Théophile Gautier, Zigzags 1845


POCHADES, ZIG-ZAG ET PARADOXES.


I. — Idées rétrogrades.


Que doit dire là-haut ou là-bas (car ce n’est qu’une question d’antipodes) le créateur de toutes choses de la conduite que nous menons sur ce globe terraqué ? Il avait inventé une assez jolie machine à quatre pieds que l’on appelait cheval. Cette machine vivante, qui se reproduisait d’elle-même, s’attelait à des voitures, se laissait mettre des selles sur le dos, et nous transportait d’un endroit à un autre avec une rapidité qui avait paru suffisante jusqu’à présent ; mais il y a des gens qui ne sont jamais contents de rien, et qui regrettent, comme ce roi d’Espagne, de ne pas s’être trouvés là lorsque Dieu fit le monde, parce qu’ils lui auraient donné de bons conseils. Ces gens-là, à force de recherches, de combinaisons et d’efforts, sont parvenus à fabriquer un animal de fer, de cuivre et d’acier, qui boit de l’eau bouillante et mange du feu, a des roues au lieu de jambes, et ne peut marcher que sur des tringles. Cette bête monstrueuse, qui grogne, qui glapit, éructe et produit toute sorte de bruits singuliers, traîne des fardeaux énormes plus vite que le vent !… Le vent ! qu’ai-je dit là ? quelle comparaison antique et surannée ! le vent reste bien en arrière de la vapeur. — Cette bête ne se fatigue pas, bien qu’elle se couvre de sueur ; toutefois, elle a cela de commun avec l’ex-cheval, qu’elle prend le mors aux dents si on la surmène, éclate comme un obus, et fait payer bien cher sa vélocité. — Dans l’esprit du peuple, une locomotive passe pour un être doué de vie, et j’avoue que je suis un peu de l’avis du peuple. — Un savant chimiste ne vient-il pas de découvrir que l’homme était un appareil consommant du carbone ? Dans les procès qui ont suivi le désastreux événement du 8 mai, n’avez-vous pas remarqué parmi les dépositions des témoins des phrases comme celles-ci : — Le Mathieu-Murray était une machine capricieuse ; Georges (le Baucher de ces chevaux de fer) se défiait de ses tours ; il la montait lui-même, car elle avait ses bons et ses mauvais jours. — Une machine capricieuse ! quel mot effrayant ! quel abîme de profondeur ! Le caprice, c’est la volonté, c’est la vie ; il y aura donc, dans quelques années d’ici, des machines qui vivront !

Au moyen de cette invention, je viens de faire trente lieues et plus en moins de quatre heures. — Je suis furieux ; je trouve qu’on s’est arrêté trop souvent, qu’on a perdu vingt minutes. Autant aller en fiacre, autant s’asseoir sur un colimaçon. Jadis, lorsqu’on faisait quatre lieues à l’heure, on appelait cela un train d’enfer, et l’on donnait dix francs de guides. Il est vrai que