Henry Blatin, Viande de cheval - Communications faites à la Société protectrice des animaux 1864


Quand l’âge ou les infirmités l’atteignent, « le meilleur, le plus utile de nos animaux auxiliaires, s’écrie Geoffroy Saint-Hilaire, n’est plus qu’une marchandise à vil prix. On le vend pour sa peau, dix, cinq, quatre francs, si peu, que les moindres dépenses faites pour lui seraient relativement considérables, et c’est pourquoi l’on se contente de le nourrir tout juste assez pour qu’il puisse se traîner à l’abattoir et porter lui-même économiquement sa peau à l’écorcheur. »

À Alger, les corps de troupe ne retirent que deux francs de chaque cadavre entier, et l’équarrisseur reçoit quatre francs pour enlever le corps des chevaux étrangers à l’armée. Là, dans la plupart des localités, on ne trouve pas même un industriel pour les écorcher et les enfouir. Les corbeaux, les chacals et les hyènes se disputent cette dégoûtante curée, et trop souvent le suçoir de la mouche à viande y puise, dans les sucs corrompus, un poison terrible, le charbon, la pustule maligne que sa piqûre inocule à l’homme aussi bien qu’au bétail.

Pour mettre un terme à ces horreurs, pour placer le cheval dans les mêmes conditions que le bœuf, le mouton et le porc, qui sont bien traités, nourris et reposés jusqu’au moment où on les immole, il suffira d’en faire un animal alimentaire.

Lorsqu’il nous donnera sa chair, après nous avoir donné sa force à discrétion, il faudra qu’on fasse pour lui quelques frais de repos et de nourriture, et l’on cessera de l’accabler de coups, pour ne pas s’exposer à gâter une marchandise.

Il arrive souvent, dit M. Lortet, qu’une bête ne peut plus faire le service exigé, à cause de l’âge, à cause d’une ankylose ou d’une maladie quelconque du pied ; son propriétaire se hâtera de la vendre, si la viande de cheval est admise dans la boucherie. S’il peut en tirer 80 ou 100 francs, il ne s’exposera pas à tout perdre, en attendant que le pauvre animal tombe mort sur la route.

En admettant des chiffres aussi bas, l’intérêt, à défaut de pitié, lui conseillera d’abréger un supplice.

Il est évident, comme l’exprimait si bien le docteur Mathias Mayor en 1838, dans son Mémoire aux Sociétés helvétiques d’utilité publique, que lorsqu’on n’aura plus aucune répugnance à faire usage de la viande de cheval comme aliment, cet intéressant compagnon et ami de l’homme ne passera plus, et successivement, en des mains de plus en plus brutales, le forçant à se traîner sous les coups et les mauvais traitements, sans merci aucune, tant qu’il n’a pas rendu le dernier soupir. Ce même animal, si misérable, et qu’on n’envisage aujourd’hui que comme un objet hideux et une charogne vivante, sera, au contraire, de même que la vieille vache, l’objet de quelques soins et de tous les ménagements propres à le remettre en bon état. On ne précipitera plus la fin d’une triste existence par des excès de travail et des cruautés. Le cheval passera donc ses derniers jours avec quelque douceur ; et le sort qui l’attendra sera bien plus conforme aux lois de l’humanité et de la raison, sous la hache du boucher que sous le couteau de l’équarrisseur. »

Ainsi donc, soustraire ces pauvres bêtes à leurs longues souffrances, en les assimilant aux autres animaux de boucherie, tel est le but qu’ont atteint les Sociétés allemandes : à Kœnigs-Baden, à Detmold, à Sigmarigen, à Weimar, à Vienne, à Lintz, sur bien d’autres points encore, elles ont, pour faire taire un préjugé, commencé par organiser des banquets de viande de cheval, où sont venus s’asseoir des centaines de convives. Celle de Hambourg a fait acheter, en une seule année (en 1853), cent soixante-quatorze chevaux vieux ou infirmes, ou maltraités, dont elle a livré la chair à bas prix et même gratuitement, après les avoir laissés reposer et les avoir soumis à un bon régime [1].

À Vienne, à Berlin, en Wurtemberg, en Bavière, dans le duché de Bade, en Saxe, dans le Hanovre ; à Schaffouse ; à Lausanne, en Suisse ; à Vilvorde, en Belgique, il y a aujourd’hui des boucheries de cheval[2]. Dans plusieurs villes, on en compte cinq, six, sept, huit, et presque toutes sont en prospérité. Dans la capitale de l’Autriche, pendant les trois premières années seulement, quatre mille sept cent vingt-cinq chevaux ont fourni plus d’un million de livres de viande à la consommation, qui s’accroît tous les jours.

Resterons-nous indifférents spectateurs de ce mouvement, de ce progrès ?

La prévoyance, la fortune publique, l’hygiène et la morale sont d’accord pour conseiller de ne pas se priver d’une ressource que rien n’autorise à dédaigner. C’est aux hommes qui, par leur position, par leur science et par leur amour de l’humanité, peuvent avoir de l’influence sur les masses, à combattre, par leur exemple et leur parole, « les idées préconçues, les dégoûts, les répugnances des travailleurs, à qui les lumières de l’esprit font défaut, » autant que les aliments réparateurs. C’est à mes confrères du corps médical à continuer l’œuvre utilitaire à la tête de laquelle on remarque tant de médecins justement estimés, de savants vétérinaires, d’économistes judicieux, d’agriculteurs expérimentés, d’amis des hommes et des animaux. C’est aux personnes riches et raisonnables à faire, toutes les fois qu’elles en auront la facilité, servir sur leur table la viande du pauvre à côté des mets coûteux et recherchés.

Il y a trente ans, MM. Villeroy, devançant les Sociétés protectrices, abordaient nettement, dans les Mémoires de l’Académie de Metz, la question de l’emploi du cheval comme substance alimentaire, dans un but de philanthropie aussi bien que de compassion. Leur pensée exprime complètement la mienne, et je termine en la citant : « Que l’animal le plus utile pendant sa vie le soit donc aussi après sa mort. Que le couteau du boucher le prive d’un seul coup d’une vie qui ne peut plus se prolonger sans être malheureuse, et, si vous avez quelque pitié, ne faites plus subir à sa vieillesse un véritable martyre. »




  1. En Bavière, l’article 16 de la loi du 14 juin 1843 s’exprime ainsi : Défense est faite aux propriétaires de vendre les chevaux vieux et misérables, reconnus impropres à servir plus longtemps. L’autorité les fera abattre. S’il y a vente, le vendeur sera tenu de rembourser le prix d’achat, et devra payer, en outre, une amende de 1 krou-thaler (4 francs).
    En Wurtemberg, la vente des chevaux infirmes ou trop âgés est interdite. (Article 55 de la loi.)
  2. À Vilvorde, aux portes de Bruxelles, il existe un débit assez important où la viande de cheval se vend 14 centimes le demi-kilogramme. La classe ouvrière recherche avec empressement cet aliment. Un médecin de la localité, qui est en grande réputation, prend un vif intérêt à cette alimentation et la préconise. (Rapport sur les travaux du Conseil d’hygiène publique et de salubrité de la Seine (1858), par M. Ad. Trébuchet, secrétaire du conseil.)