Aristote, La Rhétorique ive siècle avant J.C.

Traduction Charles-Émile Ruelle 1882


LA
RHÉTORIQUE


LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER

Rapports de la rhétorique et de la dialectique. — Utilité et rôle de la rhétorique.

1. La rhétorique se rattache à la dialectique[1]. L’une comme l’autre s’occupe de certaines choses qui, communes par quelque point à tout le monde, peuvent être connues sans le secours d’aucune science déterminée. Aussi tout le monde, plus ou moins, les pratique l’une et l’autre ; tout le monde, dans une certaine mesure, essaie de combattre et de soutenir une raison, de défendre, d’accuser.

II. Les uns font tout cela au hasard[2], et d’autres par une habitude contractée dans leur condition. Comme ces deux moyens sont admissibles, il est évident qu’il y aurait lieu d’en diriger l’application et de considérer la cause qui fait réussir soit une action habituelle, soit une action spontanée. Or tout le monde conviendra que cette étude est le propre de l’art.

III. Aujourd’hui, ceux qui écrivent sur la rhétorique n’en traitent qu’une mince partie [3]. Les preuves ont seules un caractère vraiment technique, tout le reste n’est qu’un accessoire ; or ils ne disent rien de l’enthymème, ce qui est le corps de la preuve. Le plus souvent, leurs préceptes portent sur des points étrangers au fond de l’affaire.

IV. L’attaque personnelle (διαβολή), l’appel à la pitié, l’excitation à la colère et aux autres passions analogues de l’âme ont en vue non l’affaire elle-même, mais le juge. C’est au point que, si l’on faisait pour tous les jugements ce qui se fait encore aujourd’hui dans quelques cités, et des mieux policées, ces rhéteurs n’auraient rien à mettre dans leurs traités.

V. Parmi tous les hommes, les uns pensent que les lois doivent prononcer dans tel sens[4], et les autres, en admettant l’appel aux passions, interdisent tout ce qui est en dehors de l’affaire, comme on le fait dans l’Aréopage ; et c’est là une opinion juste. Il ne faut pas faire dévier le juge en le poussant à la colère, à la haine, à la pitié. C’est comme si l’on faussait d’avance la règle dont on va se servir.

VI. De plus, il est évident que, dans un débat, il faut montrer que le fait est ou n’est pas, ou bien a été ou n’a pas été, et ne pas sortir de là. Est-ce un fait de grande ou de faible importance, juste ou injuste, voilà autant de points que le législateur n’a pas déterminés ; il appartient au juge lui-même de les connaître et ce n’est pas des parties en cause qu’il doit les apprendre.

VII. Il convient donc, par-dessus tout, que les lois, établies sur une base juste, déterminent elles-mêmes tout ce qui est permis et qu’elles laissent le moins possible à faire aux juges. En voici les raisons. D’abord,

  1. Cp. Plutarque, De la lecture des Poètes, IV, 1. Μιμητικὴ τέχνη καὶ δύναμίς ἐστιν ἀντίστροφος τῇ ζωγραφίᾳ. L’art et la faculté d’imiter se rattachent à la peinture. — "La rhétorique n’est pas subordonnée à la dialectique ; elle lui est coordonnée (ἀντίστροφος) [Ch. Thurot, Études sur Aristote, 1850, p. 171, et appendice 10.] Pour M. Thurot, la rhétorique "fait le pendant de la dialectique", p. 265 et ailleurs. Cp. J.-P. Rossignol, Journal du savants (sept. 1842).
  2. On dirait aujourd’hui d’instinct, spontanément ; mais nous nous sommes appliqué, en traduisant Aristote, à conserver, autant que possible, l’expression et l’image de notre auteur.
  3. Si, au lieu de πεποιήκασι que donne le plus ancien manuscrit connu (Cod. parisinus, 1743), on adopte πεπορίκασι leçon donnée à la marge de ce manuscrit et dans le texte de trois autres, sur les cinq consultés, on pourra traduire : « n’ont apporté qu’un faible secours à cet art. »
  4. Οὕτως ἀγορεύειν.