Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, tome XII, chapitre LXII : Les empereurs grecs de Nicée et de Constantinople. Élévation et règne de Michel Paléologue. Sa fausse réunion avec le pape et l’Église latine. Projets hostiles du duc d’Anjou. Révolte de la Sicile. Guerre des Catalans dans l’Asie et dans la Grèce. Révolutions et situation présente d’Athènes.

1776

Traduction François Guizot 1819


Paléologue excite les Siciliens à se révolter. A. D. 1280.

ON comptait parmi les adhérens fugitifs de la maison de Souabe, Jean de Procida, qui avait été chassé d’une petite île de ce nom, qu’il possédait dans la baie de Naples. Il descendait d’une famille noble ; mais comme son éducation avait été soignée dans son exil, Jean se tira de l’indigence en pratiquant la médecine, qu’il avait étudiée dans l’école de Salerne. Il ne lui restait plus rien à perdre que la vie, et la première qualité d’un rebelle est de la mépriser. Procida possédait l’art de négocier, de faire valoir ses raisons et de déguiser ses motifs. Dans ses diverses transactions, soit avec des nations, soit avec des particuliers, il savait persuader à tous les partis qu’il ne s’occupait que de leurs intérêts. Les nouveaux états de Charles étaient accablés de toutes espèces de vexations, soit fiscales ou militaires [40]. Il sacrifiait la fortune et la vie de ses sujets italiens à sa propre grandeur et à la licence de ses courtisans ; sa présence contenait la haine des Napolitains ; mais l’administration faible et vicieuse des lieutenans ou des gouverneurs excitait le mépris et l’indignation des Siciliens. Procida ranima par son éloquence le sentiment de la liberté, et fit trouver à chaque baron son intérêt personnel à soutenir la cause commune. Dans l’espérance d’un secours étranger, Jean visita successivement la cour de l’empereur grec et celle de Pierre, roi d’Aragon [41], qui possédait les pays maritimes de Valence et de Catalogne. On offrit à l’ambitieux Pierre une couronne qu’il pouvait justement réclamer en faisant valoir les droits de son mariage avec la sœur de Mainfroi, et le dernier vœu de Conradin qui, de l’échafaud où il perdit la vie, avait jeté son anneau à son héritier et à son vengeur. Paléologue se décida facilement à distraire son ennemi d’une guerre étrangère, en l’occupant chez lui d’une révolte ; il fournit vingt-cinq mille onces d’or, dont on se servit utilement pour armer une flotte de Catalans, qui mirent à la voile sous un pavillon sacré, et sous le prétexte d’attaquer les Sarrasins de l’Afrique. Déguisé en moine ou en mendiant, l’infatigable agent de la révolte vola de Constantinople à Rome, et de Sicile à Saragosse. Le pape Nicolas, ennemi personnel de Charles, signa lui-même le traité ; et son acte de donation transporta les fiefs de saint Pierre, de la maison d’Anjou dans celle d’Aragon. Le secret, quoique répandu dans tant de différens pays, et librement communiqué à un si grand nombre de personnes, fut gardé, durant plus de deux années, avec une discrétion impénétrable ; chacun des nombreux conspirateurs s’était pénétré de la maxime de Procida, qui déclarait qu’il se couperait la main gauche s’il soupçonnait qu’elle pût connaître l’intention de sa main droite. La mine se préparait avec un artifice profond et dangereux ; mais on ne peut assurer si le tumulte de Palerme, qui amena l’explosion, fut accidentel ou prémédité.

La veille de Pâques, tandis qu’une procession de citoyens sans armes visitait une église hors de la ville, la fille d’une maison noble fut grossièrement insultée par un soldat français [42]. La mort suivit aussitôt son insolence. Les soldats qui survinrent dispersèrent pour un instant la multitude ; mais à la fin le nombre et la fureur l’emportèrent : les conspirateurs saisirent cette occasion ; l’incendie se répandit sur toute l’île, et huit mille Français furent indistinctement égorgés dans cette révolution, à laquelle on a donné le nom de Vêpres siciliennes [43]. On déploya dans toutes les villes la bannière de l’Église et de la liberté. La présence ou l’esprit de Procida animait partout la révolte ; et Pierre d’Aragon, qui cingla de la côte d’Afrique à Palerme, entra dans la ville aux acclamations des habitans, qui le nommèrent le monarque et le libérateur de la Sicile. Charles apprit avec autant de consternation que d’étonnement la révolte d’un peuple qu’il avait si long-temps foulé aux pieds avec impunité ; et on l’entendit s’écrier, dans le premier accès de douleur et de dévotion : « Grand Dieu, si tu as résolu de m’humilier, fais-moi du moins descendre plus doucement du faite de la grandeur ! »