Marthe Fiel, L’Élève Bompel

1947



I


Il s’appelait Nil Bompel, et son prénom le rendait fier. Quand on s’exclamait à ce nom de saint peu connu, il répondait froidement, d’un air un peu dédai­gneux : « Ma fête est le 25 septembre, je compte donc parmi les chrétiens. »

Nil avait un frère qui s’appelait Jean, et des parents qui élevaient bien leurs enfants. M. Bompel était fonc­tionnaire. C’était un père compréhensif qui essayait de pénétrer les caractères de ses fils. Jean était studieux, docile, sans personnalité marquée. Il n’en était pas de même de Nil dont l’indépendance suscitait quelques imprévus. Aussi l’avait-on envoyé très jeune au col­lège. Il avait cinq ans.

Tous les matins, le frotteur de l’appartement con­duisait le jeune Nil en classe, bien que cela déplût fort à ce dernier. Il voulait s’en aller seul, prétendant qu’il connaissait le chemin. Mais sa mère persistait à le faire accompagner, parce que le trajet était un peu long, et elle craignait les dangers de la rue. La ville comptait un million d’habitants et un enfant pouvait s’y égarer.

Les raisonnements qu’on tenait à Nil sur ce sujet ne le touchaient pas, et il demandait chaque jour qu’on le laissât aller sans mentor.

Naturellement, on n’était pas ému par ses réclamations.

Nil était si affecté qu’on ne crût pas à ses facultés d’orientation et de prudence, que l’on trouva un moyen de le satisfaire, tout en se tranquillisant : le frotteur qui l’accompagnait eut pour mission de le surveiller tout en se dissimulant, c’est-à-dire que l’homme se cachait à un coin de rue, et dès que l’enfant tournait à un autre coin, il se hâtait de façon à le suivre des yeux. Quand la rue était un peu longue, le brave homme s’abritait derrière une autre personne. Ce manège manquait de commodité, mais il l’amusait beaucoup.

Cependant, un jour, le bambin s’aperçut du stratagème et, comme il était vif, il courut sur celui qui le surveillait et ses petits bras potelés lui administrèrent force coups, à la grande joie des passants. Nil criait :

— Je ne veux pas que tu me conduises !

— Vous vous perdrez…

— Je connais le chemin…

— Vous vous ferez écraser en traversant les rues !

— Je ne suis pas si bête.

Ce dialogue s’échangeait, alors que les petits poings tombaient dru sur le frotteur, qui simulait la souffrance en criant : « Aïe ! oh ! aïe ! oh ! là là… » Quand le petit bonhomme crut avoir maté sa victime, il reprit paisiblement le chemin du collège, en se retournant pour voir s’il était enfin débarrassé de son compagnon.

Par chance, ce dernier avait reconnu, parmi les passants, une dame, amie de Mme Bompel, qui, très divertie par cet incident, s’offrit à surveiller l’enfant. Ainsi, Nil eut beau épier, il ne vit plus le frotteur et se rendit tout joyeux vers sa classe.

— Bonjour, Nil… il me semble que vous êtes bien en retard ?

— Je ne sais pas l’heure… il a fallu que je batte Guétard qui voulait me conduire…

— Battre ? c’est très laid !

— Laid ? C’est lui qui a été méchant. Je lui avais dit que je savais mon chemin, et il me suivait pour que je ne me perde pas. Quand il a été bien battu, il est reparti.

Ce jour-là, ce fut sa mère qui vint le chercher. Ordinairement, il revenait avec son frère aîné, les heures de retour étant souvent les mêmes. Nil aimait beaucoup être dans la rue avec sa mère. Il la trouvait toujours bien habillée. Bien qu’il eût le sens critique développé pour son âge tendre, il jugeait que sa mère était mieux que celles de ses camarades.

Seulement, il ne voulait pas lui donner la main, mais le bras, et il était convaincu qu’il réglait son pas sur le sien.

Il lui raconta son algarade avec le frotteur, et elle l’écouta, feignant de n’en rien connaître.

— C’est donc pour cela, dit-elle, que le pauvre homme n’a pu frotter son plancher aujourd’hui ! Il avait très mal.

Nil avait bon cœur, et cette phrase le frappa :

— Tu crois qu’il avait mal ?

— J’en suis sûre.

Nil sentait des remords. Il n’en dit rien cependant, mais quand il revit sa victime le lendemain qui était un jeudi, il entama la conversation :

— Alors, mon vieux, tu es guéri ?

— Oh ! pas tout à fait encore… mes bras ne sont pas encore solides…

— Écoute… je vais te chanter une belle chanson, pendant que tu frotteras.

Nil avait une voix juste. Il retenait tous les airs qu’il entendait et il entonna la « Marseillaise » sans paroles. Guétard, entraîné, l’imita.

Nil s’arrêta, le regarda d’un air sévère :

— Ta voix est trop grosse, et tu ne chantes pas le bon air… Tais-toi ! laisse-moi chanter… et toi, frotte !

Remis dans son chemin, Guétard n’ouvrit plus la bouche, tandis que Nil déroulait ses plus beaux airs en y plaçant des paroles de son invention. Il marchait de long en large, les mains derrière le dos.

Cet après-midi-là, cet exercice lui donna faim plus tôt que d’habitude. Il demanda à sa maman :

— Dans combien de temps aurai-je ma tartine ?

— À 4 heures… Tu vois la pendule ? quand la petite aiguille sera sur le chiffre 4, tu auras ton goûter…

Nil regardait la pendule. Sa mère sortit de la pièce et, tranquillement, il approcha une chaise de la cheminée et, délicatement, de son doigt léger, il glissa l’aiguille sur le chiffre voulu.

Mme Bompel rentra dans la pièce et Nil lui dit :

— Maman, l’aiguille est sur l’heure du goûter…

Étonnée, sa mère jeta un coup d’œil sur la pendule et constata le fait. Elle ne comprit pas tout d’abord, et quand elle eut deviné le mystère, elle ne put s’empêcher de rire…

— Oh ! Nil… tu as triché !

— Qu’est-ce que cela veut dire, tricher ?

— C’est avancer les aiguilles d’une pendule.

— Ah !

Mme Bompel n’entreprit pas d’expliquer plus longuement sa pensée sur l’ordre du temps, et elle se