Wikisource, le défi d’une bibliothèque virtuelle bénévole !

Revue Argus, Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec (Volume 43, Numéro 2p. 19-22).

Wikisource
Le défi d’une bibliothèque virtuelle bénévole !



ERNEST BOUCHER/

Les archives du domaine public ont toujours été une ressource inestimable pour la recherche, l’étude, ou simplement pour le plaisir de lire ce qui s’est publié à travers les âges. Pour les créateurs, la possibilité de puiser dans un aussi vaste répertoire de textes que l’on peut adapter ou moderniser a permis de nous offrir de nouvelles œuvres d’intérêt. Citons l’exemple des fables de Jean de la Fontaine dont certaines étaient inspirées du travail d’Ésope dans l’Antiquité grecque.

Avec l’arrivée des technologies modernes, les œuvres sont devenues plus faciles à consulter. Plus besoin de se rendre physiquement dans les archives nationales. Nous pouvons désormais en quelques clics accéder à des milliers d’ouvrages en format numérique sur des portails Web comme ceux de la Bibliothèque nationale de France (BnF) ou de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Certes, les portails Web de BnF et BAnQ n’offrent pas toujours une version textuelle fiable où il est facile d’effectuer des recherches (l’océrisation est parfois incluse mais non vérifiée), mais l’accessibilité sans frontières demeure toutefois un avantage indéniable.

De vastes projets de numérisation ont aussi été entrepris dans les universités nord-américaines par Google. Le projet original était génial : Google numérisait les ouvrages et les rendait accessibles gratuitement aux gens sur son portail Google Books. Malheureusement, cette belle idéologie de l’accès gratuit s’est vite effondrée, car certains éditeurs ont décidé de publier à nouveau ces ouvrages en format numérique et ont exigé leur retrait des collections rendues publiques par Google. L’entreprise, ne voulant pas perdre des ressources financières importantes en frais juridiques pour défendre ce principe, a tout simplement obtempéré en retirant ces œuvres, qui doivent maintenant être achetées auprès des éditeurs ou encore être consultées à la pièce sur d’autres portails payants.

La technologie a changé les règles du jeu sur le plan de l’accessibilité et de la monétisation des œuvres du domaine public. Avec la facilité de publication et de distribution qu’offrent aujourd’hui les livres numériques, la possibilité de bénéfices infinis devient un atout majeur. Une fois qu’un ouvrage est préparé, il n’y a plus aucune limite au nombre d’exemplaires que nous pouvons vendre, et ce, sans aucun distributeur ou intermédiaire. De plus en plus d’éditeurs, à l’affut de nouvelles parts de marché dans la révolution de l’information qu’Internet a causée, puisent donc dans les ouvrages du domaine public pour les rééditer en format numérique et les revendre, souvent tels quels, sans devoir verser de droits d’auteur. Autrefois limités par des coûts importants de réédition et de réimpression, les éditeurs devaient s’assurer de l’intérêt de la population envers un ouvrage avant de le mettre sous presse, sous peine de rester avec des inventaires de livres invendus imprimés à fort prix. L’ère du livre numérique a aboli cette barrière. De plus, alors qu’il était relativement simple d’estimer le tirage d’un classique, la publication numérique ne nous le permet plus, car rares sont les éditeurs qui publieront leurs résultats. Combien de livres de Jules Verne, pour ne citer


Bibliothèque nationale de France, site Richelieu


que celui-ci, ont été vendus cette année ? Et combien les gens auront déboursé pour se porter acquéreurs de ses œuvres qui pourtant appartiennent au patrimoine francophone ?

Voici les nombreuses raisons pour lesquelles le projet Wikisource a vu le jour en 2003. Non seulement afin que les œuvres du domaine public soient accessibles à tous, mais surtout pour qu’elles le soient facilement et gratuitement, tel qu’il se doit. Wikisource est une bibliothèque numérique où plus d’un million d’ouvrages sont offerts au public, dans plus de 60 langues différentes. Les volumes d’archives nationales étant de plus en plus numérisés afin de faciliter leur consultation sans risquer de dégrader les œuvres, le défi que s’est lancé Wikisource et ses contributeurs/


Voici les nombreuses raisons pour lesquelles le projet
Wikisource a vu le jour en 2003. Non seulement afin que
les œuvres du domaine public soient accessibles à tous,
mais surtout pour qu’elles le soient facilement et
gratuitement, tel qu’il se doit.


éditeurs bénévoles est de permettre à tous, où qu’ils soient dans le monde et peu importe leur support de lecture (ordinateur, liseuse, tablette, téléphone intelligent), d’accéder à ces volumes édités et vérifiés grâce à Internet, et ce, sans frais.

L’interface de Wikisource permet d’accéder facilement non seulement aux volumes complets mais aussi en mode page par page. Ainsi, les gens peuvent, selon leur disponibilité, corriger ou valider quelques pages ou plusieurs d’entre elles, et les ouvrages se complètent peu à peu et sont livrés au public. D’autres préfèreront éditer la mise en page selon les paramètres utilisés par l’interface, le point commun de tout ce travail bénévole étant de permettre la diffusion de notre patrimoine littéraire.

Toute personne qui aime la lecture peut contribuer au projet. Une de nos participantes est une dame de 71 ans qui amorce sa journée en buvant son café et en faisant la relecture de quelques pages tous les matins. Quelques minutes suffisent et l’étendue de cette collaboration permettra de faire des avancées considérables. Si 10 personnes finalisent deux pages par jour dans un volume de 500 pages, plus de 25 jours seront requis pour publier le livre. Cependant, si 100 personnes ne prennent que cinq minutes par jour pour compléter l’édition d’une seule page, en moins d’une semaine, le volume sera publié. Imaginez les possibilités d’un tel projet si quelques milliers de francophones posaient un tel geste quotidien !

Ce principe de collaboration, quoique simple, nécessite aussi d’intéresser les gens à participer. Il faut maintenant que le projet soit connu du public, ce à quoi nous mettons tous nos efforts. L’énorme défi de ces projets collaboratifs bénévoles n’est pas seulement de trouver des personnes qui s’y intéressent, il s’agit aussi de renouveler les participants car, comme dans tous les projets bénévoles, certaines personnes cessent de participer pour se tourner vers d’autres activités ou d’autres projets. Malgré tout, chaque année, ce sont plusieurs centaines de livres du domaine public qui sont ainsi « libérés » gratuitement au bénéfice de tous dans les interfaces du projet Wikisource.




Numérisation d’un livre.

Intérieur de la Grande Bibliothèque du Québec (BAnQ).
[…] chaque année, ce sont plusieurs centaines de livres du domaine public qui sont ainsi « libérés » gratuitement au bénéfice de tous dans les interfaces du projet Wikisource.


Du côté francophone, en date du 30 septembre 2014, aucune publication québécoise ou canadienne-française n’était malheureusement disponible. D’où le lancement du Projet Québec/Canada, avec la collaboration de Wikimédia Canada, le chapitre canadien du mouvement Wikimédia, et l’appui financier de la Wikimedia Foundation elle-même. En date du 3 janvier 2015, 14 livres du domaine public avaient été publiés et près de 140 livres sont actuellement accessibles sur l’interface de Wikisource.

Différentes présentations ont été faites, notamment à l’Université de Montréal dans le cadre des midi-conférences, à BAnQ dans le cadre du mois de la contribution francophone, à la télé communautaire, et sous peu dans certaines bibliothèques publiques. Nous cherchons également à intéresser les écoles secondaires. Avec des sujets aussi variés que les romans, la poésie, le théâtre ou l’histoire, la possibilité d’intéresser les étudiants à un tel projet ne pourrait être que bénéfique pour tous.

L’intérêt du milieu des bibliothèques et du milieu scolaire est la clé du succès dans un tel projet. En 2010, la Bibliothèque nationale de France a décidé d’adhérer au projet en numérisant 1400 œuvres pour les téléverser directement sur Wikisource afin que les collaborateurs puissent faire l’édition et la publication numériques qui les rendront accessibles gratuitement. D’autres partenariats se sont développés en France, notamment avec les Archives départementales des Alpes-Maritimes.

De ce côté-ci de l’Atlantique, les choses ont évolué différemment. La volonté des bibliothécaires et archivistes n’est pas en cause, car tous ceux à qui nous avons présenté le projet jusqu’ici sont enthousiasmés par de telles possibilités de collaboration. Là où le travail reste à faire, c’est au niveau des décideurs. À l’heure actuelle, partout dans le monde, le mouvement se met en branle avec GLAM (Galleries, Libraries, Archives & Museums). Plusieurs grandes institutions reconnues ont décidé d’emboîter le pas en Europe et aux États-Unis. Il est primordial que ce mouvement atteigne aussi le Québec et le Canada.


À l’heure actuelle, partout dans le monde, le mouvement
se met en branle avec GLAM (Galleries, Librairies, Archives &
Museums). Plusieurs grandes institutions reconnues ont décidé
d’emboîter le pas en Europe et aux États-Unis.


En octobre 2014, Bibliothèque et Archives nationales du Québec démarrait un projet-pilote du côté de ses manuscrits en téléversant 2 documents : la transcription d’un procès contre Marie-Josephe-Angélique de 1734, et un rapport sur le Témiscamingue présenté au ministre des Travaux publics à Ottawa par Charles-Alfred-Marie Paradis en 1884. Nous espérons bien entendu que ces partenariats n’iront qu’en s’accroissant.

Plus la compréhension des projets collaboratifs comme Wikisource se répandra, plus la collaboration à tous les niveaux se développera. Les partenariats se multiplieront, non seulement avec la collaboration du public en général, mais aussi dans le milieu des bibliothèques ; certaines bibliothèques publiques ont déjà formé leurs employés à l’utilisation de Wikisource et souhaitent offrir des formations publiques dans leurs locaux.

Les gens du milieu des bibliothèques peuvent être des personnes-ressources de premier ordre dans un projet tel que celui-ci. Ils sont sans aucun doute la clé qui permettra à ce grand défi de rendre les œuvres de notre patrimoine national à la population, et non aux corporations. Un défi de taille certes… mais quel beau défi !




eboucher@jecontribue.ca
Membre de Wikimédia Canada et instigateur du Projet Québec/Canada sur Wikisource
http://jecontribue.ca