Louis Pasteur, Examen critique d’un écrit posthume de Claude Bernard sur la fermentation : Introduction. 1879



INTRODUCTION.



L’Ouvrage que j’offre au public a pour objet la réfutation d’un écrit de Claude Bernard qui fut mis au jour six mois environ après la mort de l’illustre physiologiste. Cette publication excita une surprise universelle. On savait qu’à maintes reprises, dans des conversations, dans des écrits, dans des Rapports académiques, Claude Bernard avait exprimé sur mes travaux une approbation sans réserve, tandis que dans ces Notes posthumes, à la suite d’expériences personnelles, il se trouvait en contradiction sur tous les points essentiels avec les résultats de mes études de ces vingt dernières années. Il faudrait méconnaitre entièrement la noble passion qui anime tout savant, digne de ce nom, dans la recherche de la vérité, pour imaginer qu’entre Bernard et moi des mésintelligences auraient pu surgir, capables d’altérer la bonne opinion qu’il avait eue jusque-là de mes travaux. Bernard a été une des plus pures personnifications du savant et l’on ne nommerait pas un membre de l’Académie des Sciences moins porté qu’il ne le fût à mêler au culte de la Vérité des considérations étrangères. Toutefois, je veux écarter jusqu’au soupçon de l’idée qu’un nuage aurait pu traverser nos relations de bonne confraternité. Qu’il me soit permis d’en aller chercher la preuve dans des souvenirs intimes.

La santé de Bernard fut très-éprouvée pendant l’année 1866. Les médecins avec lesquels il était en communication habituelle, les Drs Rayer et Davaine, avaient perdu tout espoir de le guérir. Bernard, qui comptait peu sur la Médecine, mais beaucoup sur la nature, l’hygiène et les soins que pourrait lui suggérer un examen attentif et quotidien des symptômes de son mal, se refugia courageusement à cette même maison de campagne de Saint-Julien d’où sont datées les Notes sur la fermentation, dont je vais faire un examen critique. Ses amis, qui suivaient la marche de sa maladie avec la plus vive anxiété, s’ingéniaient, pour la plupart, à lui adresser des consolations et de réconfortants souvenirs. Personnellement, j’eus l’idée de faire paraitre dans le Moniteur universel une appréciation sommaire de l’importance de ses travaux, de son enseignement et de sa méthode. Voici textuellement cet article, qui scella, pour ainsi dire, entre nous des liens d’une mutuelle et affectueuse confiance, comme on pourra s’en convaincre tout à l’heure :

CLAUDE BERNARD.

IDÉE DE L’IMPORTANCE DE SES TRAVAUX, DE SON ENSEIGNEMENT ET DE SA MÉTHODE.
I.


Des circonstances particulières m’ont offert l’occasion toute récente de relire les principaux Mémoires qui ont fondé la réputation de notre grand physiologiste, Claude Bernard.

J’en ai ressenti une satisfaction si vive et si vraie, mon admiration pour son talent s’en est trouvée confirmée et accrue de telle sorte, que je ne puis résister au désir, quelque téméraire qu’il soit, de communiquer ces impressions. Ô la bienfaisante lecture que celle des travaux des inventeurs de génie ! En voyant se dérouler sous mes yeux tant de progrès durables, accomplis avec une telle sûreté de méthode qu’on ne saurait présentement en imaginer de plus parfaite, je sentais à chaque instant le feu sacré de la Science s’attiser dans mon cœur.

II.

Natura non facit saltus, a-t-on dit. Il en est ainsi des progrès de la Science. Le souffle fécond qu’avaient répandu dans les études médicales Bichat et Magendie, l’impulsion physiologique donnée à la Chimie organique par les travaux de MM. Dumas en France, Liebig en Allemagne, devaient porter leurs fruits. Claude Bernard a été comme la résultante de ce double mouvement, et, dans vingt ans, moins ou plus, sous l’influence de l’esprit nouveau auquel son nom restera attaché, on verra peu à peu disparaître les ténèbres, héritage d’un autre âge, qui enveloppent encore la marche mal assurée des sciences médicales.

La Physiologie a éprouvé vers la fin du XVIIIe siècle une profonde transformation. Le vitalisme régnait à cette époque à peu près exclusivement dans les écoles. « Disciples de Bordeu, a dit un savant professeur de la Faculté de Paris, tout était pour nous subordonné à l’influence suprême de l’organisation et de la vie ; les vérités physiologiques nous paraissaient d’un ordre plus élevé que celles dont s’occupent les physiciens et les chimistes. Professant avec Aristote qu’où le physicien s’arrête le médecin commence, nous n’admettions qu’avec une extrême réserve les explications de la Chimie pneumatique, si brillante alors et cultivée par des hommes d’un si rare génie.

De telles erreurs de principe ne pouvaient rester debout en présence des remarquables découvertes de la fin du dernier siècle. En démontrant que la chaleur animale était subordonnée à des phénomènes purement chimiques, que la fonction de la respiration consistait essentiellement dans un acte de combustion, Lavoisier n’avait-il pas établi d’une façon merveilleuse que les êtres vivants, non moins que les êtres inorganiques, sont soumis aux lois générales de la matière ?

Toutefois, il est rare qu’une réaction contre des opinions régnantes ne dépasse pas le but. Aussi vit-on, à quelques années de là, la découverte de la pile électrique éblouir à ce point les esprits, qu’un grand nombre de médecins et de physiologistes crurent que l’on venait de rencontrer la source même de la vie.

Cette effervescence se calma et l’on comprit de nouveau, car c’est toujours là qu’il faut en revenir, qu’au lieu de disserter sur l’essence des choses, laquelle nous échappe, il fallait avant tout rassembler des faits bien observés et continuer par des épreuves sur les animaux vivants les travaux des hommes célèbres qui, à l’exemple d’Harvey et de Spallanzani, avaient fondé la Physiologie sur l’expérience. Un des savants qui s’éleva alors avec le plus de force et d’autorité contre l’esprit de système dans les études physiologiques et médicales, par son enseignement non moins que par la nouveauté de ses observations, fut précisément le maître de Claude Bernard, Magendie, dont le plus beau titre à la reconnaissance de la postérité sera peut-être d’avoir contribué à former un tel disciple.

III.

Je ne songe pas à présenter ici un examen détaillé des découvertes de Claude Bernard je n’en ai point le loisir, et l’espace me manquerait. C’est mon sentiment sur l’importance de ses travaux, de son enseignement et de sa méthode que je veux épancher, comme ces personnes qui éprouvent une sorte de malaise à admirer seules et en silence les œuvres de génie. Depuis quinze années, toutes les découvertes de Bernard portent le même cachet de supériorité. Il me suffira d’en caractériser une seule pour mettre le lecteur en état d’apprécier toute la vigueur de son talent. Je choisirai celle dont Bernard aimerait peut-être à nous entretenir lui-même s’il avait à distinguer dans ses œuvres la plus propre à instruire par l’esprit de méthode et d’invention qui a préside à toutes les phases de son brillant développement.

Lorsque Bernard se présenta, en 1854, pour occuper l’une des places vacantes de l’Académie des Sciences, sa découverte de la fonction glycogénique du foie n’était ni la première ni la dernière en date parmi celles qui déjà l’avaient placé si haut dans l’estime des savants. Ce fut néanmoins par elle qu’il commença l’exposé des titres scientifiques qui le recommandaient aux suffrages de l’illustre Compagnie. Cette préférence du maître décide de la mienne.

IV.

De tous les travaux de Claude Bernard, l’un des plus remarquables et des plus dignes d’être médités, consiste, en effet, dans l’admirable série de recherches auxquelles il a soumis l’appareil du foie, de tous les organes glandulaires le plus volumineux, l’un des plus constants dans la série animale et le moins connu dans ses véritables fonctions. Par son volume, par la complexité de sa structure, par la singularité de ses relations avec l’appareil circulatoire, il était difficile de comprendre que le foie n’eût d’autre rôle que celui de sécréter la bile. Tel était pourtant le seul qu’on lui attribuât jusqu’aux belles expériences de Claude Bernard. Aujourd’hui nous savons qu’il en a au moins un autre, qui était resté complètement ignoré des zoologistes et des médecins, et qui consiste dans une production de matière sucrée que les veines hépatiques déversent constamment dans le système circulatoire.

Par des tentatives qu’une méthode d’investigation des plus fécondes pouvait seule inspirer, Claude Bernard a mis en outre en pleine lumière la liaison étroite qui