Nicolas de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, huitième époque 1794


HUITIÈME ÉPOQUE.

Depuis l’invention de l’imprimerie, jusqu’au temps où les sciences et la philosophie secouèrent le joug de l’autorité.




Ceux qui n’ont pas réfléchi sur la marche de l’esprit humain dans la découverte, soit des vérités des sciences, soit des procédés des arts, doivent s’étonner qu’un si long espace de temps ait séparé la connoissance de l’art d’imprimer les dessins, et la découverte de celui d’imprimer des caractères.

Sans doute, quelques graveurs de planches avoient eu l’idée de cette application de leur art ; mais ils avoient été plus frappés de la difficulté de l’exécution que des avantages du succès ; et il est même heureux qu’on n’ait pu en soupçonner toute l’étendue ; car les prêtres et les rois se seroient unis pour étouffer, dès sa naissance, l’ennemi qui devoit les démasquer et les détrôner.

L’imprimerie multiplie indéfiniment, et à peu de frais, les exemplaires d’un même ouvrage. Dès-lors la faculté d’avoir des livres, d’en acquérir suivant son goût et ses besoins, a existé pour tous ceux qui savent lire ; et cette facilité de la lecture a augmenté et propagé le désir et les moyens de s’instruire.

Ces copies multipliées se répandant avec une rapidité plus grande, non-seulement les faits, les découvertes, acquièrent une publicité plus étendue ; mais elles l’acquièrent avec une plus grande promptitude. Les lumières sont devenues l’objet d’un commerce actif, universel.

On étoit obligé de chercher les manuscrits, comme aujourd’hui nous cherchons les ouvrages rares. Ce qui n’étoit lu que de quelques individus, a donc pu l’être d’un peuple entier, et frapper presque en même temps tous les hommes qui entendoient la même langue.

On a connu le moyen de parler aux nations dispersées. On a vu s’établir une nouvelle espèce de tribune, d’où se communiquent des impressions moins vives, mais plus profondes ; d’où l’on exerce un empire moins tyrannique sur les passions, mais en obtenant sur la raison une puissance plus sûre et plus durable ; où tout l’avantage est pour la vérité, puisque l’art n’a perdu sur les moyens de séduire qu’en gagnant sur ceux d’éclairer. Il s’est formé une opinion publique, puissante par le nombre de ceux qui la partagent ; énergique, parce que les motifs qui la déterminent agissent à la fois sur tous les esprits, même à des distances très-éloignées. Ainsi, l’on a vu s’élever, en faveur de la raison et de la justice, un tribunal indépendant de toute puissance humaine, auquel il est difficile de rien cacher et impossible de se soustraire.

Les méthodes nouvelles, l’histoire des premiers pas dans la route qui doit conduire à une découverte, les travaux qui la préparent, les vues qui peuvent en donner l’idée ou seulement inspirer le désir de la chercher, se répandant avec promptitude, offrent à chaque individu l’ensemble des moyens que les efforts de tous ont pu créer ; et, par ces mutuels secours, le génie semble avoir plus que doublé ses forces.

Toute erreur nouvelle est combattue dès sa naissance : souvent attaquée avant même d’avoir pu se propager, elle n’a point le temps de pouvoir s’enraciner dans les esprits. Celles qui, reçues dès l’enfance, se sont en quelque sorte identifiées avec la raison de chaque individu, que les terreurs ou l’espérance ont rendues chères aux ames foibles, ont été ébranlées par cela seul qu’il est devenu impossible d’en empêcher la discussion, de cacher qu’elles pouvoient être rejetées et combattues, de s’opposer aux progrès des vérités qui, de conséquences en conséquences, doivent à la longue en faire reconnoître l’absurdité.

C’est à l’imprimerie que l’on doit la possibilité de répandre les ouvrages, que sollicitent les circonstances du moment, ou les mouvemens passagers de l’opinion, et par là d’intéresser à chaque question qui se discute l’universalité des hommes qui parlent une même langue.

Sans le secours de cet art, auroit-on pu multiplier ces livres destinés à chaque classe d’hommes, à chaque degré d’instruction ? Les discussions prolongées, qui seules peuvent porter une lumière sûre dans les questions douteuses, et affermir sur une base inébranlable ces vérités trop abstraites, trop subtiles, trop éloignées des préjugés du peuple ou de l’opinion commune des savans, pour ne pas être bientôt oubliées et méconnues ; les livres purement élémentaires, les dictionnaires, les ouvrages où l’on rassemble, avec tous leurs détails, une multitude de faits, d’observations, d’expériences, où toutes les preuves sont développées, tous les doutes discutés ; ces collections précieuses qui renferment, tantôt tout ce qui a été observé, écrit, pensé, sur une branche particulière des sciences, tantôt le résultat des travaux annuels de tous les savans d’un même pays ; ces tables, ces tableaux de toute espèce, dont les uns offrent aux yeux des résultats que l’esprit n’auroit saisis qu’avec un travail pénible, les autres montrent à volonté le fait, l’observation, le nombre, la formule, l’objet qu’on a besoin de connoître, tandis que d’autres enfin présentent, sous une forme commode, dans un ordre méthodique, les matériaux dont le génie doit tirer des vérités nouvelles : tous ces moyens de rendre la marche de l’esprit humain plus rapide, plus sûre, et plus facile, sont encore des