Jean-Jacques Rousseau, Pygmalion dans Collection complète des œuvres de J. J. Rousseau (tome 8 : Théâtre, poésie et musique). 1782



PYGMALION,

SCENE LYRIQUE.


Le théâtre représente un atelier de Sculpteur. Sur les côtés on voit des blocs de marbre, des groupes, des statues ébauchées. Dans le fond est une autre statue cachée, sous un pavillon, d’une étoffe légere & brillante, orné de crépines & de guirlandes.

Pygmalion assis & accoudé, rêve dans l’attitude d’un homme inquiet & triste ; puis se levant tout-à-coup, il prend sur une table les outils de son art, va donner par intervalles quelques coups de ciseau sur quelques-unes de ses ébauches, se recule & regarde d’un air mécontent & découragé.


Pygmalion.

Il n’y a point-là d’ame ni de vie ; ce n’est que de la pierre. Je ne ferai jamais rien de tout cela.

Ô mon génie, où es-tu ? Mon talent qu’es-tu devenu ? Tout mon feu s’est éteint, mon imagination s’est glacée ; le marbre sort froid de mes mains.

Pygmalion, ne fais plus des Dieux : tu n’es qu’un vulgaire Artiste… Vils instrumens qui n’êtes plus ceux de ma gloire, allez, ne déshonorez point mes mains.

Il jette avec dédain ses outils, puis se promene quelque tems en rêvant, les bras croisés.

Que suis-je devenu ? quelle étrange révolution s’est faite en moi ?…

Tyr, ville opulente & superbe, les monumens des arts dont tu brilles ne m’attirent plus, j’ai perdu le goût que je prenois à les admirer : le commerce des Artistes & des Philosophes me devient insipide ; l’entretien des Peintres & des Poëtes est sans attrait pour moi, la louange & la gloire n’élevent plus mon ame ; les éloges de ceux qui en recevront de la postérité ne me touchent plus ; l’amitié même a perdu pour moi ses charmes.

Et vous, jeunes objets, chefs-d’œuvre de la nature que mon art osoit imiter, & sur les pas desquels les plaisirs m’attiroient sans cesse, vous mes charmans modeles, qui m’embrâsiez à la fois des feux de l’amour & du génie, depuis que je vous ai surpassés, vous m’êtes tous indifférens.

        Il s’assied & contemple tout autour de lui.

Retenu dans cet atelier par un charme inconcevable, je n’y sais rien faire, & je ne puis m’en éloigner.