Anatole France, La Flûte de Pan dans Nos enfants 1887


LA FLÛTE DE PAN


Trois enfants du même village, Pierre, Jacques et Jean, sont debout et regardent. Rangés côte à côte, ils forment ensemble l’image d’une flûte de Pan qui n’aurait que trois tuyaux. Pierre, qui est à gauche, est un grand garçon ; Jean, qui est à droite, est petit ; Jacques, qui se tient entre les deux, peut se croire grand ou petit, selon qu’il regarde son voisin de gauche ou son voisin de droite. C’est une situation sur laquelle je vous prie de méditer, car c’est la vôtre, c’est la mienne, c’est celle de tout le monde. Chacun de nous, tout ainsi que Jacques, s’estime grand ou petit selon que la taille de ses voisins est haute ou basse.

C’est pourquoi il est vrai de dire que Jacques n’est ni grand ni petit, et il est vrai aussi de dire qu’il est grand et qu’il est petit. Il est ce qu’il plaît à Dieu qu’il soit. Pour nous, c’est le moyen tuyau de notre vivante flûte de Pan.

Mais que fait-il et que font ses deux camarades ? Ils regardent. Ils regardent tous trois. Quoi ? Une chose à l’horizon disparue, une chose qu’on ne voit plus et qu’ils voient encore, une chose dont ils restent éblouis. Le petit Jean en oublie le fouet de peau d’anguille qui naguère faisait, dans ses mains, tourner sans relâche le sabot de bois sur la poussière des routes. Pierre et Jacques, les mains derrière le dos, demeurent stupides.

Ce qu’ils ont vu tous trois, c’est la voiture d’un camelot, une voiture à bras qui s’est arrêtée dans la rue du village.

Le camelot a tiré la toile cirée qui la recouvrait, et aussitôt