Will du moulin (trad. Schwob)/1
LA PLAINE ET LES ÉTOILES
Le moulin qu’habitait Will avec ses parents d’adoption s’élevait dans une vallée en pente, entre des bois de pins et de grandes montagnes. Au-dessus, des sommets et des sommets s’étageaient, jusqu’au moment où ils émergeaient des bois touffus et se dressaient nus vers le ciel. Un peu plus haut, un long village gris s’étendait, semblable à une couture ou à une loque de vapeur, sur un versant boisé ; et, quand le vent était favorable, le son des cloches de l’église descendait, grêle et argentin, jusqu’à Will. Au-dessous, la vallée s’escarpait de plus en plus et allait en même temps s’élargissant ; et, d’une hauteur derrière le moulin, on pouvait l’apercevoir dans toute sa longueur, plus loin même, jusqu’à une vaste plaine, où la rivière étincelait en faisant un coude et allait de ville en ville dans son voyage vers la mer. Par hasard, au-delà de cette vallée, se trouvait une passe conduisant à un royaume voisin ; si bien que, tranquille et rurale comme elle l’était, la route qui longeait la rivière n’en était pas moins un lieu de passage entre deux sociétés splendides et puissantes. Pendant tout l’été, des berlines de voyage montaient lentement ou descendaient à toute bride devant le moulin. Comme, de l’autre côté, la montée était beaucoup plus douce, le sentier n’était guère fréquenté que par les gens qui allaient dans une certaine direction. De toutes les voitures que Will voyait passer, les cinq sixièmes descendaient à toute bride, un sixième seulement gravissait avec lenteur. C’était bien pire encore avec les piétons. Tous les touristes au pied léger, tous les colporteurs chargés d’étranges marchandises, allaient descendant comme la rivière qui accompagnait leur sentier. Et ce n’était pas tout ! Car, quand Will était encore un enfant, un grand désastre éclata sur une vaste partie du monde. Les journaux étaient pleins de défaites et de victoires, la terre sonnait sous le sabot des cavaleries et souvent, pendant des jours et pendant des nuits, autour du moulin, le tumulte de la bataille chassait les braves gens terrifiés de leur travail des champs. Tout cela, on resta longtemps sans en entendre parler dans la vallée. Mais à la fin un commandant poussa, à marches forcées, une armée à travers la prairie, et pendant trois jours, des cavaliers et des fantassins, des canons et des caissons, des tambours et des étendards descendirent et défilèrent devant le moulin. Tout le jour, l’enfant, debout, les guettait au passage ; la marche rythmique, les pâles visages non rasés et tannés autour des yeux, les uniformes décolorés et les drapeaux déchirés l’emplissaient d’un sentiment de faiblesse, de pitié et d’admiration, et, tout du long de la nuit, après qu’il était couché, il entendait le canon écraser la route, les pieds la battre en cadence, et la grande armée passer et repasser devant le moulin. Personne dans la vallée ne connut le sort de l’expédition, car on se tenait hors du chemin des bavardages, dans ces temps troublés. Mais Will vit clairement une chose, c’est que pas un homme ne revint. Où étaient-ils allés, tous ? Où allaient tous les touristes et tous les colporteurs avec leurs marchandises étranges ? Où allait l’eau de la rivière toujours descendant et toujours renouvelée d’en haut ? Le vent lui-même soufflait plus souvent dans le sens de la pente et emportait avec lui les feuilles mortes dans sa chute. On eût dit une grande conspiration de choses animées et inanimées. Tout descendait, gaîment et rapidement ; lui seul, à ce qu’il semblait, demeurait en arrière, comme une souche sur le bord du chemin. Parfois, il remarquait avec joie que les poissons dressaient leur tête contre le courant. Ceux-là, au moins, restaient fidèlement près de lui, pendant que tout s’en allait là-bas, vers le monde inconnu.
Un soir, il demanda au meunier où allait la rivière.
— Elle descend la vallée, répondit-il, elle fait tourner des moulins, plus de cent, à ce qu’on dit, d’ici à Unterdeck, et cela ne la fatigue pas. Puis elle s’en va dans les basses terres, elle arrose le vaste pays à blé, et elle traverse des cités superbes (à ce qu’on raconte) où des rois vivent seuls dans de grands palais, avec une sentinelle, marchant de long en large devant leur porte. Puis elle passe sous des ponts que surmontent des hommes de pierre, qui contemplent ses eaux et leur sourient curieusement, et il y a aussi des gens de chair et d’os, qui appuient leurs coudes à son parapet et regardent par-dessus. Puis elle continue sa course, elle descend dans les marais et les sables, jusqu’à ce qu’elle se jette enfin dans la mer où sont les navires qui apportent de l’Inde des perroquets et du tabac. Ah ! elle a encore un long chemin à faire avant cela, quand elle passe en chantant devant chez nous, que Dieu la bénisse !
— Et qu’est-ce que c’est que la mer ? demanda Will.
— La mer ! répondit le meunier. Que le Seigneur nous soit en aide, c’est la plus grande chose que Dieu ait faite. C’est là que toute l’eau du monde se jette dans un grand lac salé. Elle est là, la mer, aussi plate que ma main, et l’air aussi innocent qu’un enfant. Mais on dit que, quand le vent souffle, elle se gonfle en montagnes d’eau plus grosses qu’aucune des nôtres et qu’elle engloutit de grands navires plus gros que notre moulin, et qu’elle fait un tel rugissement qu’on pourrait l’entendre à des milles et des milles dans les terres. Il y a là-dedans de grands poissons cinq fois plus gros qu’un taureau, et un vieux serpent aussi long que notre rivière et aussi vieux que le monde, avec de la barbe comme un homme et une couronne d’argent sur la tête.
Will songeait qu’il n’avait jamais entendu parler de rien de semblable et il se retint de poser question sur question touchant à ce monde situé au bas de la rivière, avec tous ses périls et toutes ses merveilles ; jusqu’à ce que le vieux meunier, très intéressé lui-même, finisse par lui prendre la main et par le conduire au sommet de la montagne, qui commande la vallée et la plaine. Le soleil, près de se coucher, était suspendu très bas, dans un ciel sans nuages. Tout s’affinait et se glorifiait dans la lumière d’or. Will n’avait jamais vu de sa vie une si vaste étendue de pays. Il restait immobile, regardant de tous ses yeux. Il pouvait voir les villes, et les bois et les champs et les courbes brillantes de la rivière et, bien loin, l’endroit où l’extrémité de la plaine barrait le ciel étincelant. Une émotion insurmontable s’empara de l’enfant, âme et corps. Son cœur battait si fort qu’il ne pouvait pas respirer. Le paysage flottait devant ses yeux. Le soleil lui semblait tourner comme une roue et lancer dans sa giration ses formes étranges, qui disparaissaient avec la rapidité de la pensée, pour faire place à des formes nouvelles. Will couvrit son visage de ses mains et fondit en larmes ; et le pauvre meunier, tristement désappointé et tout perplexe, ne trouva rien de mieux à faire que de le prendre dans ses bras et de l’emporter silencieusement à la maison.
Depuis ce jour, Will fut plein de nouveaux espoirs et de désirs inconnus. Quelque chose continuait à tirailler les fibres de son cœur. L’eau fuyante emportait ses souhaits avec elle quand il rêvait, quand il rêvait sur sa surface écumante. Le vent, en courant sur les cimes d’arbres innombrables, le saluait de paroles encourageantes. Les branches lui indiquaient le chemin descendant ; la route large ouverte, en courbant ses angles et en se tournant pour s’évanouir de plus en plus vite au bas de la vallée, le torturait de ses sollicitations. Il demeurait longtemps sur cette éminence, regardant le cours de l’eau, puis dans le lointain, les terres basses. Il contemplait les nuages qui voyageaient avec le vent paresseux et traînaient leurs ombres de pourpre sur la plaine, ou bien il s’étendait au bord du chemin, et suivait des yeux les voitures qui descendaient à grand bruit dans le sens de la rivière. Quoi que ce fût, tout ce qui suivait ce chemin, nuage ou voiture, oiseau ou eau noire du courant, il sentait que son cœur le suivait dans une extase d’attente.
Les hommes de science nous disent que toutes les aventures des marins sur la mer, toute cette contre-marche des tribus et des races qui confond la vieille histoire dans sa poussière et dans sa rumeur, que tout cela est né d’une chose aussi simple que les lois de l’offre et de la demande et d’un certain instinct naturel pour la vie à bon marché. Tous ceux qui pensent avec quelque profondeur ne verront là qu’une triste et pitoyable explication. Les tribus qui vinrent du Nord et de l’Est, si elles étaient poussées par celles qui venaient derrière, étaient attirées en même temps par l’influence magnétique du Sud et de l’Ouest. La réputation des autres pays était venue jusqu’à elles ; le nom de la ville éternelle entrait dans leurs oreilles. Ce n’étaient pas des colons, mais des pèlerins. Ils marchaient vers le vin, vers l’or, vers le soleil, mais leurs cœurs battaient pour quelque chose de plus noble, cette anxiété divine, ce vieux trouble persistant de l’humanité, qui fit la grandeur de ses exploits et la misère de ses chutes, celle qui ouvrit les ailes d’Icare, qui lança Colomb dans la désolation de l’Atlantique, inspirait et soutenait ces barbares dans leur marche périlleuse. Il est une vieille légende qui traduit leur sentiment d’une manière profonde. Une bande de ces aventuriers rencontre un très vieux homme chaussé de fer. Le vieillard leur demanda où ils allaient ; et ils répondirent d’une seule voix : « À la ville éternelle ! » Il les regarda gravement : « Je l’ai cherchée, dit-il, sur presque toute la surface du monde. J’ai usé dans un pèlerinage trois paires de souliers pareils à ceux que je porte en ce moment et la quatrième va s’amincissant sans cesse sous mes pas. Et, pendant tout ce temps, je n’ai pas trouvé la ville ! » Puis il s’en retourna, suivant sa route solitaire et les laissant étonnés.
Cela, pourtant, égalerait à peine l’intensité du sentiment de Will pour la plaine. Il comprenait que s’il pouvait aller seulement assez loin pour la voir, son regard serait plus pur et plus clair, son ouïe deviendrait plus distincte, les mouvements mêmes de sa respiration plus magnifiques. Il était transplanté et dépérissait, là où il était. Exilé dans un pays étrange, il languissait pour sa patrie. Peu à peu, il rassembla les notions éparses de ce monde d’en bas, de la rivière toujours remuante, toujours grossissante, jusqu’à ce qu’elle prît sa course vers le majestueux océan ; des villes, pleines d’un peuple brillant et superbe, des fontaines jaillissantes, des troupes de musiciens et des palais de marbre, éclairés la nuit d’un bout à l’autre par d’artificielles étoiles d’or ; des grandes églises, des sages universités, des armées héroïques et des innombrables sommes d’argent entassées dans ses caves ; des vices de haut vol qui marchaient en pleine lumière et de la rapidité clandestine du meurtre nocturne. J’ai dit qu’il languissait comme vers sa patrie. L’image est boiteuse. Il était comme un homme dans une préexistence crépusculaire et informe et tendant avec amour les mains vers la vie colorée et bruyante. Rien de surprenant à ce qu’il fût malheureux et qu’il allât le dire aux poissons. Eux étaient faits pour cette vie. Ils ne désiraient rien de plus que des vers, de l’eau courante et quelque trou sous la chute des berges. Mais il était, lui, fait pour d’autres desseins, plein de désirs et d’aspirations, avec une démangeaison dans les doigts et une convoitise dans les yeux que ne pouvait satisfaire même la variété des mille aspects du monde. La vraie vie, le vrai soleil éclatant, ils étaient loin sur la plaine. Oh ! voir cette clarté radieuse une fois, avant de mourir ! Marcher l’esprit joyeux, dans une terre dorée ! Entendre les chanteurs habiles et les douces cloches de l’église et voir les jardins de fête !
— Ô poissons, disait-il, si vous vouliez seulement vous retourner avec le courant, vous nageriez si aisément dans les eaux glorieuses ! Et vous verriez les vastes navires passer au-dessus de vos têtes comme des nuages et vous entendriez les grandes montagnes d’eau faire leur musique tout le long du jour !
Mais les poissons continuaient à regarder patiemment dans le même sens, et Will ne savait plus guère s’il devait rire ou pleurer.
Jusque-là, le trafic de la route avait passé devant Will comme quelque chose qu’on voit dans une peinture. Il avait parfois échangé un salut avec un touriste ou aperçu quelque vieux monsieur, en casquette de voyage, à la portière d’une voiture. Mais le plus souvent, tout cela avait été pour lui un pur symbole qu’il contemplait de loin, avec quelque chose d’un sentiment superstitieux. Un moment vint enfin où tout cela devait changer. Le meunier, qui était un homme avisé à sa manière et ne laissait jamais échapper une occasion de profit honnête, fit de son moulin une petite auberge, bâtit des écuries et prit la situation de maître de poste sur la route. Will eut désormais à servir les voyageurs, quand ils venaient manger leur repas sous la petite tonnelle, en haut du jardin du moulin. Et vous pouvez être sûr qu’il ouvrait toutes grandes ses oreilles et qu’il apprenait bien des choses nouvelles sur le monde extérieur, quand il apportait l’omelette ou le vin. Bien plus, il liait souvent conversation avec les convives solitaires, et par d’adroites questions et des attentions polies, non seulement il satisfaisait sa propre curiosité, mais aussi il gagnait les bonnes grâces des voyageurs. Beaucoup complimentaient les vieilles gens sur leur serviteur. Un professeur demanda à le prendre avec lui et à l’élever convenablement dans la plaine. Le meunier et sa femme étaient fort surpris et plus joyeux encore. Ils pensèrent que cela avait été une très bonne chose d’ouvrir leur auberge. « Vous voyez, faisait remarquer le vieillard, il a une sorte de talent pour être hôtelier. Jamais il n’aurait fait autre chose », et la vie se déroulait ainsi dans la vallée, à la grande joie de tous, excepté Will. Chaque voiture qui quittait la porte de l’auberge semblait emporter avec elle une part de lui-même ; et quand, parfois, des gens lui offraient de l’emmener, il pouvait difficilement maîtriser son émotion. Toutes les nuits, il rêvait qu’il était réveillé par de bruyants domestiques et qu’un splendide équipage l’attendait à la porte pour le conduire en bas dans la plaine. Toutes les nuits ! jusqu’à ce que le rêve, qui lui avait paru délicieux d’abord, commençât à prendre une couleur de gravité et que les appels nocturnes de l’équipage tout prêt prissent dans son esprit la place de quelque chose à craindre et à espérer tout en même temps.
Un jour, comme Will avait environ seize ans, un jeune homme replet arriva au coucher du soleil pour passer la nuit. C’était un garçon à l’air satisfait et à l’œil gai qui portait un havresac. Pendant qu’on préparait le dîner, il s’assit sous la tonnelle pour lire un livre. Mais dès qu’il eut commencé à observer Will, il laissa de côté son livre. Il était visiblement de ceux qui préfèrent les êtres vivants aux êtres faits d’encre et de papier. Will, de son côté, bien que l’étranger ne l’eût pas beaucoup frappé à première vue, commença bientôt à prendre un vif plaisir à sa conversation, pleine de naturel et de bon sens, et conçut enfin un grand respect pour son caractère et sa sagesse. Ils sortirent ensemble tard dans la nuit, et, vers deux heures du matin, Will ouvrit son cœur au jeune homme et lui dit combien il languissait de quitter la vallée et quelles brillantes espérances il avait conçues sur les villes de la plaine. Le jeune homme l’écouta en sifflant et finit par sourire.
— Mon jeune ami, dit-il, vous êtes assurément un très curieux petit bonhomme et vous désirez quantité de choses que vous n’atteindrez jamais. Vous seriez bien honteux si vous pouviez savoir comment les jeunes gens qui habitent vos cités féeriques sont tous en proie à la même absurdité, et sentent les battements de leur cœur arrêtés par le désir de venir aux montagnes. Et laissez-moi vous dire que ceux qui descendent dans les plaines souhaitent bientôt le retour de toute leur âme. L’air n’est ni aussi léger, ni aussi pur et le soleil n’est pas plus brillant. Quant à la beauté des hommes et des femmes, vous en verriez beaucoup en haillons et beaucoup d’autres défigurés par d’horribles excès. Une ville est un endroit si farouche pour ceux qui sont pauvres et sensibles, que nombre d’entre eux aiment mieux se donner la mort de leur propre main.
— Vous allez me trouver bien simple, répondit Will. Bien que je ne sois jamais sorti de la vallée, croyez-moi, j’ai usé de mes yeux. Je sais comment une chose vit aux dépens d’une autre. Je sais, par exemple, comme le poisson se cache dans le remous pour attraper les autres poissons ; et le berger, qui fait un si joli tableau quand il rapporte un agneau chez lui, ne le rapporte que pour son dîner. Je ne m’attends pas à trouver tout irréprochable dans nos villes. Ce n’est pas cela qui m’inquiète. Cela aurait pu être autrefois ; mais, bien que je vive toujours ici, j’ai beaucoup interrogé et j’ai appris beaucoup de choses ces dernières années, assez certainement pour me guérir de mes vieilles illusions. Mais vous ne voudriez pas que je meure comme un chien, sans avoir rien vu de ce qu’il faut voir, sans avoir fait ce qu’un homme peut faire, en bien ou en mal ? Vous ne voudriez pas me laisser passer ma vie tout entière entre cette route et cette rivière ? Je préférerais me tuer, ajouta-t-il, que de languir comme je le fais.
— Des milliers de gens, dit le jeune homme, vivent et meurent comme vous et n’en sont pas moins heureux.
— Ah ! dit Will, s’il en est des milliers à qui cela plairait, pourquoi l’un d’entre eux ne viendrait-il pas prendre ma place ?
Il faisait tout à fait nuit. Une lampe suspendue dans la tonnelle éclairait la table et le visage des interlocuteurs. Le long de l’arceau, les feuilles, sur le treillage, s’enlevaient en lumière sur le noir du ciel, comme des découpures de vert transparent sur une pourpre obscure. Le jeune homme replet se leva et, prenant Will par le bras, le conduisit au dehors.
— Avez-vous jamais regardé les étoiles ? demanda-t-il en les désignant du doigt.
— Bien souvent, répondit Will.
— Et savez-vous ce que c’est ?
— J’ai imaginé bien des choses !
— Ce sont des mondes comme le nôtre, dit le jeune homme. Quelques-unes sont moindres, la plupart sont cent fois plus grandes. Ces infimes étincelles que vous voyez sont, non seulement des mondes, mais des amoncellements de mondes, tournant les uns autour des autres au milieu de l’espace. Nous ne savons point ce qu’il peut y avoir dans aucun d’entre eux ; peut-être la réponse à toutes nos difficultés ou le remède à toutes nos souffrances. Et pourtant nous ne pouvons pas les atteindre. Toute la science du plus génial des hommes ne saurait équiper un navire pour la plus proche de ces voisines et la vie du plus âgé ne suffirait pas au voyage. Qu’une grande bataille ait été perdue, qu’un ami bien-aimé soit mort, que nous soyons mélancoliques ou joyeux, elles étincellent immuablement au-dessus de nos têtes. Nous pouvons nous assembler ici, toute une armée, et crier jusqu’à briser nos cœurs, et pas un murmure ne parviendra vers elles. Nous pouvons gravir la plus haute montagne sans nous en rapprocher ; et nous pouvons demeurer ici, dans le jardin, et enlever nos chapeaux. La lueur des étoiles brillera sur nos têtes et, là où la mienne est un peu chauve, j’ose dire que vous la verrez briller dans l’ombre. La montagne et la souris. C’est là sans aucun doute le seul rapport que nous aurons jamais avec Arcturus ou Aldebaran. Savez-vous appliquer une parabole ? ajouta-t-il en posant sa main sur l’épaule de Will. Ce n’est pas la même chose qu’un raisonnement, mais c’est, d’habitude, infiniment plus convaincant.
Will pencha un instant la tête, puis la releva vers le ciel. Les étoiles semblaient émettre et répandre un éclat plus vif ; et, comme il tournait ses regards plus haut et plus haut encore, elles parurent croître en multitude sous ses yeux.
— Je vois, dit-il, en se tournant vers le jeune homme. Nous sommes dans un piège à rats.
— C’est quelque chose comme cela. Avez-vous jamais vu un écureuil tournant dans sa cage ? Et un autre écureuil, philosophiquement immobile près de ses noisettes ? Je n’ai pas besoin de vous demander lequel des deux vous a semblé le plus fou.