Louis Pergaud, Deux Électeurs sérieux
dans Les Rustiques 1921


DEUX ÉLECTEURS SÉRIEUX


Tous les quatre ans, au moment des élections municipales, Laugu du Moulin et Abel le Rat, journaliers à Longeverne, l’un ancien meunier, l’autre ex-rat de cave, le premier décavé, le second révoqué pour avoir tous deux trop fêté la dive bouteille, se sentaient prendre du poids.

Comme les deux partis politiques (les Rouges et les Blancs) étaient à peu près d’égale force au village et que le succès dépendait des voix douteuses de quelques citoyens, genre Abel et Laugu, ces deux-ci avaient depuis longtemps jugé tout le parti qu’ils pouvaient tirer — ou soutirer — comme on voudra, d’une si admirable situation.

Ils se contentaient donc de ménager la chèvre républicaine et le chou réactionnaire avec une délicatesse, un doigté qu’eût pu leur envier tel politicien de plus grande envergure ; député, sénateur, voire sous-secrétaire d’État ou ministre.

Par un savant jeu d’avances et de compensations, ils laissaient successivement croire aux fervents des deux partis qu’ils étaient leurs hommes pourvu toutefois que le confident eût provoqué cet aveu par l’offre de deux ou trois bouteilles de picolo de l’année ou de derrière les fagots, selon la gravité de l’heure présente.

Ils avaient un chic spécial et une habileté extraordinaire pour s’excuser auprès des Rouges d’avoir été vus à l’offerte le dimanche, et auprès des Blancs pour s’être laissé entraîner à fêter le 14 juillet parmi les drapeaux, les lampions, les litres et les Marseillaise.

Ils avaient vu avec plaisir les citoyens conscients du pays adhérer à des comités divers : libéraux, démocratiques, républicains, radicaux, socialistes et senti, en bons chiens qui éventent de loin le gibier, tout le parti que leur génie assoiffé pourrait tirer de ces enrégimentations volontaires, non seulement aux élections municipales, mais à chaque coup de scrutin qu’il s’agît d’un conseiller quelconque ou d’un député.

Pour eux, leur pauvreté bien connue les privait de la joie de se jeter dans la mêlée, n’ayant jamais, disaient-ils, les quarante sous nécessaires pour faire partie de l’une ou de l’autre de ces associations politiques et trop fiers et dignes pour accepter l’aumône d’une cotisation que certains richards dévoués à leur cause eussent payée bien volontiers.

C’est ainsi qu’ils avaient béni plusieurs générations de députés, conseillers généraux, conseillers d’arrondissement et municipaux qui leur avaient valu d’innombrables jours de liesse et des quantités incalculables de verres.

Seuls, les Sénateurs n’avaient pas leur sympathie. C’étaient de vieux fainéants, et voilà tout !

Ah ! oui, qu’ils le bénissaient le suffrage universel et il n’aurait pas fallu qu’un jeanfoutre d’un pays voisin vînt contester leur droit « sacré et imprescriptible », qu’ils lui auraient bien fait voir de quel bois on se chauffait à Longeverne, si toutefois les lois de l’équilibre, constamment compromises chez ces sympathiques citoyens, leur eussent permis une démonstration aussi énergique.

Il y avait bien eu, parfois, mon Dieu, des anicroches. Ainsi, un printemps, Abel saoulé huit jours durant et maintenu reclus dans cet état chez sa bonne femme de tante dévouée au parti blanc, avait été mené à l’urne par un « pur », son billet à la main, tellement et si bien que les Rouges lui en avaient fait la tête jusqu’aux élections suivantes, où ils s’étaient d’ailleurs juré de profiter de l’exemple et d’agir de même. Une autre fois, Laugu, trop ivre, n’avait pu aller jusqu’à la salle de vote et les deux partis lui en avaient voulu à tel point que c’en avait été un désastre pendant deux ou trois ans. Mais ces petites leçons leur avaient servi, et