Paul Acker, Humour et humoristes 1899


L’HUMOUR


Pour Jean Lorrain.

Mon vieil ami habite tout en haut de Plaisance, dans une vieille rue où courent des gamins loqueteux, une vieille maison grise et lézardée. Nul bruit n’en trouble le silence : seul le vent, parfois, dans ses jours de colère, secoue les volets et jette les tuiles sur le pavé. Un hôpital, en face, se dresse, tout blanc au milieu d’arbres verts. À des heures fixes, une cloche tinte doucement et l’on voit passer dans les allées au sable fin et dans les galeries les robes bleues et les cornettes blanches des sœurs que suivent des malades pâles et traînards. Des fenêtres du grenier, on distingue au loin, quand les nuages quittent le ciel, les bois de Meudon.

Mon vieil ami vit très heureux. Son cabinet de travail est plein de livres, anciens et classiques, dont les piles s’étagent jusqu’au plafond. Un peu de poussière les souille, car la servante les trouve trop nombreux pour oser les épousseter avec soin. Mon vieil ami ne s’en fâche pas : il sait qu’il faut beaucoup pardonner à ces créatures domestiques, puisqu’il faut les subir, et il lit ses chers livres sans souci des taches qu’ils font à sa redingote.

Les jours s’écoulent ainsi, calmes et tendrement monotones. Une fois par semaine, cependant, à la nuit tombante, j’arrive chez lui. Adieu les longues et paisibles études ! Je lui conte les derniers potins des lieux où l’on écrit, et je lui apporte les dernières publications et les plus étranges. Il les feuillette, il m’écoute, et il sourit ; car, étant un sage, il a une âme indulgente. Parfois, il s’irrite, tout de même, légèrement, des licences, des ignorances, des inélégances que se permettent quelques auteurs d’à présent, et il hoche la tête d’un air pitoyable. Il déteste aussi les mots nouveaux ; il les juge inutiles, toutes les idées ayant été déjà exprimées.

L’autre jour, comme il commentait Longus, je suis entré bruyamment et, d’un geste victorieux, j’ai placé devant lui des volumes d’Allais, de Renard, de Bernard, que mon bras se fatiguait à porter depuis une heure. Il recula un peu étonné, un peu effrayé de cette montagne jaune qui soudain se dressait sur sa table ; puis il regarda les titres, et ces titres curieux : Bec en l’air, Poil de Carotte, Contes de Pantruche, l’épouvantèrent.

« Qu’est cela ? » fit-il,