Gustave Flaubert, Une leçon d’histoire naturelle dans Œuvres de jeunesse (édition 1910)

UNE

LEÇON D’HISTOIRE NATURELLE[1].


GENRE COMMIS.

Depuis Aristote jusqu’à Cuvier, depuis Pline jusqu’à M. de Blainville, on a fait des pas immenses dans la science de la nature. Chaque savant est venu apporter à cette science son contingent d’observations et d’études ; on a voyagé, fait des découvertes importantes, tenté de périlleuses excursions, d’où l’on n’a rapporté le plus souvent que de petites fourrures noires, jaunes ou tricolores ; et puis l’on était bien aise de savoir que l’ours mangeait du miel et qu’il avait un faible pour les tartes à la crème.

Ce sont de bien grandes découvertes, je l’avoue. Mais aucun homme n’a encore songé à parler du Commis, l’animal le plus intéressant de notre époque.

Aucun sans doute n’a fait des études assez spéciales, n’a assez médité, assez vu, assez voyagé pour pouvoir parler du Commis avec ample connaissance de cause.

Un autre obstacle se présentait : comment classer cet animal ? car on a hésité longtemps entre le bradype, le hurleur et le chacal.

Bref, la question resta indécise, et on laissa à l’avenir le soin de résoudre ce problème avec celui de découvrir le principe du genre chien.

En effet il était difficile de classer un animal aussi peu logique dans sa complexion. Sa casquette de loutre faisait opiner pour la vie aquatique, ainsi que sa redingote à longs poils bruns, tandis que son gilet de laine, épais de quatre pouces, prouvait certainement que c’était un animal des pays septentrionaux ; ses ongles crochus l’auraient fait prendre pour un carnivore, s’il eût eu des dents. Enfin l’Académie des sciences avait statué pour un digitigrade : malheureusement on reconnut bientôt qu’il avait une canne en bois de fer et que, parfois, il faisait des visites de jour de l’an en fiacre et allait dîner à la campagne en coucou.

Pour moi, que ma longue expérience a mis à même d’instruire le genre humain, je puis parler avec la confiance modeste d’un savant zoologue. Mes fréquents voyages dans les bureaux m’ont laissé assez de souvenirs pour décrire les animaux qui les peuplent, leur anatomie, leurs mœurs. J’ai vu toutes les espèces de Commis, depuis le Commis de barrière jusqu’au Commis d’enregistrement. Ces voyages m’ont entièrement ruiné et je prie mes lecteurs de faire une souscription pour un homme qui s’est dévoué à la science et a usé pour elle deux parapluies, douze chapeaux (avec leurs coiffes en toile cirée) et six ressemelages de bottes.

Le Commis a depuis 36 ans jusqu’à 60 ; il est petit, replet, gras et frais ; il a une tabatière

  1. Cette étude a paru dans le Colibri du 30 mars 1837, puis fut publiée par M. René Descharmes dans Flaubert, sa vie, son caractère et ses idées avant 1857 (Ferroud, édit.).