Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile dans Œuvres complètes (Beaumarchais) Texte établi par Édouard Fournier, 1876.


Basile.

J’étais sorti pour vos affaires. Apprenez une nouvelle assez fâcheuse.

Bartholo.

Pour vous ?

Basile.

Non, pour vous. Le comte Almaviva est en cette ville.

Bartholo.

Parlez bas. Celui qui faisait chercher Rosine dans tout Madrid ?

Basile.

Il loge à la grande place, et sort tous les jours déguisé.

Bartholo.

Il n’en faut point douter, cela me regarde. Et que faire ?

Basile.

Si c’était un particulier, on viendrait à bout de l’écarter.

Bartholo.

Oui, en s’embusquant le soir, armé, cuirassé…

Basile.

Bone Deus, se compromettre ! Susciter une méchante affaire, à la bonne heure ; et pendant la fermentation calomnier à dire d’experts ; concedo.

Bartholo.

Singulier moyen de se défaire d’un homme !

Basile.

La calomnie, monsieur ! vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreurs, pas de conte absurde, qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville en s’y prenant bien : et nous avons ici des gens d’une adresse !… D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?

Bartholo.

Mais quel radotage me faites-vous donc là, Basile ? Et quel rapport ce piano-crescendo peut-il avoir à ma situation ?

Basile.

Comment, quel rapport ! Ce qu’on fait partout pour écarter son ennemi, il faut le faire ici pour empêcher le vôtre d’approcher.

Bartholo.

D’approcher ! Je prétends bien épouser Rosine avant qu’elle apprenne seulement que ce comte existe.

Basile.

En ce cas, vous n’avez pas un instant à perdre.

Bartholo.

Et à qui tient-il, Basile ? Je vous ai chargé de tous les détails de cette affaire.

Basile.

Oui. Mais vous avez lésiné sur les frais ; et, dans l’harmonie du bon ordre, un mariage inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonances qu’on doit toujours préparer et sauver par l’accord parfait de l’or.

Bartholo, lui donnant de l’argent.

Il faut en passer par où vous voulez ; mais finissons.

Basile.

Cela s’appelle parler. Demain, tout sera terminé : c’est à vous d’empêcher que personne, aujourd’hui, ne puisse instruire la pupille.

Bartholo.

Fiez-vous-en à moi. Viendrez-vous ce soir, Basile ?

Basile.

N’y comptez pas. Votre mariage seul m’occupera toute la journée ; n’y comptez pas.

Bartholo l’accompagne.

Serviteur.

Basile.

Restez, docteur, restez donc.

Bartholo.

Non pas. Je veux fermer sur vous la porte de la rue.



Scène IX

FIGARO, seul, sortant du cabinet.

Oh ! la bonne précaution ! Ferme, ferme la porte de la rue, et moi je vais la rouvrir au comte en sortant. C’est un grand maraud que ce Basile ! heureusement il est encore plus sot. Il faut un état, une famille, un nom, un rang, de la consistance enfin, pour faire sensation dans le monde en calomniant. Mais un Basile ! il médirait qu’on ne le croirait pas.



Scène X

ROSINE, accourant ; FIGARO.
Rosine.

Quoi ! vous êtes encore là, monsieur Figaro ?

Figaro.

Très-heureusement pour vous, mademoiselle. Votre tuteur et votre maître à chanter, se croyant seuls ici, viennent de parler à cœur ouvert…

Rosine.

Et vous les avez écoutés, monsieur Figaro ? Mais savez-vous que c’est fort mal !

Figaro.

D’écouter ? C’est pourtant tout ce qu’il y a de