Mario Duliani, La ville sans femmes
1945


POUR S’ENTENDRE ET SE COMPRENDRE


Les pages qu’on va lire ne sont, à proprement parler, ni un « journal » ni des « mémoires » ; elles forment plutôt un ouvrage que l’on pourrait classer dans la catégorie des « reportages romancés ». Avec cette particularité, toutefois, qu’ici l’auteur a été lui-même acteur dans l’aventure.

Ces pages, en effet, ont été pour la plupart écrites dans les deux camps, « quelque part au Canada », où j’ai été interné à partir du mois de juin 1940 jusqu’au mois d’octobre 1943. Quarante mois, pendant lesquels j’ai recueilli des remarques, des observations et des impressions non seulement sur moi-même mais aussi sur la vie que menaient avec moi presque un millier d’autres internés. Voici donc un récit qu’on peut à juste titre qualifier de « vécu ».

J’ajoute que le fait d’avoir été, durant plus de deux ans, le directeur de l’hôpital du camp et d’avoir, pendant toute la durée de mon internement, donné régulièrement des cours de français, d’histoire de la littérature française et d’histoire de la philosophie, m’a permis d’avoir des relations suivies et intimes avec presque tous mes compagnons de l’aventure. Ces relations et cette intimité m’ont permis de les connaître, un par un, de voir non seulement leur corps nu, lorsqu’ils se présentaient à la visite médicale, mais aussi leur âme à nu aux heures de confidences.

Quelques descriptions de lieux ou de décors ; la relation d’un certain nombre de faits dont j’ai été un protagoniste ou un témoin, les profils esquissés de nombreux compagnons d’internement, voilà qui constitue la partie documentaire de ce reportage romancé.

Sa qualité romanesque lui vient d’un certain arrangement des événements qui ne respecte pas toujours la chronologie réelle et qui m’a permis de mieux les enchaîner, de les mieux composer et même de mieux leur rendre cette unité que la vie met toujours dans les choses mais avec une lenteur que le lecteur jugerait vite insupportable dans un récit.

Parmi les internés qui furent mes compagnons dans les deux camps où je me suis trouvé, plus de seize nationalités étaient représentées par des hommes de tout âge, depuis 18 jusqu’à 75 ans, de toute condition sociale, depuis le millionnaire jusqu’au gangster ! On imagine la pittoresque et multicolore palette que formait une semblable variété de personnes où toutes les nuances de l’humanité semblaient avoir trouvé place et on conçoit sans effort qu’un journaliste ait été tenté d’y puiser les éléments d’une fresque littéraire.

Au point de vue psychologique et social, j’ai été singulièrement ému par le spectacle de centaines d’hommes brusquement séparés de leurs femmes.

La vie matérielle qui nous a été offerte et imposée ne pouvait être meilleure, étant donné les circonstances, bien entendu.