Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, tome XI, chapitre LIX : L’empire grec sauvé. Nombre, passage des croisés, et événemens de la seconde et de la troisième croisades. Saint Bernard. Règne de Saladin en Égypte et en Syrie. Il fait la conquête de Jérusalem. Croisades maritimes. Richard Ier, roi d’Angleterre. Le pape Innocent III. Quatrième et cinquième croisades. L’empereur Frédéric II. Louis IX de France, et les deux dernières croisades. Expulsion des Francs ou Latins par les Mameluks.

1776

Traduction François Guizot 1819


Succès d’Alexis. A. D. 1097-1118.

ON pourrait, en dérogeant pour un instant à la gravité de l’histoire, comparer l’empereur [1] au jackal, qui suit, dit-on, le lion pour se nourrir de ses restes. Quels qu’aient été ses craintes et son embarras dans le passage de la première croisade, il en fut amplement récompensé par les avantages qu’il tira ensuite des exploits des Francs. Son adresse et sa vigilance lui assurèrent la possession de Nicée, leur première conquête ; et son établissement dans ce poste, d’où il menaçait les Turcs, les força à évacuer les environs de Constantinople. Tandis que la valeur aveugle des croisés les entraînait dans le cœur de l’Asie, le rusé empereur des Grecs saisit habilement l’instant où les émirs de la côte maritime avaient été rappelés sous les drapeaux du sultan, pour chasser les Turcs des îles de Rhodes et de Chios, et faire rentrer les villes d’Éphèse, de Smyrne, de Sardes, de Philadelphie et de Laodicée sous le gouvernement de l’empire, qu’il étendit depuis l’Hellespont jusqu’aux bords du Méandre et aux côtes escarpées de la Pamphilie. Les églises reprirent leur ancienne splendeur ; les villes furent rebâties et fortifiées ; ce pays désert fut repeuplé de colonies de chrétiens qu’on engagea sans peine à se retirer de la frontière, dont l’éloignement les exposait sans cesse à de nouveaux dangers. Occupé de ces soins paternels, Alexis peut nous paraître excusable d’avoir oublié la délivrance du Saint-Sépulcre ; mais les Latins l’accusèrent de désertion et de perfidie. Ils lui avaient fait serment d’obéissance et de fidélité ; mais l’empereur s’était engagé à seconder leur entreprise en personne, ou au moins de ses troupes et de ses trésors. Sa retraite honteuse anéantit leur obligation ; et leur épée, l’instrument de leurs victoires, devint le titre et le garant de leur juste indépendance. Il ne paraît pas qu’Alexis ait renouvelé ses anciennes prétentions sur le royaume de Jérusalem [2] ; mais les frontières de la Cilicie et de la Syrie étaient des possessions plus récentes et plus accessibles à ses troupes. La grande armée des croisés se trouvait anéantie ou dispersée. Bohémond, surpris et fait prisonnier, avait laissé sans chef la principauté d’Antioche ; le prix de sa rançon l’avait chargé d’une dette considérable, et les Normands n’étaient point assez nombreux, pour repousser les hostilités continuelles des Grecs et des Turcs. Dans cette extrémité, Bohémond prit la résolution courageuse de confier la défense d’Antioche à son parent le fidèle Tancrède, d’armer les forces de l’Occident contre l’empire de Byzance, et d’exécuter le projet que lui avaient tracé les leçons et l’exemple de son père Guiscard. Il s’embarqua secrètement, et, s’il en faut croire un conte de la princesse Anne, traversa la mer occupée par ses ennemis, soigneusement caché dans un cercueil [3] ; il fut reçu en France au bruit des applaudissemens publics, et le roi lui donna sa fille en mariage. Son retour fut glorieux, puisque les guerriers les plus renommés du siècle consentirent à marcher sous ses ordres. Il repassa la mer Adriatique à la tête de cinq mille chevaux et de quarante mille hommes d’infanterie, rassemblés de toutes les extrémités de l’Europe [4]. La force de Durazzo, la prudence d’Alexis, le commencement d’une famine et l’approche de l’hiver trompèrent ses espérances ambitieuses, et ses confédérés gagnés abandonnèrent honteusement ses drapeaux ; un traité de paix [5] suspendit la terreur des Grecs, et bientôt la mort les délivra pour toujours d’un adversaire que ne pouvait arrêter aucun serment, que ne pouvait effrayer aucun danger et qu’aucun succès ne pouvait satisfaire. Ses enfans succédèrent à la principauté d’Antioche ; mais on fixa strictement les limites, on stipula clairement l’hommage, et les villes de Tarse et de Malmistra retournèrent à l’empereur de Byzance, qui possédait le circuit entier de la côte de l’Anatolie depuis Trébisonde jusqu’aux confins de la Syrie. La dynastie de Seljouk établie dans le royaume de Roum [6] se trouva séparée, de tous côtés, de la mer et du reste des musulmans. Les victoires des Francs, et même leurs défaites, avaient ébranlé la puissance des sultans, qui, depuis la perte de Nicée, s’étaient retirés dans la petite ville de Cogni ou Iconium, située dans l’intérieur des terres, à plus de trois cents milles de Constantinople [7]. Loin de trembler pour leur capitale, les princes Comnène faisaient aux Turcs une guerre offensive, et la première croisade suspendit la chute de leur empire chancelant.


Expéditions par terre ; première croisade. A. D. 1101.

Dans le douzième siècle, trois grandes émigrations partirent de l’Occident pour aller par terre délivrer la Palestine ; l’exemple et le succès de la première croisade excitèrent le zèle des pèlerins et des soldats de la Lombardie, de la France et de l’Allemagne [8].


Deuxième croisade de Conrad III et Louis VII. A. D. 1147

Quarante-huit ans après la délivrance du Saint-Sépulcre, l’empereur Conrad III et Louis VII, roi de France, entreprirent la seconde croisade pour secourir l’empire ébranlé des Latins de la Palestine [9].


Troisième, de Frédéric Ier, A. D. 1189.

Une grande division de la troisième croisade marcha sous les ordres de l’empereur Frédéric-Barberousse [10] qui avait ressenti, comme les rois de France et d’Angleterre, la perte de Jérusalem commune à tous les chrétiens. Ces trois expéditions se ressemblent par le nombre des croisés, par leur passage à travers l’empire grec, et par les circonstances et l’événement de leurs expéditions contre les Turcs. Un parallèle abrégé évitera la répétition d’un récit monotone et fastidieux. Quelque brillante qu’elle puisse paraître, une histoire suivie des croisades présenterait sans cesse les mêmes causes et les mêmes effets, et les efforts multipliés employés à défendre ou à reconquérir la Terre-Sainte paraîtraient autant de copies imparfaites du même original.


I. Les essaims nombreux qui suivirent de si près les traces des premiers pèlerins, étaient conduits par