Traduction par Marcel Schwob.
Allia (p. 49-62).

MORT

Les années s’évanouirent après les années, avec grandes explosions et rumeurs dans les villes de la plaine. La rouge révolte se dressa et fut écrasée dans le sang, la bataille se déchaîna çà et là, les astronomes patients, dans les tours de l’observatoire, découvrirent et baptisèrent des étoiles nouvelles, des pièces furent jouées dans des théâtres pleins de lumières, des gens furent portés à l’hôpital sur des civières et tout le tumulte, toute l’agitation coutumière des vies humaines continuèrent dans le centre populeux. En haut, dans la vallée de Will, les vents seuls et les saisons faisaient époque. Le poisson habitait le courant rapide, les oiseaux formaient un cercle au-dessus des têtes, les sommets des pins murmuraient sous les étoiles, les hautes montagnes dominaient tout cela ; et Will allait et venait, améliorant son auberge au bord du chemin, jusqu’à ce que la neige commençât à s’épaissir sur sa tête. Son cœur était ferme et vigoureux ; et si son pouls battait plus sobrement, il battait fort et tranquille dans ses poignets. Il avait des taches rouges sur les joues, comme une pomme mûre. Il se voûtait un peu, mais son pas était encore ferme et tous les hommes saisissaient ses mains nerveuses avec une pression amicale. Son visage s’était couvert de ces rides que donne le grand air et qui, quand on les regarde bien, ne sont autre chose qu’un coup de soleil permanent. De pareilles rides épaississent la stupidité sur les visages stupides. Mais à un homme comme Will, avec ses yeux clairs et sa bouche souriante, elles donnaient un charme de plus, en témoignage d’une vie simple et facile. Ses discours étaient pleins de sages paroles. Il aimait les autres et les autres l’aimaient. Quand la vallée était pleine de touristes, pendant la saison, il y avait de joyeuses nuits sous la tonnelle de Will ; et ses idées, qui semblaient bizarres à ses voisins, étaient souvent admirées par les gens instruits des villes et des collèges. En réalité, il avait une très noble vieillesse et se faisait chaque jour mieux connaître. Si bien qu’on entendit parler de sa renommée dans les villes de la plaine. Les jeunes gens, qui avaient été les voyageurs de l’été, parlaient ensemble, dans les cafés, de Will du moulin et de sa philosophie rustique. Il recevait, vous pouvez en être sûrs, bien des invitations, mais rien ne pouvait l’attirer hors de sa haute vallée. Il secouait la tête et souriait par-dessus sa pipe d’un air qui signifiait beaucoup de choses. « Vous venez trop tard, semblait-il répondre. Je suis un homme mort, maintenant. J’ai vécu et je suis mort déjà. Il y a cinquante ans, vous auriez fait monter mon cœur jusqu’à mes lèvres ; et maintenant, vous ne me tentez même plus. Mais, à vivre longtemps, l’homme cesse de se soucier de la vie. » Il disait aussi : « Il n’y a qu’une différence entre une longue vie et un bon dîner, c’est que, dans le dîner, les douceurs viennent à la fin ». Ou encore : « Quand j’étais enfant, j’étais un peu indécis et ne savais guère qui, de moi-même ou du monde, était curieux et valait la peine d’être regardé. Maintenant je sais que c’est moi, et je m’y tiens ».

Il ne montra jamais aucun symptôme de faiblesse, mais demeura solide et ferme jusqu’au bout ; mais, on dit que, vers la fin, il devint moins causeur et préférait écouter les autres pendant des heures, dans un silence amusé et sympathique. Seulement, quand il parlait, il était plus à point et plus débordant de vieille expérience. Il buvait une bouteille de vin joyeusement, surtout au coucher du soleil sur la montagne ou tard dans la nuit, à l’abri de la tonnelle, sous les étoiles. La vue de quelque chose d’attirant et d’intangible assaisonnait sa joie, disait-il ; et il déclarait qu’il avait vécu assez longtemps pour admirer d’autant plus une chandelle quand il pouvait la comparer avec une planète.

Une nuit, dans la soixante-douzième année de son âge, il se réveilla dans son lit, en un tel malaise de corps et d’esprit qu’il se leva, s’habilla et alla méditer sous la tonnelle. C’était une nuit de paix, sans une étoile. La rivière était grosse et l’humidité des bois et des prairies chargeait l’air de parfums. Il avait tonné pendant le jour et il promettait de tonner davantage le lendemain. Une nuit bien ténébreuse et bien étouffante, pour un homme de soixante-douze ans ! Que ce fût un effet de la température, ou de la veille, ou de quelque légère atteinte de fièvre dans ses vieux membres, l’esprit de Will était assiégé de souvenirs tumultueux et criants. Son enfance, la nuit avec le jeune homme replet, la mort de ses parents d’adoption, les jours d’été avec Marjory, et nombre de ces infimes circonstances, qui ne sont rien pour un autre, mais qui constituent pour un homme l’essence même de sa propre vie, — des choses vues, des paroles entendues, des regards échangés — surgirent de leurs retraites oubliées et forcèrent son attention. Les morts eux-mêmes étaient avec lui, non seulement jouant leur rôle dans cette légère parade de souvenirs qui défilait devant son cerveau, mais visitant de nouveau ses sens corporels, comme ils le font dans les rêves profonds et vivaces. Le jeune homme replet appuyait ses coudes sur la table, en face de lui ; Marjory allait et venait avec son tablier plein de fleurs, entre le jardin et la tonnelle ; il pouvait entendre le vieux pasteur cognant sa pipe pour la vider ou se mouchant avec bruit. Il assistait au flux et au reflux de sa connaissance intérieure. Parfois, à demi endormi, il se noyait dans ses souvenirs d’autrefois ; et, à d’autres moments, il était complètement éveillé, s’émerveillant lui-même. Mais, vers le milieu de la nuit, il fut stupéfait d’entendre la voix du défunt meunier qui l’appelait hors de la maison, comme il avait coutume de le faire à l’arrivée d’un client. L’hallucination fut si parfaite que Will bondit de son siège et écouta silencieusement, attendant que l’appel se répétât ; et, comme il écoutait, il eut conscience d’un autre bruit que le grondement de la rivière et le bourdonnement de ses oreilles fiévreuses. C’était un piétinement de chevaux et un craquement de harnais, comme si une voiture et un attelage impatient étaient sur la route, devant la porte de la cour. À pareille heure et dans ce passage pénible et dangereux, la supposition n’était rien moins qu’absurde. Will la chassa de son esprit et reprit sa place sur la chaise de la tonnelle, et, de nouveau, le sommeil le recouvrit comme une eau courante, et de nouveau, il fut réveillé par l’appel du meunier, plus faible et plus spectral que la première fois ; et de nouveau, il entendit le bruit de l’équipage sur la route. Ainsi, trois ou quatre fois, le même songe ou la même illusion se présenta à ses sens, jusqu’à ce qu’enfin, se souriant à lui-même comme quand on cède à un enfant nerveux, il se dirigeât vers la barrière pour fixer son incertitude.

De la tonnelle à la barrière, il n’y avait pas une grande distance et pourtant Will mit quelque temps à la franchir. Il lui semblait que des morts épaississaient tout autour de lui dans la cour et croisaient son chemin à chaque pas. Car, d’abord, il avait été surpris par la senteur exaspérée des héliotropes. On eût dit que le jardin tout entier était plein de cette fleur et que cette nuit chaude et humide avait concentré tous leurs parfums dans une haleine. L’héliotrope avait été la fleur favorite de Marjory et, depuis sa mort, on n’en avait plus planté un seul dans le jardin de Will.

— Il faut que je devienne fou ! pensa-t-il. Pauvre Marjory, avec ses héliotropes !

En même temps, il levait les yeux vers la fenêtre qui avait été la sienne. S’il avait ressenti quelque frayeur auparavant, cette fois, il fut épouvanté, car il y avait de la lumière dans la chambre. L’angle de la jalousie se soulevait et retombait, comme pendant cette nuit où, dans sa perplexité, il avait crié vers les étoiles. L’illusion ne dura qu’un instant ; mais elle le laissa tout désorienté, se frottant les yeux et regardant la silhouette de la maison et la nuit noire par derrière. Pendant qu’il demeurait ainsi — et il lui sembla qu’il y était demeuré fort longtemps — les bruits recommencèrent sur la route. Et il se retourna juste à temps pour rencontrer un étranger, qui venait au-devant de lui à travers la cour. On apercevait sur la route, derrière l’étranger, comme la silhouette d’une grande voiture, et au-dessus les têtes de quelques pins noirs, comme autant de plumets.

— Maître Will ? demanda le nouveau venu, d’une façon brève et militaire.

— Lui-même, monsieur ! répondit Will. Puis-je faire quelque chose pour votre service ?

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, maître Will, répliqua l’autre ; beaucoup et en bien. Et, quoi que j’aie de la besogne par-dessus la tête, je désirerais boire une bouteille de vin avec vous, sous votre tonnelle. Avant d’y aller, je me présenterai.

Will montra le chemin jusqu’à la tonnelle, alluma une lampe et déboucha une bouteille. Il était assez habitué à ces visites de politesse et il augurait assez peu de celle-là, ayant été édifié par nombre de désappointements. Une sorte de nuage s’étendait sur son esprit et l’empêchait de se rappeler l’étrangeté de l’heure. Il s’agitait comme une personne dans un rêve, et il lui parut que la lampe s’allumait et que la bouteille se débouchait avec la facilité de la pensée. Cependant, il avait quelque curiosité de l’aspect de son visiteur et il essayait en vain de diriger la lumière vers son visage. Mais il tenait la lampe maladroitement ou bien il y avait quelque obscurité sur son regard, et il ne pouvait distinguer qu’une ombre attablée avec lui. Il regardait sans cesse la fenêtre, en essuyant les verres, et il commençait à ressentir quelque chose de froid et d’étrange du côté du cœur. Le silence pesait sur lui, car maintenant il ne pouvait plus rien entendre, pas même la rivière, rien que le battement de ses artères.

— À la vôtre ! dit l’étranger, rudement.

— C’est mon service, monsieur, répliqua Will, en buvant à petits coups son vin, dont le goût lui parut vaguement étrange.

— Je comprends que vous êtes un gaillard très positif, poursuivit l’étranger.

Will répondit par un sourire de satisfaction et un léger hochement de tête.

— Moi aussi, continua l’autre, et ce sont les délices de mon cœur que de marcher sur les pieds des gens. Je veux qu’il n’y ait personne de positif que moi, personne ! J’ai contrarié dans mon temps les fantaisies de rois, de généraux et de grands artistes. Et que diriez-vous, ajouta-t-il, si j’étais venu ici dans l’intention de contrarier les vôtres ?

Will avait sur la langue une riposte incisive ; mais la politesse du vieil aubergiste prévalut en lui. Il se tint coi et répondit par un geste civil de la main.

— J’ai cette intention, dit l’étranger. Et, si je ne vous tenais pas en estime particulière, je n’en aurais rien dit. Vous semblez très glorieux de rester où vous êtes. Vous voulez, sans doute, vous fixer à votre auberge. Eh ! bien, je veux que vous veniez faire un tour avec moi dans mon domaine, et vous y viendrez, avant que cette bouteille soit vide.

— Ce serait une singulière chose, certainement ! répliqua Will avec un petit rire. Monsieur, j’ai poussé ici comme un vieux chêne. Le Diable lui-même aurait du mal à m’en déraciner. Et comme, d’après tout ce que je vois, vous êtes un vieillard très entreprenant, je vous parierais bien une autre bouteille que vous perdrez vos peines avec moi.

L’obscurité du regard de Will avait été en augmentant, pendant tout ce temps. Mais il avait une conscience vague qu’il était l’objet d’un examen minutieux et froid, qui l’irritait et le dominait tout à la fois.

— N’allez pas penser, dit-il brusquement, et dans une sorte d’explosion fébrile qui le glaça et l’alarma lui-même, que je suis casanier parce que je crains quelque chose sous le ciel. Dieu sait que je suis las de tout. Et quand le moment viendra d’un voyage plus long que celui que vous rêvez, j’espère que je m’y trouverai préparé.

L’étranger vida son verre et le repoussa loin de lui. Il baissa un instant les yeux, puis, se penchant par-dessus la table, il toucha trois fois d’un seul doigt le bras de Will. « Le temps est venu ! » dit-il solennellement.

Une sensation douloureuse s’étendit autour de la place qu’il avait touchée. Le son de sa voix était triste et glacé et trouvait un étrange écho dans le cœur de Will.

— Je vous demande pardon, dit-il avec quelque émotion, que voulez-vous dire ?

— Regardez-moi et vous vous apercevrez que votre regard est flottant. Levez votre main ; elle a la lourdeur de la mort. C’est là votre dernière bouteille de vin, maître Will, et votre dernière nuit.

— Vous êtes docteur ? balbutia Will.

— Le meilleur qui fût jamais, répliqua l’autre, car je guéris à la fois l’esprit et le corps avec la même ordonnance. J’enlève toutes les douleurs et je remets toutes les fautes. Et quand mes clients se sont mal trouvés de la vie, j’aplanis toutes les complications et je les rétablis sur un bon pied.

— Je n’ai aucun besoin de vous, dit Will.

— Un temps vient pour tous les hommes, maître Will, répondit le docteur, où le gouvernail est enlevé de leurs mains. Pour vous, parce que vous avez été prudent et tranquille, il a été long à venir et vous avez eu le temps de vous préparer à le recevoir. Vous avez vu tout ce qu’on pouvait voir autour de votre moulin. Vous avez vécu auprès toute votre vie comme un lièvre dans son gîte. Mais, maintenant, voici la fin. Et, ajouta le docteur en se redressant, il faut vous lever et venir avec moi.

— Vous êtes un étrange médecin, dit Will, en regardant son hôte avec tranquillité.

— Je suis une loi naturelle, répliqua l’autre, et l’on m’appelle la Mort.

— Que n’avez-vous dit cela plus tôt, cria Will. Voilà bien des années que je vous attends. Donnez-moi la main et soyez le bienvenu.

— Appuyez-vous sur mon bras, dit l’étranger, car votre force s’en va déjà. Appuyez-vous aussi lourdement que vous voudrez. Si vieux que je sois, je suis très fort. Il n’y a que trois pas à faire jusqu’à ma voiture et c’est là que cesse toute peine. Eh ! bien, Will, ajouta-t-il, j’ai été ému pour vous comme si vous étiez mon propre fils. Et de tous les hommes vers lesquels je suis venu dans ma longue carrière, c’est vers vous que je suis venu le plus joyeusement. Je suis railleur et j’offense quelquefois les gens à première vue. Mais je suis un bon ami pour les gens comme vous.

— Depuis que Marjory m’a été prise, répondit Will, je le déclare devant Dieu : Vous étiez le seul ami dont je me souciasse.

Tous deux s’en allèrent bras dessus bras dessous à travers la cour.

Un des domestiques se réveilla à ce moment et il entendit, avant de se rendormir, le bruit de chevaux qui piaffaient. Cette nuit-là, il y eut tout le long de la vallée un souffle de vent doux et calme qui descendit vers la plaine. Et, quand le monde se leva, le matin suivant, il fut certain que Will du moulin était enfin parti pour ses voyages.