Jean de La Ville de Mirmont, La Mort de Sancho 1923


C’est un fait avéré ― puisque le notaire et le curé, personnes dignes de créance, en ont témoigné ― qu’Alonzo Quijano le Bon, plus connu sous le nom de Don Quichotte, décéda naturellement dans son lit, après avoir légué ses biens, meubles et immeubles, à sa nièce Antonia.

Par contre, on ignore encore comment mourut Sancho Panza. Le sage Cid Hamed Ben Enjeli lui-même reste muet sur les événements qui marquèrent les derniers jours de cet écuyer fidèle. Malgré le caractère apocryphe des seuls documents que nous possédions à cet égard, nous ne pouvons donc moins faire que de les livrer à la curiosité du lecteur bénévole.

On aurait tort de croire que Sancho Panza demeura insensible au trépas du chevalier son maître. Il serait faux, toutefois, de prétendre qu’il ne se trouvât point parfaitement heureux, après tant d’aventures, entre sa femme Thérèze, sa fille Sanchica et son âne. Aussi, pendant plusieurs jours, essaya-t-il en vain d’évaluer la part qu’il devait à la tristesse et celle que réclamait sa joie. Parmi les nombreux proverbes dont, jusque-là, il s’était composé, tant bien que mal, une sagesse, aucun n’offrait semble-t-il, de formule définitive capable de lui rendre la sérénité. Mais, avec le temps qui élime les regrets et du bonheur fait, à la longue, une habitude pareille aux autres, Sancho retrouva son état normal ― c’est-à-dire exempt d’émotions inutiles. Il reprit, une à une, ses occupations rurales. Il sut faire oublier ses erreurs passées. On le compta, désormais, au nombre des honnêtes gens qui s’en remettent à Dieu et au roi pour le rétablissement de la justice sur la terre et à la Sainte-Hermandad pour le maintien du bon ordre parmi les hommes. Il ne devait, du reste, rien à personne. Des mœurs régulières, une saine nourriture, l’absence de soucis, favorisaient, sur son heureuse physionomie, l’épanouissement de sa santé physique et morale.

Les jours de fête, il allait rendre ses devoirs à Antonia Quijano, maigre et vêtue de deuil, qui vivait demoiselle avec la gouvernante de feu son oncle, dans l’antique et froid logis dont plusieurs fenêtres restaient à jamais fermées. Le soir, en revenant des champs, il s’arrêtait au cimetière pour se signer sur la tombe du défunt. Mais il ne s’attardait guère en ces lieux où l’ombre attristait sa pensée.

― « Mari », lui demandait parfois Thérèze, « quand donc penserez-vous à employer les écus d’or rapportés de votre dernier voyage pour surélever d’un étage notre maison ? »

― « Ma femme », répondait Sancho, « Tolède ne s’est point bâtie en un jour et le pivert de la Sierra Morena construit son nid petit à petit. D’ailleurs, comme l’on dit, mieux vaut l’aisance sous le chaume que la gêne sous les lambris ».

― « Père », lui demandait d’autres fois sa fille, « quand songerez-vous à m’établir avec mon cousin Pedro ? »

― « Sanchica », répondait Sancho, « ne te mets point en peine à ce sujet. Chacun trouve toujours chaussure à son pied et bonnet à sa tête. Ton cousin Pedro ne possède pas quatre maravédis de patrimoine, tandis que le fils de notre voisin le corroyeur, malgré ses cheveux roux, fera fort bien ton affaire, sitôt qu’il aura recueilli l’héritage de son oncle l’hôtelier. À mari donné, vois-tu ma fille, l’on ne regarde pas la couleur du poil ».

Quand il n’avait personne avec qui raisonner, Sancho s’adressait à son âne. Il lui parlait à cœur ouvert, comme à soi-même, bien sûr d’être compris. Il faisait seul tous les frais de l’entretien, ce qui lui plaisait, n’aimant guère la contradiction.

― « Mon âne », disait-il, « tu n’es qu’un grison et ton bât n’est pas une selle. Écoute les conseils que me dicte mon expérience : les moulins à vent portent des toits, non pas des casques en acier. Leurs ailes (plus utiles que celles des oiseaux) ne sont pas des bras