Pierre de Coubertin, Le Remède au surmenage et la transformation des lycées de Paris 1888


  Messieurs,

Une spirituelle maîtresse de maison, experte dans l’art d’éviter les calmes plats de la conversation, disait, il y a peu de jours, devant moi : « Avec la tour Eiffel et le surmenage, j’ai toujours le moyen de faire parler mes invités. » — Je ne suis point venu vous entretenir des mérites de la tour Eiffel et me bornerai à faire observer que, tandis cette construction est si commentée, si discutée, si attaquée, elle grandit toujours, donnant jusqu’ici une victorieuse réponse à certains de ses contradicteurs : le surmenage marche aussi vers sa solution ; sur ce sujet, chacun dit son mot, chacun a proposé son remède, et de cet ensemble d’idées nouvelles ou renouvelées s’en est détachée une qui rencontre encore bon nombre d’adversaires, mais autour de laquelle on sent pourtant que doivent venir se grouper tous ceux qui cherchent la solution du problème : cette idée mère, c’est l’amélioration de l’éducation physique.

Les premiers qui ont crié : Au surmenage ! comme on crie : Au feu ! n’ont pas manqué de s’attaquer aux programmes ; ils l’ont fait avec une grande violence ; ils ont étalé devant les parents subitement épouvantés la liste, épouvantable en effet pour qui la prend au pied de la lettre, de tout ce que les enfants ont à apprendre : ils ont établi par A + B que cette somme de connaissances dépassant de beaucoup celle que l’on est susceptible d’acquérir entre 8 et 17 ans, les enfants ainsi instruits ne savaient rien, absolument rien, en vertu du proverbe : « Qui trop embrasse mal étreint. »

Bref, si on les avait écoutés, rien ne serait resté debout des programmes actuels : quelque chose d’entièrement nouveau, basé sur d’autres principes et d’autres méthodes, tendant à un but encore mal défini, les aurait remplacés. Je ne sais combien de désillusions amènerait l’exécution d’un plan aussi imprudemment conçu : mais la première de toutes, ce serait que cette grande révolution n’a pas atteint son but et qu’après comme avant, le surmenage subsiste ou du moins ces symptômes d’affaiblissement moral dont le surmenage paraît être la cause. Ce qui me surprend, pour ma part, ce n’est pas que les programmes soient surchargés, mais plutôt que quelqu’un puisse s’en étonner. Les progrès incomparables de la science moderne n’ont cessé d’agrandir cette base de connaissances précédemment acquises sur laquelle chaque génération doit élever le monument qui marquera son passage ; et puis ces mêmes progrès scientifiques ont rapproché toutes les distances, confondu tous les rangs, détruit l’ancienne organisation sociale et créé une concurrence redoutable à l’entrée de toutes les carrières. Et l’on veut que les programmes ne soient pas chargés à cette heure psychologique où la spécialisation des études n’est pas encore réalisée et où tous les jeunes voyageurs entrent dans la vie active avec le même bagage.

Il y a là encore une injustice de même qu’il y a injustice à méconnaître systématiquement ce qui a été fait avec un peu de timidité peut-être pour remédier à cette fâcheuse uniformité des examens : injustice à ne pas voir les efforts sincères et les constantes recherches des chefs de l’armée universitaire. Plaise à Dieu qu’ils n’écoutent pas leurs contradicteurs et qu’ils ne fassent jamais usage du procédé révolutionnaire ; détruisant en haine de ce qui existe sans remplacer au fur et à mesure les matériaux hors d’usage ; c’est par des tâtonnements qu’il faut procéder, et pour ma part je n’aurais pas meilleure opinion d’un projet de refonte totale des programmes d’enseignement que de ces élucubrations constitutionnelles que leurs auteurs nous présentent comme devant assurer à tout jamais le bonheur et la tranquillité du pays. Dans l’un et l’autre cas c’est le raisonnement pur et souvent l’imagination qui font tous les frais ; cette observation impartiales des choses que Le Play nous appris à regarder comme la base nécessaire de tous progrès, il n’en est tenu aucun compte.

Quand on en a fini avec les programmes c’est à l’hygiène que l’on s’attaque ; certains citoyens, de ceux qui ne vont pas par quatre chemins et dont les projets de loi sont remarquables en ce qu’ils n’ont jamais plus d’un ou de deux articles, en présenteraient volontiers un par lequel : article premier : il serait interdit d’ouvrir une école dans une ville et article 2, toutes les écoles actuellement existantes seraient transférées à la campagne. Un point, c’est tout. — Et pas d’objection, s’il vous plaît… à la campagne et plus vite que cela.

En Amérique on promène les maisons sur des roulettes quand le site où on les avait bâties a cessé de plaire. Mais nos lycées, si on s’avisait de les emmener de la sorte, se sépareraient en beaucoup de morceaux ; ces vieilles constructions ne peuvent supporter un traitement aussi moderne. Je pourrais — plaisanterie à part — vous parler des difficultés nombreuses qui s’opposent à l’établissement des lycées à la campagne au moins actuellement, mais outre que beaucoup de ces difficultés sautent aux yeux, il est un point plus important et qui touche plus directement à mon sujet, c’est que cela ne résoudrait en rien le problème du surmenage. Le lycée à la campagne n’est pas un mythe : il existe : ce matin même plusieurs d’entre vous ont admiré les magnifiques constructions