Hippolyte Taine, De l’acquisition du langage chez les enfants et dans l’espèce humaine dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1re année, tome 1, pp. 5-23 1876



NOTE SUR L’ACQUISITION DU LANGAGE CHEZ LES ENFANTS ET DANS L’ESPÈCE HUMAINE



I

L’ACQUISITION DU LANGAGE PAR LES ENFANTS


Les observations qui suivent ont été faites au fur et à mesure et rédigées sur place. — Le sujet était une petite fille dont le développement a été ordinaire, ni précoce ni tardif.

… Dès la première heure, probablement par action réflexe, elle a crié incessamment, gigotté, remué tous ses membres, et peut-être tous ses muscles. Pendant la première semaine, sans doute aussi par action réflexe, elle remuait les doigts, et serrait même assez longtemps l’index qu’on lui donnait. Vers le troisième mois, elle commence à tâter avec ses mains, à avancer ses bras ; mais elle ne sait pas encore diriger sa main, elle palpe et remue vaguement ; elle essaie les mouvements des membres antérieurs, et les sensations tactiles et musculaires qui en sont l’effet ; rien de plus. À mon avis, c’est de cette multitude énorme de mouvements perpétuellement essayés que se dégageront par sélection graduelle les mouvements intentionnels ayant un but et atteignant ce but. — Depuis quinze jours (deux mois et demi), j’en constate un qui est visiblement acquis ; entendant la voix de sa grand’mère, elle tourne la tête du côté d’où vient la voix.

… Même apprentissage spontané pour les cris que pour les mouvements. Ce progrès de l’organe vocal s’opère comme celui des membres ; l’enfant apprend à émettre tel ou tel son, comme il apprend à tourner la tête ou les yeux, c’est-à-dire par tâtonnements et essais perpétuels.

Vers trois mois et demi, à la campagne, on la mettait au grand air sur un tapis dans le jardin ; là, couchée sur le dos ou sur le ventre, pendant des heures entières elle s’agitait des quatre membres et poussait une quantité de cris et d’exclamations variées, mais rien que des voyelles, pas de consonnes ; cela dura ainsi plusieurs mois.

Par degrés, aux voyelles se sont ajoutées des consonnes, et les exclamations sont devenues de plus en plus articulées. Le tout a fini par composer une sorte de ramage très-diversifié et très-complet qui durait un quart d’heure de suite et recommençait dix fois par jour. Les sons (voyelles et consonnes) d’abord fort vagues et difficiles à noter se sont de plus en plus rapprochés de ceux que nous prononçons, et la série des simples cris est devenue presque semblable à ce que serait pour nos oreilles une langue étrangère que nous ne comprendrions pas. — Elle se complaît à son ramage comme un oiseau ; on voit qu’elle en est heureuse, qu’elle sourit de plaisir ; mais ce n’est encore qu’un ramage d’oiseau ; car elle n’attache aucun sens aux sons qu’elle émet. Elle n’a acquis que le matériel du langage. (Douze mois.)

Elle l’a acquis en grande partie par elle-même et toute seule, pour une petite partie grâce à l’aide d’ autrui et par imitation. Elle a fait d’abord mm spontanément en soufflant avec bruit, les lèvres fermées ; cela l’amusait, et c’était là pour elle une découverte. De même pour un autre son, kraaau, prononcé du gosier en gutturales profondes ; voilà la part de l’invention personnelle, accidentelle et passagère. — On a refait devant elle ces deux bruits à plusieurs reprises ; elle a écouté attentivement, et maintenant elle parvient à les répéter tout de suite quand elle les entend. — Même remarque pour le son papapapa, qu’elle a dit d’abord plusieurs fois au hasard, et d’elle-même, qu’on lui a répété cent fois pour le lui fixer dans la mémoire et qu’elle a fini par dire volontairement, avec une exécution facile et sûre (toujours sans en comprendre le sens), comme un simple gazouillement qu’il lui est agréable de faire. — En somme l’exemple et l’éducation n’ont guères servi qu’à appeler son attention sur des sons que déjà elle ébauchait ou trouvait d’elle-même, à provoquer leur répétition ou leur achèvement, à diriger de leur côté sa préférence, à les faire émerger et surnager dans la foule des autres sons semblables. Mais toute l’initiative lui appartient. Il en est de même pour