Marie de Manacéïne, L’Anarchie passive et le comte Léon Tolstoï 1895



L’ANARCHIE PASSIVE



I

Il existe des états maladifs passagers où tout ce que l’on voit se présente à nous sous une teinte jaune. Le même état peut être produit à volonté par l’emploi de la santonine, qui nous fait voir tout en jaune. Enfin on note des anomalies héréditaires de la vision, qui se caractérisent par l’impossibilité de percevoir certaines couleurs ; ainsi, par exemple, il y a des individus qui ne voient que le noir et le blanc (Spürzheim et Haddart[1] en parlent) et toute la richesse infiniment variée du prisme leur échappe. D’autres ne perçoivent pas le rouge, mais conservent la faculté de distinguer les autres couleurs. Il y a des sujets qui, de tous les rayons du spectre solaire, ne peuvent discerner que les rayons jaunes et bleus (Ricco)[2] et ainsi de suite. Dans ces cas de cécité partielle ou complète pour les couleurs, la vue reste ordinairement normale sous tous les autres rapports.

Les faits de ce genre démontrent que quelques changements pathologiques de l’organisme humain, quelques modifications héréditaires dans la construction de l’organe visuel, et même la seule introduction dans l’organisme d’une quantité minime de santonine sont déjà suffisants pour occasionner un changement plus ou moins grand dans la faculté de percevoir les couleurs et leurs différentes nuances. De telles anomalies se rencontrent assez souvent, mais les personnes qui en sont affligées ne se permettent jamais de s’en glorifier et ne cherchent pas à persuader aux autres que l’état normal et salutaire consiste précisément à voir le monde comme ils le voient eux-mêmes, c’est-à-dire sans la couleur rouge, ou même sans aucune espèce de couleur, et seulement en blanc et en noir. Personne ne le fait, car les hommes ont, depuis des siècles, compris la nécessité absolue de contrôler les données de la conscience individuelle par les données de la conscience générale de l’humanité. Si, après avoir ingurgité une certaine quantité de santonine, je vois tout en jaune, cela

  1. Hugo Magnus. Die Farbenblindheit, 1878. — Le même, Die Bedeutung des farbigen Lichtes für das gesunde und kranke Auge, 1875.
  2. Ricco. Annali di Ottalmologia, 1876, t. V.