à une grande beauté l’attrait romanesque d’une éducation orientale. L’architecte Reveley l’ayant rencontrée à Rome, où elle étudiait la peinture sous Angelica Kauffmann, s’était épris d’elle, avait obtenu sa main et l’avait emmenée à Londres. En 1799, Reveley mourut subitement. Godwin, qui jusqu’alors n’avait vu dans Mme Reveley qu’une charmante élève, supposa tout d’abord que la séduisante personne ne ferait pas difficulté d’échanger ce titre contre un titre plus doux. Il attendit un mois avant de demander l’autorisation de lui exposer verbalement sa requête, et, sur le refus de Mme Reveley, il mit la main à la plume, ce qui était, on l’a vu, sa ressource préférée. L’aimable veuve avait eu, parait-il, le malheur de lui faire entendre que l’opinion du monde et la coutume exigeaient qu’elle vécût dans la retraite pendant quelque temps. Et Godwin de tonner contre ces servitudes de l’usage qui font de la femme une esclave. Il la pressait de secouer ses chaînes, en d’autres termes, de lui ouvrir la porte. La porte resta probablement fermée, car le mois suivant il en était encore réduit à la correspondance. Dans l’intervalle. Mme Reveley avait repoussé assez loin l’idée de mariage. Godwin entreprit alors de lui démontrer: 1° qu’elle devait l’aimer; 2° qu’elle l’avait aimé; 3" qu’elle était tenue de montrer si elle avait un cœur ou si elle n’en avait pas; 4° qu’il avait l’âme trop vigoureuse pour mourir d’un refus. Cette dernière assertion, peu galante au premier abord, ne l’empêchait pas entre temps de faire quelques allusions capables de flatter une vanité féminine, au risque d’encourir le reproche de contradiction apparente. « Vous êtes invitée, lui disait-il, à faire l’unique bonheur de l’un des hommes les plus connus de son temps... Vous prétendez que vous ne pouvez vivre sans passion, et cependant vous préférez une pure abstraction, le billet inconnu que vous pouvez tirer dans la loterie des hommes, à l’attachement d’un homme qui a quelques vertus, d’un homme qu’autrefois vous avez aimé, que longtemps vous avez cru aimer. » Si le pauvre Godwin avait eu la connaissance la plus élémentaire du cœur humain, il n’aurait certainement pas employé ce dernier et dangereux argument; en pareille matière, rien n’est plus maladroit que de se prévaloir du passé. Bon ou mauvais, la veuve récalcitrante préféra tirer elle-même son billet de loterie, et ce n’était pas le nom de Godwin qui se trouvait écrit dessus, mais bien celui de M. Gisborne qu’elle épousa. Godwin avait annoncé qu’il ne chercherait pas dans le suicide une consolation à sa mésaventure, il tint parole et même au-delà. Un soir qu’il était assis à son balcon, il entendit une voix de femme s’écrier : « Est-il possible que ce soit l’immortel Godwin que j’aperçois! » La personne qui tenait ce langage était une veuve, Mme Clairmont, déjà pourvue de deux enfans et sans fortune. « L’immortel » Godwin avala l’hameçon : nulle flatterie n’était trop grossière pour lui. Au bout de l’année, il se trouvait l’époux soumis d’une dame acariâtre qui ne devait pas plus cesser de l’admirer que de le quereller. C’était à cette fin prosaïque qu’avaient abouti son éloquence et ses poursuites acharnées; mais au moins son amour-propre était sauf : il n’avait eu qu’à se laisser voir pour triompher.


III.

Les amis de Godwin à cette époque étaient devenus très nombreux. Le plus illustre était certainement Coleridge et le plus aimable Charles Lamb. Le premier était déjà l’auteur de cette étrange et sauvage légende du Vieux matelot, que l’Angleterre sait par cœur. Il errait autour des lacs du Westmoreland, célébrés par Wordsworth, et s’occupait à faire connaître aux Anglais la poésie et la métaphysique allemandes sans avoir pu jamais réussir à laisser de lui-même une idée nette, sans avoir donné la mesure de son rare mais incomplet génie. Les lettres qu’il écrivait à Godwin sont intéressantes, car elles ajoutent quelques traits à cette physionomie originale et difficile à saisir dans son ensemble. Peut-être ne s’est-il nulle part mieux peint que dans les lignes suivantes : « Le punch après le vin m’a grisé la nuit dernière; ce n’est pas que j’aie la tête lourde, ni qu’en vous quittant je me sois senti malade ou chancelant; non, c’est parce que l’ébriété produit, et produit toujours sur moi un effet déplaisant : elle me fait parler de la façon la plus extravagante. Or, comme, lorsque je n’ai rien pris, je parle déjà d’une façon assez extravagante pour faire croire que je suis gris, il arrive que la question de savoir quand je suis ou quand je ne suis pas sous cette influence devient une affaire très délicate. Une idée surgit dans ma tête : aussitôt je la suis par monts et par vaux, à travers bois et à travers champs, avec tout l’intérêt apparent d’un homme qui défendrait ses principes les plus anciens et les plus chers. De ce genre était notre conversation quand je pris congé de vous. Je ne crois pas qu’il soit possible à un être humain d’avoir plus horreur que moi des sentimens et des principes dont nous nous entretenions ; personne n’est plus convaincu de leur absurdité ; mais toutes les habitudes de penser de ma vie ne peuvent me protéger contre la foule et la presse qui se font dans mon esprit lorsqu’il est monté plus haut que son degré naturel. Mardi, nous causerons plus sagement avec les dames. » Cette « influence, » qui faisait de Coleridge un si merveilleux causeur, est sensible dans tous ses ouvrages : toute sa vie, il s’est grisé de sa parole et de ses pensées, et, comme si cette excitation ne suffisait pas, il lui plut un jour d’y ajouter celle de l’opium.

Charles Lamb n’est pas moins original que l’auteur de Christabel, seulement il a l’avantage d’être plus facile à comprendre. Cet humoriste, le plus charmant de tous, vivait alors d’un petit emploi dans la Compagnie des Indes auprès d’une sœur malade et folle, qui dans un accès de démence avait tué sa mère d’un coup de couteau. Godwin aimait à fréquenter ce logis modeste où dormaient des souvenirs si tragiques. Il trouvait du plaisir à la conversation de Lamb, en vertu sans doute de cette loi de sympathie qui attire les contraires, car jamais écrivain n’eut moins d’humour que Godwin. Ce fut à Lamb qu’il demanda conseil pour une entreprise littéraire qui vers 1800 lui tenait fort au cœur. Comme il avait le goût du théâtre et qu’il passait au spectacle une grande partie de ses soirées, il s’était imaginé qu’il avait le génie dramatique. On peut supposer aussi qu’il n’était pas insensible au profit qu’il tirerait d’une pièce favorablement accueillie. Il se mit à l’œuvre avec ardeur. Le sujet d’Antonio ne doit pas cependant lui avoir coûté beaucoup de peine, car il était d’une simplicité tout à fait primitive. Une jeune Castillane, Helena, fiancée à Roderigo, l’ami de son frère Antonio, l’oublie pendant qu’il est à la guerre et se marie à don Gusman. Telle est l’exposition. À son retour, Antonio laisse éclater une rage qui conviendrait peut-être mieux à son ami Roderigo, plus directement atteint ; il arrache sa sœur au domicile conjugal et demande au roi d’annuler le mariage. Helena, comme moyen terme, sera-t-elle mise au couvent ? C’est la péripétie. Le roi, peu versé dans des traditions dramatiques, s’impatiente et déclare le mariage valable. Alors Antonio fend la foule des gardes et tue sa sœur, ce qui est à la fois la catastrophe et le dénoûment. Lamb, malgré sa bonté d’âme, ne put s’empêcher de faire remarquer à son ami que son drame manquait d’action. Il lui suggéra même quelques idées brillantes, par exemple « une galerie de portraits d’ancêtres qu’Antonio montrerait à sa sœur l’un après l’autre, avec une anecdote pour chacun. » On sait comment, avec l’instinct du génie, Victor Hugo a, dans Hernani, retrouvé cette scène si conforme à l’esprit du vieux théâtre anglais. Pour sauver Antonio de la chute qui l’attendait, il aurait fallu plus d’une donnée semblable. Kemble, en sa double qualité de directeur et d’acteur, se montra plus franc et plus difficile que ne l’avait été Lamb. Il ne cachait pas ses tristes pressentimens, et surtout il ne voulait pas se charger du rôle d’Antonio. Godwin fit en plusieurs pages une invocation solennelle à la conscience du comédien et finit par le décider en sa faveur. A la première représentation, la tragédie tomba tout à plat. L’accident fut plus tard raconté par Lamb dans un fragment peu connu dont la manière ingénieuse de l’écrivain fait le principal charme :

« Le soir de la représentation arriva. J’étais assis dans une loge entre l’auteur et son ami Marshall. Godwin se montrait joyeux et plein de confiance. Dans les yeux de Marshall, lequel avait eu connaissance de la pièce en manuscrit, je lisais une certaine terreur. Antonio finit par paraître en la personne de John Kemble, tout raide d’amidon, dans une fraise irréprochable et avec des moustaches où il n’y avait rien à reprendre. La mise de John était toujours dans ces occasions d’une correction provocante.

« Le premier acte se passa dans la solennité du silence. Godwin assura Marshall qu’il devait toujours en être ainsi pour l’exposition, la protase, d’une pièce : les spectateurs étaient dans leur rôle en restant muets; il ne s’agissait que d’introduire les personnages, les passions et les incidens se développeraient dans la suite; jusqu’à ce moment tout applaudissement serait une impertinence; tout ce qu’on pouvait souhaiter, c’était un silence attentif. Le pauvre Marshall se soumit à cette opinion, mais à son honnête et affectueux visage, je pouvais voir qu’un seul applaudissement, même déplacé, lui aurait été plus agréable que tout ce raisonnement. Le second acte, et c’était son devoir, excita un peu plus d’intérêt; mais John ménageait encore ses forces, — par politique à ce que prétendait Godwin, — et l’auditoire mettait dans son attention la plus grande complaisance. De fait la protase était à peine développée. Marshall essuya son front mouillé d’une amicale transpiration : c’était sa manière de témoigner son zèle. Une ou deux fois dans le cours du second acte il avait rapproché les paumes de ses mains et faiblement tenté d’en faire sortir un son, et le bruit solitaire n’avait point éveillé d’écho : « aucun abîme ne répondait à cet abîme. » Godwin le pria instamment de se tenir tranquille. Le troisième acte amena enfin la scène qui devait progressivement échauffer la pièce jusqu’à l’embrasement final de la catastrophe. A l’approche de cette scène, un calme philosophique descendit sur le front serein de Godwin. Les lèvres de Marshall tremblèrent. Il s’agissait d’un cartel et d’une promesse de combat. Le parterre alors, s’élevant à la hauteur de la circonstance, suivant son habitude, se montrait prêt à faire le cercle autour des combattans, quand tout à coup Antonio, qui était le provoqué, prenant sa revanche sur le provocateur, déjoue à la fois l’humeur batailleuse de celui-ci et la légitime attente du parterre avec quelques déclamations contre le duel, déclamations empruntées à la nouvelle philosophie. Le sens moral de l’auditoire était mis à l’épreuve : il ne pouvait pas applaudir, car il était désappointé, et d’autre part l’amour de la morale défendait tout témoignage de mécontentement. L’intérêt se pétrifia, et le jeu de John n’était pas pour le fondre. On était alors dans la semaine de Noël, et la température fournissait des prétextes aux affections asthmatiques. Quelqu’un se mit à tousser; son voisin fut pris de sympathie, et la toux devint épidémique; mais, quand cette toux, à demi artificielle chez les spectateurs du parterre, en vint à se naturaliser parmi les personnages du drame, quand Antonio lui-même (ce n’était pas un jeu de scène indiqué) sembla plus occupé de soulager ses poumons que les angoisses de l’auteur et des amis de l’auteur, alors Godwin « pour la première fois connut la peur, » et se tournant avec douceur vers Marshall, il lui donna à entendre qu’il ne savait pas que M. Kemble fût enrhumé, et cela sans rien perdre de la sérénité de sa contenance, tandis que Marshall suait comme un taureau. »

Ce curieux morceau de critique théâtrale ne réussit pas à convaincre l’auteur que sa pièce était mauvaise : jusqu’à son dernier jour au contraire il soutint que c’était son plus bel ouvrage.


IV.

On a dit avec quelque irrévérence que Godwin, après son second mariage, se trouva dans un intérieur qui ressemblait fort à une ménagerie. C’était tout au moins un singulier assemblage que celui que formait cette famille. Au fonds commun. Mme Clairmont avait apporté un fils et une fille, et Godwin sa propre fille sans compter la fille d’Imlay, qu’il avait adoptée. Le malheureux écrivain s’aperçut bientôt qu’il avait aliéné son indépendance. Cette fois il était réduit à la « cohabitation. » Sa nouvelle épouse avait un caractère impérieux ; elle voulait être seule maîtresse dans la maison et tenir à distance les amis de son mari qui ne lui plaisaient pas. Elle avait même pour éloigner ceux-ci des prétextes qui faisaient plus d’honneur à son imagination qu’à sa véracité. C’était par exemple un chaudron d’eau bouillante qui était tombé sur le pied de M. Godwin; le pauvre homme souffrait le martyre et ne pouvait recevoir personne, — ce qui n’empêchait pas qu’on le rencontrât au bout de la rue et sur ses deux jambes. Parfois les choses prenaient une tournure plus grave. Godwin avait prié à dîner l’un de ses amis d’Irlande, le grand avocat Curran. L’invité ayant manqué deux fois de parole, Mme Godwin enjoignit à son mari, sous peine de séparation, d’exiger de M. Curran la promesse formelle qu’il tiendrait ses engagemens. Elle voulait même quelque chose de plus qu’une promesse. Godwin, fort embarrassé de satisfaire à une demande aussi vague et aussi pressante, lui représenta qu’elle était dans son tort, et que, si elle le quittait, elle quitterait « le meilleur des maris et le plus capable de supporter le pire des tempéramens. » Cette dernière considération la toucha, car elle ne le quitta pas et continua d’exercer sur lui une influence qui malheureusement ne se bornait pas aux choses du ménage. Comme la plume de Godwin ne suffisait plus à l’entretien de la maison, elle persuada au littérateur de se faire éditeur et libraire. L’affaire se présenta d’abord avec de brillantes apparences. Sous le pseudonyme prudent de Baldwin, Godwin se mit à compiler des livres élémentaires d’éducation qui se vendirent en grand nombre. Les chefs du parti libéral, les lords Holland et Lauderdale en tête, ramassèrent par souscription une somme considérable destinée à favoriser l’entreprise, et pendant un certain temps la spéculation fut heureuse. Si elle ne réussit pas jusqu’au bout, c’est sans doute qu’on ne va pas contre sa destinée, car elle réunissait toutes les conditions du succès. Mais Godwin n’était pas fait pour la fortune. Il avait beau admirer dans la Bible la prière d’Agur qui ne demandait à Dieu ni pauvreté ni richesse, il ne devait pas jouir de l’état intermédiaire. Ce fut à cette époque qu’il fit la connaissance de Shelley, sans se douter que celui-ci allait apporter dans sa vie une tragédie plus émouvante que celle qu’il avait mise sur la scène.

Hazlitt, qui était bien plus près de Godwin que nous ne le sommes aujourd’hui, s’étonnait déjà que la réputation du philosophe eût mis si peu de temps à passer de la température de l’eau bouillante à celle de la glace. Il se demandait si c’était seulement un « roseau agité par le vent » que ce Gamaliel aux pieds duquel toute une jeunesse avide de sagesse était venue s’asseoir, et il ne cessait pas d’admirer comment cette philosophie moderne avait pu si rapidement de fiancée pleine de jeunesse se changer en douairière décrépite. Si l’on veut se faire une idée d’un culte que nous comprenons moins encore, il faut lire la première lettre que Shelley écrivit à Godwin quand il apprit que le prophète dont il avait dévoré les œuvres était toujours sur la terre des vivans : « Le nom de Godwin a de tout temps excité en moi des sentimens de révérence et d’admiration. Je me suis habitué à le considérer comme un luminaire trop éblouissant pour les ténèbres qui l’entourent... Vous ne serez donc pas surpris de l’inconcevable émotion avec laquelle j’ai appris votre existence. J’avais mis votre nom sur la liste des morts honorés. J’avais regretté que la gloire de votre existence eût disparu de notre terre. Il n’en est pas ainsi. Vous vivez encore et, je le crois fermement, vous projetez encore le bonheur de l’humanité. »

Le « luminaire » n’était pas éteint; seulement il avait, l’âge aidant, mis un abat-jour sur ses rayons. Shelley en était resté à la Justice politique, Godwin avait fait du chemin depuis, mais en arrière. Il avait fini par s’apercevoir que ses principes étaient beaucoup moins innocens qu’il ne l’avait cru d’abord. Il tenta de tempérer l’ardeur du jeune enthousiaste en lui répétant que « chaque forme de société est bonne à sa place. » Shelley ne se laissa pas persuader. Son âme, une des plus étranges qui aient passé dans ce monde, était, il faut l’avouer, d’une autre trempe que celle de Godwin. L’élève brûlait d’essayer à la pierre de touche de la réalité l’idéal rêvé par le maître. Pour commencer, il s’était marié à Gretna Green, ce qui néanmoins était un moyen terme; il allait mieux faire et aux dépens de Godwin. L’histoire a été racontée bien des fois et de différentes manières. Le journal de Godwin ne fournit sur ce point que des faits et des dates. En effet, si l’auteur avait l’habitude de noter fidèlement ce qu’il faisait jour par jour, il se contentait de souligner d’un trait les événemens graves ou d’espacer les mots, seule expression que son stoïcisme permît à ses sentimens. D’autre part, le récit de lady Shelley dans le livre intitulé Shelley memorials est, on le comprend, peu impartial sur ce point. Ce qui est certain, c’est que Shelley vint à Londres vers la fin de 1812 avec sa femme, y passa six semaines et vit tous les jours Godwin, et que deux ans après il fit la connaissance de Mary Godwin. Il s’était alors séparé de sa femme, — c’est du moins ce que prétend lady Shelley, — pour incompatibilité d’humeur. Mary Godwin, qui était, au jugement de son père, une jeune fille à l’esprit singulièrement audacieux et très jolie, devint bientôt l’objet des attentions du poète. Elle avait accoutumé, par les chaudes journées de juin, de passer, un livre à la main, toutes ses heures de liberté sous le saule pleureur qui ombrageait la tombe de sa mère, dans le cimetière de Old-Saint-Pancras. Ce fut là que Shelley, en termes brûlans, lui fit le récit de son passé et sans doute aussi de son mariage; ce fut là que, suivant l’expression de lady Shelley, Mary Godwin, plaçant sa main dans la main du jeune homme, associa son sort au sien. Pour parler de façon moins poétique, un matin du mois de juillet 1814, Mary Godwin, accompagnée de Jane Clairmont, abandonna la maison paternelle pour suivre Shelley. Les trois coupables gagnèrent Douvres en poste et passèrent le détroit dans un bateau de pêche, au milieu d’une tempête. L’irritation de Godwin fut, parait-il, extrême. Ses idées en matière de mariage n’étaient plus les mêmes qu’autrefois, et il s’agissait de sa fille. S’il ne poursuivit pas les fugitifs, c’est peut-être qu’il se doutait que le séducteur pourrait lui répondre qu’il n’avait fait qu’appliquer, pour le plus grand bien de l’humanité, les principes jadis posés par le philosophe. Aussi préféra-t-il envoyer sa femme à sa place. La substitution n’était pas heureuse, car Mme Godwin n’avait aucune influence sur sa belle-fille, qu’elle n’aimait pas. Elle n’obtint même pas que sa propre fille, Jane Clairmont, retournât avec elle, et la « grosse dame, » c’est le nom que Shelley lui donne dans son journal avec une liberté d’esprit tout à fait remarquable, s’en revint seule à Londres. Les deux amoureux et miss Clairmont partirent pour Paris, y achetèrent un âne et, se servant tour à tour de cette humble monture, ils gagnèrent Genève. Dans le récit intéressant qu’il a laissé de ce voyage, le poète raconte qu’il visita, la Nouvelle Héloïse à la main, les lieux charmans célébrés par Jean-Jacques. C’était perfectionner les théories de la Justice politique et mettre sur la froide prose du réformateur le vernis de poésie et d’éloquence qui lui manquait. On peut admirer beaucoup l’auteur de l’Epipsychidion, mais quand on songe qu’il était père de famille et que Mary Godwin n’avait pas dix-sept ans, il devient bien difficile de trouver dans sa conduite les circonstances atténuantes que l’on est convenu d’accorder au génie. Godwin ne fut pas implacable ; quand le voyage sentimental eut pris fin, il revit sa fille et Shelley. Quelque temps après, celui-ci se trouva libre : sa femme, miss Westbrook, s’était donné la mort en se jetant dans la Serpentine. Les apologistes du poète ont toujours prétendu que ce fut pour des raisons particulières, et que le chagrin de se voir abandonnée fut étranger à ce suicide. Ils ajoutent que personne plus que Shelley ne déplora ce hasard qui lui permettait d’épouser Mary Godwin. La preuve cependant n’a pas paru suffisante à tout le monde, et bien des gens ont nommé remords la douleur de ce singulier époux.

Un mois auparavant, Godwin avait enregistré dans son journal un autre événement tragique. Fanny Godwin, fille d’Imlay, était une aimable personne. Elle avait le mérite inappréciable de voir le bon côté des choses dans une maison où tout allait de travers et dont la maîtresse ne rendait pas la vie facile à ceux qui en faisaient partie. Spirituelle, intelligente et vive, elle rappelait sa mère Mary Wollstonecraft par la douceur de son caractère et par un certain penchant à la mélancolie. Elle avait quitté Londres un matin d’octobre pour rejoindre ses tantes dans le pays de Galles, mais elle méditait un plus grand voyage. Quelques jours après son départ, on trouva dans une auberge de Swansea le cadavre d’une étrangère. Sur la table, à côté d’une fiole de laudanum vide, était un billet dont on avait déchiré ou brûlé la signature. Le costume de l’infortunée, les lettres marquées sur ses bas et sur son corset la firent reconnaître, mais la cause de sa résolution suprême, on ne la connut jamais. Un seul mot, Swansea, indique dans le journal de Godwin le souvenir de cette fin mystérieuse. Comme toujours, l’émotion refoulée n’a pas laissé de trace, et cependant Godwin aimait cette jeune fille, qui partageait ses travaux. Peut-être aussi commençait-il à s’habituer aux tragédies qui se jouaient dans sa demeure. Une d’entre elles au moins finit par un mariage. Le 30 décembre 1816, Percy Bysshe Shelley épousa Mary Godwin dans l’église de Saint-Mildied. On a supposé que la sanction de la cérémonie religieuse fut imposée à Shelley par Godwin. M. Kegan Paul n’en dit rien, mais il n’a pas publié toutes les lettres que le gendre et le beau-père échangèrent à cette époque, et cette réticence devait faire réfléchir la critique. Quoi qu’il en soit, une fois marié, Shelley disparaît du cercle de Godwin et pour toujours. On sait en effet que le poète, après un séjour de quelques années en Italie, trouva dans les flots du golfe de la Spezzia la fin de son existence tourmentée[1].

Le soir de la vie de Godwin n’offre rien que d’assez triste. On y voit des embarras pécuniaires, une banqueroute, des souscriptions, sans aucune œuvre littéraire de grande valeur. Les amis et les disciples de Godwin meurent les uns après les autres, et son ardeur va s’éteignant. Il est toujours athée, mais il ne veut pas l’on fasse des prosélytes. On a raison, dit-il, de ne pas croire en Dieu, mais on a tort de vivre sans religion. Ce qu’il entendait par ce dernier mot, c’était l’amour de la nature universelle. « Tout ce que je vois, la terre, la mer, les rivières, les arbres, les nuages, les animaux et par-dessus tout l’homme, me remplit d’amour et d’étonnement. Mon âme est pleine à éclater du mystère de ce monde, et ce mystère même ne me le fait que mieux aimer. Voilà ce que j’appelle religion. » On comprend qu’une pareille définition ne satisfaisait pas tous les esprits qui s’adressaient encore au vieillard comme à la source de la sagesse. Parmi ceux-ci, disciples ou curieux, il y en avait qui s’arrêtaient en route ou même qui revenaient sur leurs pas. Ce fut le cas pour un certain Crooke, qui sur son lit de mort devint chrétien et désira que Godwin fût instruit de son retour à la foi de l’Évangile. Il y en avait d’autres qui, tout en le proclamant leur maître, lui apportaient un cœur où la désolation le disputait à l’enthousiasme.

Telle fut lady Caroline Lamb, l’amie de Byron, qui lui écrivait : « A partir de ce jour, je veux essayer de vaincre ma violence et toutes mes passions; mais vous êtes destiné à devenir mon maître. Voici seulement ce qui calme mon ardeur : pour quoi et pour qui tâcherais-je de devenir sage? quel est le but de la vie? quand nous mourons, quelle différence y a-t-il entre un grillon et moi? Oh! si je pouvais, avec les sentimens qui sont maintenant les miens et sans un seul motif d’ambition ou de vanité, si je pouvais enfin me dire que je suis dans la voie de la vérité, me dire que je suis utile aux autres... La seule prière que je répète jamais avec celle du pécheur, et la seule biographie que ma main laissera jamais de moi, c’est que j’ai fait ce que je n’aurais pas dû, et que je n’ai pas fait ce que j’aurais dû. » Que pouvait répondre le directeur de conscience à ce douloureux appel? Contre le mal qui dévorait cette âme désespérée, sa sagesse ni sa « religion » n’avaient de remède. Il n’avait que le stoïcisme à proposer, et ce stoïcisme il le prêchait d’exemple. On ne saurait, en effet, refuser une certaine grandeur aux derniers jours de cette longue vie. Sans cesse harassé par les soucis d’argent et les troubles domestiques, il ne paraît pas que Godwin se soit jamais découragé. San énergie littéraire fut indomptable, et ce serait faire une longue liste que de nommer seulement les livres qu’il composa dans les circonstances les plus difficiles pour écarter ou pour ajourner la ruine. Economie politique, histoire, romans, biographies, il reprenait tour à tour tous les genres et montrait au moins que l’âge n’avait pas affaibli les qualités d’un style dont on loue encore la fermeté. Il écrivait non pas en vue « du marbre que l’on mettrait sur ses restes, » mais pour donner à sa bouche le pain qui lui était nécessaire. Le moment allait venir où, malgré ses efforts, ce pain même lui aurait manqué, quand des amis obtinrent en sa faveur une petite sinécure du gouvernement. Le patriarche de la philosophie radicale n’était plus qu’un whig inoffensif, et le duc de Wellington lui-même s’intéressait à son sort. Ce fut dans cette retraite qu’il atteignit sa quatre-vingtième année. Un jour, semant que la fin était proche, il colla sur la dernière page de son journal une feuille qu’il avait préparée peu de temps auparavant : il ne voulait pas laisser son volume sans conclusion. Pour la première fois, devant le terme fatal, l’écrivain se sentit ému, et l’homme retrouva son cœur. De là ces lignes qui terminent un livre de notes peut-être unique par la durée qu’il embrasse, ces lignes où l’on sent confusément s’agiter des pensées qui, suivant le mot de Wordsworth, sont à une trop grande profondeur pour pouvoir s’exprimer par des larmes :

« 21 août 1834. Avec quelle facilité n’ai-je pas marqué ces pages du sceau des semaines, des mois et des années écoulées, toutes uniformes et toutes vides! Quelle étrange puissance y a-t-il là : voir à travers une longue suite de temps, et ne rien voir ! Tout cela maintenant n’est que pure abstraction, symboles sans réalité. Rien ici de réellement visible; c’est un ensemble de chiffres, de signes conventionnels, limites imaginaires de choses que l’imagination ne se représente pas. Il n’y a ici ni joie, ni chagrin, ni plaisir, ni peine. Cependant quand vraiment le temps viendra, quand arrivera le jour amené par le cours de l’année, quels prodigieux événemens marqueront peut-être cette page ! Quelle angoisse, quelle horreur, ou peut-être quelle joie, quelle divine élévation de l’âme ! Ici sont renfermées des fièvres, des tortures horribles « dans leur embryon sacré endormies; » ici se trouvent les plus tristes revers, le dénûment et le désespoir, la faim et la nudité, sans un lieu où reposer la tête, des jours fatigans, des nuits sans fin dans leur insupportable et noire monotonie, toutes les variétés de la misère sous la même teinte sombre, assoupissemens sans sommeil, veilles sans animation, rêves confus sans rien de distinct. Et toutes ces pages ont un air d’innocence et de bonté, toutes se ressemblent. J’y ai déposé quatre-vingts années et vingt-trois jours, et j’y pourrais mettre encore cent et soixante années. Mais à quel endroit la plume, toute prête à poursuivre le récit, tombera-t-elle de mes mains pour ne plus être reprise? » L’instant que Godwin prévoyait n’était plus bien loin. La plume lui tomba des mains le 26 mars 1836. Quelques jours après, il était mort.

Du philosophe et du romancier, il ne reste aujourd’hui qu’un nom. Un système qui abolissait toutes les lois morales et ne laissait subsister que celle qui a pour objet le bonheur, qui supprimait toutes les institutions politiques comme autant d’obstacles, qui voyait dans tout gouvernement une tyrannie et dans toute assemblée nationale la tyrannie de la majorité, ce système n’avait pas grande chance de prendre racine en Angleterre. Quant au millenium promis à l’humanité à la condition qu’elle voulût bien se soustraire aux impostures sociales sous le joug desquelles elle gémissait, le réformateur à la fin de sa carrière semblait en avoir désespéré le premier même en théorie; au fond, il survivait à ses croyances. Il survivait aussi à la réputation de son œuvre littéraire et pouvait prévoir que sa place serait bien petite dans le groupe brillant des écrivains de ce siècle.


LÉON BOUCHER.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er février, l’étude de M. É. Schuré sur Shelley.