Alfred Espinas, La Politique nationale et la politique humanitaire dans La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution 1898


Messieurs[1],

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L’objet de ce cours est l’histoire de l’Économie sociale, non l’Économie sociale elle-même. Mais d’abord il nous sera difficile d’exposer l’histoire de ces doctrines pratiques sans joindre à la recherche de leurs origines quelque appréciation de leur valeur. Nous devons donc laisser voir dès ce premier entretien quels principes nous dirigeront dans nos jugements. Ensuite il nous faut exprimer aujourd’hui notre sentiment sur l’objet même de l’Économie sociale et nous tromperions votre attente si nous n’exposions en même temps les aspects les plus généraux sous lesquels cet objet se présente à nous. Nous ne sommes pas surpris de rencontrer ce devoir sur notre chemin. Nous n’avons jamais cru que la philosophie doive rester étrangère à l’action. Et il nous paraît que les principes de la pratique méritent de retenir son attention tout autant que les principes de la connaissance. Or, qu’on le veuille ou non, dans toutes les discussions que soulève l’Économie sociale ces principes sont engagés.

De quoi s’agit-il en effet ? Des moyens par lesquels les maux qui résultent pour l’homme de l’organisation des sociétés peuvent être conjurés. Tout homme est exposé à la douleur ; mais on croit que s’il est des souffrances auxquelles la société ne peut rien, la plupart des autres trouvent leur cause directe ou indirecte dans quelque vice de sa structure ou de son fonctionnement, et on estime qu’elle est responsable de celles-ci, puisqu’elle pouvait — ce semble — éviter ou corriger ces défectuosités. La suppression du mal social, voilà le problème essentiel de l’Économie sociale. Elle porte ce nom parce que la plus abondante source des maux dont nous venons de parler est la pauvreté et que le problème a d’abord été agité par les économistes comme se rattachant à la question de la répartition des richesses. Mais on s’accorde de plus en plus à reconnaître qu’il est plus politique et moral qu’économique. Il soulève des débats qui dépassent l’horizon de l’art de l’enrichissement public. D’abord la science peut-elle à coup sûr guérir les maux de cette sorte ? Ensuite dans quelle mesure ces maux sont-ils guérissables par l’action de l’État ? Que peut l’État pour atténuer les souffrances des hommes et particulièrement celles qui sont imputables à la misère ? Une organisation sociale est-elle possible, qui assure à tous ses membres l’égalité non seulement des droits, mais des jouissances ? La société tout entière n’est-elle que la somme d’une multitude de conventions analogues à celle de deux contractants dans un marché qui doivent toujours pouvoir, l’un garder son argent et l’autre refuser sa marchandise, pour que la convention soit juste ? Est-elle en d’autres termes l’œuvre arbitraire et artificielle de volontés qui

  1. Leçon d’ouverture du cours fondé à la Faculté des Lettres de Paris par M. le comte de Chambrun (30 avril 1894).