Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne, chapitre 2 1914


CHAPITRE II

Du caractère des nations modernes
relativement à la guerre


Les peuples guerriers de l’antiquité devoient pour la plupart à leur situation leur esprit belliqueux. Divisés en petites peuplades, ils se disputoient à main armée un territoire resserré. Poussés par la nécessité les uns contre les autres, ils se combattoient ou se menaçoient sans cesse. Ceux qui ne vouloient pas être conquérans ne pouvoient néanmoins déposer le glaive sous peine d’être conquis. Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière au prix de la guerre.

Le monde de nos jours est précisément, sous ce rapport, l’opposé du monde ancien.

Tandis que chaque peuple, autrefois, formoit une famille isolée, ennemie née des autres familles, une masse d’hommes existe maintenant, sous différens noms et sous divers modes d’organisation sociale, mais homogène par sa nature. Elle est assez forte pour n’avoir rien à craindre des hordes encore barbares. Elle est assez civilisée pour que la guerre lui soit à charge. Sa tendance uniforme est vers la paix. La tradition belliqueuse, héritage de temps reculés, et surtout les erreurs des gouvernemens, retardent les effets de cette tendance ; mais elle fait chaque jour un progrès de plus. Les chefs des peuples lui rendent hommage ; car ils évitent d’avouer ouvertement l’amour des conquêtes, ou l’espoir d’une gloire acquise uniquement par les armes. Le fils de Philippe n’oseroit plus proposer à ses sujets l’envahissement de l’univers ; et le discours de Pyrrhus à Cynéas sembleroit aujourd’hui le comble de l’insolence ou de la folie.

Un gouvernement qui parleroit de la gloire militaire, comme but, méconnoîtroit ou mépriseroit l’esprit des nations et celui de l’époque. Il se tromperoit d’un millier d’années ; et lors même qu’il réussiroit d’abord, il seroit curieux de voir qui gagneroit cette étrange gageure, de notre siècle ou de ce gouvernement.

Nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder.

La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différens d’arriver au même but, celui de posséder ce que l’on désire. Le commerce n’est autre chose qu’un hommage rendu à la force du possesseur par l’aspirant à la