Ausone, Idylle X :La Moselle IVe siècle

Traduction Étienne-François Corpet 1843



X. La Moselle d’Ausone.

J’avais traversé sous un ciel nébuleux la Nava rapide, et j’avais admiré les nouveaux remparts ajoutés à cette bourgade antique, où les revers de la Gaule balancèrent un jour les désastres de Cannes, où gisent à l’abandon, dans la plaine, des bataillons que nul n’a pleurés. De là, suivant à travers des forêts sauvages un chemin solitaire, où nulle trace de culture humaine ne s’offrit à mes yeux, je dépasse Dumnissus, au sol aride et partout altéré, les Tabernes qu’arrose une source intarissable, et les champs mesurés naguère aux colons sarmates ; et je découvre enfin, sur les premiers confins des Belges, Nivomagus, lieu célèbre où campa le divin Constantin. L’air est plus pur en ces campagnes, et Phébus, dont l’éclat resplendit sans nuage, dévoile enfin l’Olympe éblouissant de pourpre. L’œil n’a plus à percer une voûte de rameaux entrelacés, pour chercher le ciel que lui dérobent de verts ombrages ; l’air est libre, et la transparente clarté du jour ne cache plus aux regards ses limpides rayons étincelant dans l’espace. Je revis alors comme une image de ma patrie, de Burdigala, de sa brillante culture, à l’aspect riant de toutes ces villas dont les faîtes s’élèvent au penchant des rivages, de ces collines où verdoie Bacchus, et de ces belles eaux de la Moselle qui roulent à leurs pieds avec un doux murmure.

Salut, fleuve béni des campagnes, béni des laboureurs ; les Belges te doivent ces remparts honorés du séjour des empereurs ; fleuve riche en coteaux que parfume Bacchus, fleuve tout verdoyant, aux rives gazonneuses : navigable comme l’océan, entraînée sur une douce pente comme une rivière, transparente comme le cristal d’un lac, ton onde en son cours imite le frémissement des ruisseaux, et donne un breuvage préférable aux fraîches eaux des fontaines : tu as seul tous les dons réunis des fontaines, des ruisseaux, des rivières, des lacs, et de la mer même, dont le double flux ouvre deux routes à l’homme. Tu promènes tes flots paisibles sans redouter jamais le murmure des vents ou le choc des écueils cachés. Le sable ne surmonte point tes ondes pour interrompre ta marche rapide, et te forcer de la reprendre ; des terres amoncelées au milieu de ton lit n’arrêtent point ton cours, et tu ne crains pas qu’une île, en partageant tes eaux, ne t’enlève l’honneur mérité du nom de fleuve ! Tu présentes une double voie aux navires, soit qu’en se laissant aller au courant de ton onde, les rames agiles frappent ton sein agité ; soit qu’en remontant tes bords, attaché sans relâche à la remorque, le matelot tire à son cou les câbles des bateaux. Combien de fois, étonné toi-même du retour de tes eaux refoulées, n’as-tu pas pensé que ton cours naturel s’était ralenti ? L’herbe des marécages ne borde pas tes rives, et tes flots paresseux ne déposent point sur tes grèves un limon impur. Le pied qui t’approche ne se mouille jamais avant d’avoir effleuré tes ondes.

Allez, maintenant ! semez le sol uni des incrustations de la Phrygie, étendez une plaine de marbre sous les lambris de vos portiques ! Moi, je méprise ces magnificences du luxe et de la richesse : j’admire les œuvres de la nature, et non ces recherches des dissipateurs, ce faste d’une folle indigence qui rit de sa ruine. Ici une arène solide recouvre d’humides rivages, et ne retient point l’empreinte fidèle des pas qui l’ont foulée. L’œil plonge à travers ta surface polie dans tes profondeurs transparentes, tu n’as rien de caché, ô fleuve. Ainsi que l’air nourricier étale à ciel ouvert, à tous les yeux, ses fluides clartés, quand les vents endormis ne troublent point les regards dans l’espace ; de même, si la vue