Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy, Éléments d’idéologie

1804



ÉLÉMENS
D’IDÉOLOGIE.



IDÉOLOGIE
PROPREMENT DITE.

INTRODUCTION.

Jeunes gens, c’est à vous que je m’adresse ; c’est pour vous seuls que j’écris. Je ne prétends point donner des leçons à ceux qui savent déjà beaucoup de choses, et les savent bien : je leur demanderai des lumières au lieu de leur en offrir. Et quant à ceux qui savent mal, c’est-à-dire qui, ayant un très-grand nombre de connaissances, en ont tiré de faux résultats dont ils se croient très-sûrs, et auxquels ils sont attachés par une longue habitude, je suis encore plus éloigné de leur présenter mes idées ; car, comme l’a dit un des plus grands philosophes modernes[1] : « Quand les hommes ont une fois acquiescé à des opinions fausses, et qu’ils les ont authentiquement enregistrées dans leurs esprits, il est tout aussi impossible de leur parler intelligiblement que d’écrire lisiblement sur un papier déjà brouillé d’écriture ».

Rien n’est plus juste que cette observation de Hobbes. Peut-être verrons-nous bientôt ensemble la raison de ce fait ; mais, en attendant, vous pouvez le tenir pour très-certain. Je serais même fort surpris si votre petite expérience personnelle, quelque peu étendue qu’elle soit, ne vous en avait pas déjà offert la preuve. En tout cas, la première fois qu’il arrivera à un de vos camarades de s’attacher obstinément à une idée quelconque qui paraîtra évidemment absurde à tous les autres, observez-le avec soin, et vous verrez qu’il est dans une disposition d’esprit telle, qu’il lui est impossible de comprendre les raisons qui vous semblent les plus claires ; c’est que les mêmes idées se sont arrangées d’avance dans sa tête dans un tout autre ordre que dans la vôtre, et qu’elles tiennent à une infinité d’autres idées qu’il faudrait déranger avant de rectifier celles-là. Dans une autre occasion vous lui donnerez peut-être sa revanche. Eh bien, mes amis, c’est de la même manière et par les mêmes causes que l’on s’attache à un faux système de philosophie et à une fausse combinaison dans un jeu d’enfans.

C’est pour vous préserver de l’un et de l’autre que je veux, dans cet écrit, non pas vous enseigner, mais vous faire remarquer tout ce qui se passe en vous quand vous pensez, parlez, et raisonnez. Avoir des idées, les exprimer, les combiner, sont trois choses différentes, mais étroitement liées entre elles. Dans la moindre phrase, ces trois opérations se trouvent ; elles sont si mêlées, elles s’exécutent si rapidement, elles se renouvellent tant de fois dans un jour, dans une heure, dans un moment, qu’il paraît d’abord fort difficile de débrouiller comment cela se passe en nous. Cependant, vous verrez bientôt que ce mécanisme n’est point si compliqué que vous le croyez peut-être. Pour y voir clair, il suffit de l’examiner en

  1. Hobbes, Traité de la Nature humaine, traduction du baron d’Holbach