Henri Baudrillart, La Liberté du travail, l’association et la démocratie 1865



LA LIBERTÉ DU TRAVAIL
ET LA DÉMOCRATIE



CHAPITRE PREMIER

LA LIBERTÉ DU TRAVAIL.


I


Trois systèmes se disputent aujourd’hui les préférences de la démocratie française ; le système communiste, plus ou moins complet et conséquent, ayant pour caractère de remettre aux mains de l’État la totalité des services, ou du moins une masse considérable de ces services aujourd’hui remplis par l’activité privée ; le système préventif et réglementaire qui n’est qu’un communisme mitigé ; enfin, le système libéral qui a tout à la fois à se défendre contre les attaques que la théorie lui adresse et contre les atteintes que la pratique lui fait subir.

Je ne daignerai pas réfuter pour la millième fois le communisme, cet étouffement de toutes les libertés civiles et politiques, cet anéantissement de la personne elle-même au profit de l’État, cette organisation en grand, non pas du travail, comme on le dit, mais de la paresse, car l’effet bien connu de tout régime de communauté est d’énerver le mobile de l’intérêt privé pour y substituer le ressort relativement bien faible, quand il s’agit, non de se battre, mais de travailler, de l’intérêt général. A quoi conduit un tel système ? On a pu le voir plus d’une fois, au jeûne universel.

Que les amis de l’organisation du travail par l’État ne nous reprochent pas de confondre avec le communisme tous les plans que le socialisme a conçus. Pour aller jusqu’au communisme, il ne leur faudrait qu’un peu plus de logique. Fourier, lorsqu’il règle la répartition des produits, tient compte de ce triple élément le travail, le talent, le capital. Le communisme ne déborde-t-il pas pourtant dans le phalanstère ? N’est-ce pas une organisation uniforme ? A quoi servirait-il de reprendre les uns après les autres les systèmes de Cabet, de Louis Blanc, d’Owen, de Saint-Simon ? C’est une tâche qui a été remplie et bien remplie. Après tout, il n’est guère à craindre que la France se mette à la gamelle communiste. On dit qu’il y a encore dans nos campagnes des communistes qui rêvent le partage des terres. Faut-il prendre au sérieux ce rêve imbécile de la cupidité ? Que quelques paysans endettés ou envieux, peut-être l’un et l’autre, regardent le château avec une haine jalouse du fond de leurs chaumières, qu’ils attendent l’occasion d’agrandir leur parcelle aux dépens du parc ou de la forêt de leur voisin, qu’est-ce en présence de la grande masse de la propriété territoriale moyenne et petite, plus soucieuse de garder son bien que de prendre celui d’autrui ? Ce communisme envieux du bien d’autrui a existé de tout temps. Il a été prévu par celui des commandements divins qui enjoint de ne point convoiter ni le champ du prochain, ni son âne, ni sa femme. On trouve de tels communistes ailleurs que parmi les pauvres ; le monde en est rempli ! Avons-nous donc plus à craindre ce communisme partiel qui prétendait faire accaparer le commerce par l’État, en laissant l’industrie et l’agriculture au travail libre, comme si le commerce se séparait si facilement de la production, comme si une absorption ne menait pas à une autre ? En vérité, non. Il ne se rencontrera jamais un peuple assez dépourvu de sens pour faire de l’État le commerçant universel, achetant par ses agents, revendant par ses commis, instituant des fonctionnaires boulangers, bouchers, épiciers, sans avoir aucune des qualités déliées, rapides, sûres, qui conviennent à ce rôle, auquel s’adaptent si mal les lourds procédés de la routine et les rouages embarrassés de la bureaucratie.

Le système réglementaire constitue un danger bien plus sérieux. La démocratie l’invoque souvent encore dans l’intérêt des masses. Elle avoue que le système réglementaire a mal réussi dans le passé. Il ne lui déplaît pas de tourner en ridicule ou de peindre sous d’odieuses couleurs cette immixtion oppressive et tracassière de l’autorité fixant jusqu’au nombre des fils qui entraient dans le prix d’une étoffe, infligeant à quiconque s’écartait d’un règlement minutieux, même pour agréer au consommateur, la peine de la prison ou du carcan, tout au moins la destruction de sa marchandise. Elle cite avec mépris tant d’absurdes prohibitions, et ces interdictions bizarres qui défendaient aux brodeurs d’employer d’autre or qu’à huit sous le bâton ; aux chandeliers de ne mélanger que dans une proportion déterminée le suif de mouton et le suif de bœuf ; aux savetiers de raccommoder au delà du quart ; aux cuisiniers-oyers qui vendaient des saucisses, de vendre des boudins ; que sais-je encore ? Pourquoi donc, en face de souvenirs encore si présents, cet appel si fréquent fait par la démocratie à l’autorité ? Il y a à cette question deux réponses. D’abord la réglementation joue encore un grand rôle dans notre société. Elle y tient une telle place qu’on aurait beaucoup plus à faire d’énumérer tout ce qui est réglementé que ce qui ne l’est pas. Je ne parle même pas ici des monopoles qui subsistent, je n’indique que les interdictions trop générales de se livrer à certaines professions, la nécessité de l’autorisation préalable, et tous les règlements abusifs qui attestent toute la part faite au système préventif. L’exemple est donc tentant. La seconde réponse, c’est qu’il est dans notre nature de recourir à la réglementation pour le bien comme pour le mal ; la philanthropie s’irrite des lenteurs inséparables de la liberté et trouve le recours à l’autorité plus expéditif et plus sûr. Réglementation des heures de travail, réglementation des salaires, réglementation des prix, réglementation partout, même en faisant au préalable un salut à la liberté. L’intérêt populaire est aujourd’hui le grand mobile de l’esprit réglementaire dans les écoles dites avancées, de même que les écoles arriérées persistent à l’invoquer dans l’intérêt de la bonne qualité du produit.

Comment s’en étonnerait-on ? On a beau être révolutionnaire, on porte en soi une tradition : Robespierre imitait les procédés de l’inquisition ; la Convention a poursuivi le même but de centralisation absolue que Louis XIV ; la République s’est permis au nom du peuple plus d’excès encore que la monarchie absolue au nom de l’État. La tradition de la France, c’est la réglementation. Toutes les libertés ont d’abord été des privilèges. Le roi se croyait propriétaire des biens et des personnes, les sujets n’étaient censés avoir le droit naturel ni de travailler, ni de posséder. Ils ne l’exerçaient que comme usufruitiers, par tolérance ou par octroi. Cette doctrine, qui était celle de Louvois et de la Sorbonne, et qui s’affiche dans bien des documents