Henri Stein, Les Architectes des cathédrales gothiques s.d. 1909 ?


I
L’architecture gothique.

La France a eu l’heureuse fortune de créer, en plein moyen âge, des chefs-d’œuvre d’architecture qui, malgré les mutilations et les restaurations ultérieures, attestent l’effort constant de plusieurs générations d’inventeurs incomparables ; qui, malgré les divergences d’écoles et les exigences des latitudes, offrent le plus splendide ensemble d’édifices analogues : les cathédrales gothiques. Leurs auteurs furent longtemps ignorés. Il y a cent ans, on pouvait à grand’peine citer une douzaine de noms d’architectes : aujourd’hui, grâce au dépouillement passionné des archives et au zèle inlassable des archéologues, ils sont légion, et s’il subsiste encore beaucoup de lacunes à combler, si la biographie de ces artistes se résume en quelques dates, éléments d’information précieux mais insuffisants, on peut du moins, par des comparaisons multiples et des conjectures que justifient certains détails de construction, arriver à former une synthèse de toutes les indications recueillies jusqu’à présent. C’est ce que nous allons tenter. Science vagabonde, l’archéologie n’a pu progresser que le jour où, scientifiquement, l’on s’est donné la peine de franchir les frontières de chaque province et de la France elle-même, et d’examiner avec soin les particularités de chaque centre d’activité, pour en saisir toute la portée et en étudier le complet épanouissement.

Le gothique, a dit Huysmans, est « le déploiement de l’âme dont l’architecture romane est le repliement ». Cet art, auquel on a accolé l’épithète absurde de « gothique », source de notions fausses, fut longtemps incompris et méprisé[1]. Après le retour aux traditions anciennes, le goût s’était modifié, et l’enseignement de la Renaissance avait créé à l’égard de l’art du moyen âge une hostilité et des préjugés que l’on adoptait sans oser les combattre. Furetière et le Dictionnaire de Trévoux le déclarent apporté du Nord par les Goths au ve siècle. Molière se fait l’écho des sentiments de ses contemporains quand il écrit :

…… Le fade goût des ornements gothiques,
Ces monstres odieux des siècles ignorants
Que de la barbarie ont produit les torrents.

Dans une Histoire des arts qui ont rapport au dessin, parue en 1698, Monier ne dédaigne pas tout à fait les artistes primitifs, et avoue l’impression que fait sur lui Notre-Dame de Paris, en dépit du « méchant goût gothique » qui y règne. Au xviiie siècle, nos vieilles cathédrales ne trouvent pas de défenseurs ; Winckelmann et Quatremère de Quincy se refusent à les admirer. Le premier peut-être, en 1801, dans une page célèbre de son Génie du christianisme, Chateaubriand apporte une note nouvelle, mais restée sans grand écho, et en 1829, à la veille de la publication de Notre-Dame de Paris, on témoigne encore quelque dédain à « ce genre singulier d’architecture ». Des hommes de grand talent, Montalembert, Lassus, auteur d’un livre sur le « vandalisme », puis Mérimée, Vitet, de Caumont et Viollet-le-Duc, ont surtout contribué au revirement qui s’est accompli peu à peu dans l’esprit public, et il n’est personne aujourd’hui qui accepterait de soutenir ces vieilles théories : en dépit de son nom, impossible à changer désormais, tant il est consacré par l’usage, l’architecture

  1. Le moyen âge, au contraire, était loin de dédaigner les beautés de l’art grec. Par exemple, le roi d’Aragon, en 1380, envoie douze hommes en Grèce, pour garder l’Acropole.