Michel-Jean Sedaine, Le Philosophe sans le savoir 1765, édition 1878


ACTE PREMIER


Le théâtre représente un grand cabinet éclairé de bougies, un secrétaire sur un des côtés ; il est chargé de papiers et de cartons.
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Scène PREMIÈRE


ANTOINE, VICTORINE.
Antoine

Quoi ! je vous surprends votre mouchoir à la main, l’air embarrassé, vous essuyant les yeux, et je ne peux pas savoir pourquoi vous pleurez ?

Victorine

Bon, mon papa ! les jeunes filles pleurent quelquefois pour se désennuyer.

Antoine

Je ne me paye pas de cette raison-là.

Victorine

Je venais vous demander…

Antoine

Me demander ?… Et moi je vous demande ce que vous avez à pleurer, et je vous prie de me le dire.

Victorine

Vous vous moquerez de moi.

Antoine

Il y aurait assurément un grand danger.

Victorine

Si cependant ce que j’ai à vous dire était vrai, vous ne vous en moqueriez certainement pas.

Antoine

Cela peut être.

Victorine

Je suis descendue chez le caissier, de la part de madame.

Antoine

Eh bien ?

Victorine

Il y avait plusieurs messieurs qui attendaient leur tour, et qui causaient ensemble. L’un d’eux a dit : « Ils ont mis l’épée à la main, nous sommes sortis, et on les a séparés. »

Antoine

Qui ?

Victorine

C’est ce que j’ai demandé. « Je ne sais, m’a dit l’un de ces messieurs, ce sont deux jeunes gens : l’un est officier dans la cavalerie, et l’autre dans la marine. — Monsieur, l’avez-vous vu ? — Oui. — Habit bleu, parements rouges ? — Oui. — Jeune ? — Oui, de vingt à vingt-deux ans. — Bien fait ? » Ils ont souri : j’ai rougi, et je n’ai osé continuer.

Antoine

Il est vrai que vos questions étaient fort modestes.

Victorine

Mais si c’était le fils de monsieur ?

Antoine

N’y a-t-il que lui d’officier ?

Victorine

C’est ce que j’ai pensé.

Antoine

Est-il seul dans la marine ?

Victorine

C’est ce que je me disais.

Antoine

N’y a-t-il que lui de jeune ?

Victorine

C’est vrai.

Antoine

Il faut avoir le cœur bien sensible.

Victorine

Ce qui me ferait croire encore que ce n’est pas lui, c’est que ce monsieur a dit que l’officier de marine avait commencé la querelle.

Antoine

Et cependant vous pleuriez.

Victorine

Oui, je pleurais.

Antoine

Il faut bien aimer quelqu’un pour s’alarmer si aisément.

Victorine

Eh ! mon papa, après vous, qui voulez-vous donc que j’aime le plus ? Comment ! c’est le fils de la maison : feu ma mère l’a nourri ; c’est mon frère de lait ; c’est le frère de ma jeune maîtresse, et vous-même l’aimez bien.

Antoine

Je ne vous le défends pas ; mais soyez raisonnable.