Paul Challemel-Lacour, Le Roman politique en Angleterre - Lothaire par M. Disraeli dans Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 88, (p. 429-450).

1870


LE
ROMAN POLITIQUE
EN ANGLETERRE

LOTHAIRE par M. DISRAELI

Alcibiade n’est plus jeune ; il a été premier ministre. Chargé de soutenir les intérêts d’un grand parti dans l’assemblée des députés de la nation, il semblait livré sans réserve à cet emploi, qu’il remplissait avec honneur. Le souvenir de ses premières années s’effaçait parmi les anciens, les jeunes gens les ignoraient, et il vieillissait paisiblement au rang des hommes graves. Tout à coup il s’est fatigué de cette gloire tranquille. Il lui a plu de montrer qu’il n’avait pas oublié l’art par lequel il triomphait, il y a quarante ans, de l’inattention de ses concitoyens. Il a voulu essayer, ni plus ni moins que s’il avait encore sa fortune à faire, d’une de ces surprises assaisonnées d’un grain de scandale, dans lesquelles il portait une certaine grâce au temps de sa jeunesse, et qui ont mis à plusieurs reprises en émoi toute la cité. Alcibiade, l’Alcibiade du torysme, c’est M. Disraeli[1] que je veux dire, occupe l’opinion ; il est depuis deux mois l’entretien des salons. Alcibiade est content.

Il a publié un roman tout plein d’esprit et de thèses hasardées, de portraits contemporains et de paradoxes. On le lit partout, on le commente avec passion. Chacun prétend reconnaître et démasquer les personnages ; les personnages se démasquent eux-mêmes en réclamant dans les journaux contre les irrévérences de l’auteur. Le nom du héros se répète tout haut et s’imprime en toutes lettres. Tandis qu’il voyage quelque part en Espagne, fumant des cigarettes, faisant la sieste et peut-être lisant Lothaire, sans s’apercevoir qu’il en a fourni les traits, des discussions s’élèvent, des paris s’engagent dans les clubs de Londres sur ses sentimens religieux. « Il est sincèrement catholique, et il l’est pour jamais, » disent les uns. « Il va rentrer dans le giron de l’église anglicane, disent les autres : comment en serait-il autrement, puisqu’après tout Lothaire reste fidèle à l’anglicanisme ? » Enfin, ce qui est le comble de la popularité, ce qui met de nos jours aux succès littéraires le dernier sceau, Lothaire, à peine au monde, est passé en étiquette commerciale : son nom a déjà servi à baptiser un parfum nouveau.

Certes un roman politique et théologique de M. Disraeli est aujourd’hui un événement qui explique cette émotion. C’est chose assez extraordinaire en effet qu’au milieu des soucis et des travaux attachés à son rôle le chef d’un parti parlementaire, le leader de l’opposition trouve le temps d’écrire un roman. Si l’on songe aux luttes qui se sont livrées depuis trois ou quatre ans dans la chambre des communes, à la part que M. Disraeli a dû y prendre, l’étonnement redouble. Une telle publication témoigne d’une activité et d’une liberté d’esprit, d’une sérénité d’imagination, auxquelles je rends volontiers hommage. Cela dit, et malgré le bruit qu’elle fait, convient-il de prendre au sérieux l’œuvre nouvelle de M. Disraeli ? Ce serait, je le crains, se méprendre et sur la valeur du livre et sur le but de l’auteur. Montesquieu raconte qu’après une longue journée passée sur le Digeste, il écrivait le soir, pour se délasser, une lettre persane. Il abordait en se jouant les questions du jour, il résolvait haut la main les problèmes les plus graves, il se moquait du parlement et de l’académie, il mettait le système de Law en parabole, il tournait en ridicule les mœurs contemporaines. Montesquieu croyait n’écrire que « pour les têtes bien frisées et bien poudrées, » et il a fait un chef-d’œuvre. Je m’imagine que Lothaire est né à peu près de même. Le lendemain de quelque grand débat sur la réforme ou sur l’église d’Irlande, M. Disraeli écrivait un chapitre de

  1. En écrivant ces pages, il m’a été impossible de ne pas me rappeler plus d’une fois la chronique politique du 1er mars 1868, une des dernières et des plus éloquentes de M. E. Forcade, dans laquelle il donnait en termes chaleureux la bienvenue à M. Disraeli, premier ministre. La Revue avait publié dès 1844 un article étincelant de M. E. Forcade sur Coningsby. Très sensible aux réelles séductions de ce talent, dont il fut un des premiers en France a signaler les généreuses promesses, il n’avait pas cessé depuis d’en suivre avec un intérêt de prédilection le développement et la fortune. Il éprouva, comme il l’écrivait, « un épanouissement de cœur » lorsqu’il vit de si longs efforts couronnés enfin par le succès. L’examen de Lothaire m’a conduit à considérer la carrière politique et littéraire de M. Disraeli dans son ensemble. Je l’ai fait librement, sans craindre de m’écarter, au moins dans la forme, de quelques-unes des appréciations de notre regretté collaborateur.