Washington (Ampère)

Washington (Ampère)
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 630-643).
WASHINGTON





Histoire de Washington et de la Fondation de la République des États-Unis, par M. Cornelis de Witt, précédée d’une notice historique sur Washington, par M. Guizot.[1]





Si cette histoire de Washington n’est pas précisément un livre de circonstance, on peut dire du moins qu’elle paraît fort à propos. Quand les tentatives de la France pour établir une liberté régulière ont si tristement échoué, quand tant d’esprits en sont venus à ne plus oser croire à la liberté, il est opportun de contempler la noble vie de l’homme qui, au milieu de difficultés sans nombre, fonda des institutions libres dans cette Amérique du Nord, dont il avait conquis l’indépendance. L’exemple de tant de sagesse est fait pour rassurer ceux que le nom seul de ces institutions inquiète; le spectacle de tant de fermeté peut relever le courage de ceux qui désespèrent.

La vie de Washington a été écrite dans son pays par M. Sparks, que j’ai appelé ailleurs le Plutarque américain. On connaît cet ouvrage en Europe par la traduction qu’en a publiée M. Guizot, eu l’accompagnant d’une belle étude historique, l’un des morceaux les plus élevés qui soient sortis de sa plume, étude qui est reproduite en tête du livre de M. de Witt, son gendre, qu’elle recommande et présente pour ainsi dire au public. Jusque-là, en France, on ne connaissait guère Washington que par un élégant éloge que M. de Fontanes prononça devant le premier consul : c’était Isocrate louant Aristide en présence d’Alexandre. L’hommage rendu par M. de Fontanes à la liberté ne persuada ni son illustre auditeur, ni l’orateur lui-même. L’écrit de M. de Witt est tout autrement sérieux, il ne persuadera pas tout le monde, mais les lecteurs désintéressés ne pourront refuser au héros leur admiration, et à l’historien leur estime.

Washington ne semblait pas né pour être un grand homme; il n’avait ni cette ambition qui pousse aux entreprises hardies, ni les facultés extraordinaires qui sont nécessaires pour en assurer le succès. C’était un planteur de la Virginie, « dont la vie n’offre d’abord, comme le dit M. de Witt, qu’un singulier mélange des recherches et des travaux aventureux du pionnier américain, des occupations sédentaires et laborieuses du commerçant de la cité et de l’existence à la fois opulente et rude des gentilshommes de campagne anglais. » L’agitation produite par les premiers soulèvemens qu’amenèrent les taxes illégales imposées par la Grande-Bretagne vint trouver Washington dans sa terre de Mount-Vernon, où « sans le secours d’aucun commis, il correspondait avec les agents qu’il avait à Londres pour le commerce de ses tabacs, et tenait ses journaux, ses grands-livres et ses copies de lettres avec la régularité du négociant le plus strict et le plus soigneux; » mais le planteur industrieux, le vendeur de tabac, avait au plus haut degré le courage militaire et le courage civil, qui sont restés l’apanage de la démocratie américaine, ces deux courages, dont l’union est nécessaire aux démocraties qui veulent vaincre.

Washington participa énergiquement à toutes les mesures de résistance légale qui furent prises contre les empiétemens inconstitutionnels de l’Angleterre sur les franchises américaines. Celui qui, dans une campagne contre les Français, avait déployé au passage de la Monongahela une valeur brillante était doué de trop de sagesse pour en appeler d’abord à la violence. «Personne, disait-il, ne doit hésiter un instant à employer les armes pour défendre des intérêts aussi précieux et aussi saints; mais les armes doivent être notre dernière ressource. » Washington ne désirait pas la guerre, mais il fut toujours résolu à combattre pour le droit. En apprenant le premier engagement des milices américaines avec les troupes anglaises à Lexington, il écrivait : « Sans doute il est douloureux que des frères se soient plongé l’épée dans le sein, et que les champs de l’Amérique, autrefois si heureux et si paisibles, soient désormais inondés de sang ou peuplés d’esclaves : déplorable alternative, mais un homme vertueux peut-il hésiter?»

Appelé au commandement de l’armée levée pour la défense de la cause américaine, commandement qu’il n’accepta qu’avec une modeste défiance de lui-même et qu’après avoir refusé le traitement de général en chef, il n’y porta aucun entraînement d’amour-propre, aucune illusion sur les difficultés de l’entreprise. Il écrivait : « Lorsque le camp est plongé dans le sommeil, je passe de bien tristes momens à réfléchir sur notre fâcheuse situation. Bien des fois je me suis figuré que j’aurais été infiniment plus heureux si, prenant mon fusil sur l’épaule, je m’étais enrôlé dans les rangs au lieu d’accepter le commandement dans de semblables circonstances, ou bien si j’avais pu me retirer au fond du pays, et vivre dans un wigwam sans craindre que la postérité et ma propre conscience me reprochassent cette conduite. » Telles étaient ses réflexions. Mais cet homme, incapable d’aveuglement, et que l’enthousiasme n’emportait point, une fois entré dans une carrière qu’il n’avait pas choisie, devait aller jusqu’au bout, sans fatigue, sans découragement, comme le settler américain, enfoncé dans une forêt vierge, se fait son chemin en abattant les arbres devant lui, ne s’arrête et ne se repose que lorsque l’obstacle est franchi.

M. de Witt montre parfaitement avec quelles difficultés Washington eut à lutter pendant la guerre de l’indépendance, et surtout au début de cette guerre. « Chaque membre du congrès, chaque assemblée provinciale, chaque bourgeois influent était pour lui un embarras en même temps qu’un appui indispensable. De l’aveu de tous, Washington était l’âme de tout ce qui se faisait pour la défense de l’Amérique, et c’est à peine si on l’avait revêtu du pouvoir nécessaire pour faire subsister son armée ! Pour se procurer des munitions et des vivres, pour compléter ses cadres, pour faire exécuter ses moindres ordres, il fallait recourir à l’autorité de celui-ci, à l’influence de celui-là, parler assez haut pour être entendu, et avec assez de précaution pour ne pas blesser les susceptibilités démocratiques. Tant de ménagemens coûtaient à la fierté de Washington, mais il s’y soumettait par patriotisme, jamais pourtant assez au gré de certains hommes. Sans cesse il recevait de Philadelphie des avertissemens sur les plaintes de l’opinion publique : c’était telle assemblée dont il ignorait l’existence, qui ne se trouvait pas traitée avec assez d’égards, telle femme de pasteur qu’il avait négligé d’inviter à sa table, tel avocat qui s’étonnait de n’être encore que colonel. »

Tout cela est vu avec finesse et dit avec esprit. Peut-être M. de Witt ne tient-il pas assez compte de l’élan patriotique qui, en dépit de toutes ces misères, animait les Américains et devait les rendre invincibles. Du reste il lui est permis de l’oublier un peu, quand on voit que Washington lui-même par moment doutait du succès et écrivait à son frère dans un de ces instans de doute : « Soit dit entre nous, je crains que la partie ne soit bientôt perdue. » Cependant, comme le remarque M. de Witt, « il ne se laissa point abattre par ces doutes et resta aussi ferme que s’il était plein de foi... Il répondait sans hésitation à ceux qui lui demandaient ce qu’il ferait si Philadelphie était prise : Nous remonterons au-delà de la rivière Susquehanna, puis, si c’est nécessaire, au-delà des monts Alleghanis. »

Les commencemens de la guerre sont bien peints par ces mots : « C’était une guerre de position, froide comme une partie d’échecs; peu de sang répandu, peu de combats héroïques et d’actions d’éclat; un seul grand spectacle : la fermeté de Washington dans la mauvaise fortune, sa lutte sans relâche contre le découragement, la peur et contre la trahison des siens. » Non, il y avait et surtout il y eut bientôt un autre grand spectacle : ce fut celui que donnèrent ces soldats improvisés, ces populations armées soudainement pour l’indépendance, ces hommes quittant la charrue ou le comptoir et qui finirent par vaincre une armée régulière. Les pièces qui manœuvraient sur cet échiquier étaient vivantes. Malgré l’inexpérience, l’indiscipline, les petites passions qui se mêlent toujours aux grandes choses, mais ne les empêchent pas plus qu’elles ne les font là où un grand sentiment existe, les Américains finirent par se montrer dignes de celui qui les commandait. Un homme ne suffit pas pour fonder l’indépendance d’un peuple, il faut que le peuple en soit. Du reste M. de Witt apprécie très bien le caractère militaire de Washington, ce mélange de patience et d’audace, de temporisation habile et de décision hardie qui lui faisait attendre le moment et le saisir, comme aussi l’énergique décision qui lui fit demander un pouvoir illimité, mais temporaire, sur l’armée. Ce pouvoir lui fut accordé pour six mois. Le danger d’une dictature militaire n’était pas grand avec un homme qui écrivait au congrès : « Loin de me croire dégagé par cette marque de confiance de toute obligation civile, je me souviendrai toujours que l’épée à laquelle nous n’avons fait appel qu’à la dernière extrémité pour la défense de nos libertés doit être posée dès que ces libertés seront fermement établies. » Washington était de ceux qui, après avoir fait de semblables promesses, les tiennent.

M. de Witt a un sincère désir d’être juste pour M. de Lafayette, dont la conduite pendant la guerre d’Amérique ne peut exciter que l’admiration. Je ne voudrais pas que, tout en établissant si bien ce qu’eut de noble et de sage toute sa conduite dans ce pays, il la citât comme « un exemple des sacrifices que les Français peuvent faire au besoin de satisfaire leur vanité et de réaliser les rêves d’un esprit léger et généreux. » — Cette nuance de mauvais vouloir involontaire, dont, je crois, il ne faut pas chercher la cause en Amérique, se trahit surtout au sujet de l’expédition dans le Canada qu’avait projetée M. de Lafayette et qu’il dut abandonner. « M. de Lafayette, dit M. de Witt, partit pour la France sans autre mission que celle de jouir de la popularité dont son nom commençait à être couvert en Europe.

M. de Lafayette n’avait peut-être pas de mission officielle, mais ses lettres prouvent qu’il ne quittait l’Amérique un moment que pour aller la servir encore. M. de Witt le reconnaît lui-même, car, parlant de l’alliance française, il ajoute : « Ce service n’était point encore assez grand pour satisfaire le zèle de M. de Lafayette. Les secours militaires envoyés par la France avaient été jusque-là ou nuls ou inefficaces. M. de Lafayette employa son séjour à Paris à préparer une intervention plus directe et plus importante de son pays dans la guerre de l’indépendance. Malgré la vive répugnance que Washington avait manifestée en 1778 pour l’introduction des troupes françaises dans les colonies, malgré les vieilles haines qui séparaient les deux races, M. de Lafayette se fit fort de faire accepter aux Américains le secours d’une armée. Longtemps le gouvernement français résista aux suggestions du jeune enthousiaste, longtemps l’on opposa l’expérience à ses espérances. Frappé de la sincérité de sa foi, circonvenu par son activité, le ministère finit par céder, et au commencement de 1780 tout se prépara pour l’envoi d’un corps d’armée aux États-Unis. » On voit que, de l’aveu même de l’auteur, M. de Lafayette fit à Paris autre chose que jouir de sa popularité.

M. de Witt, qui semble louer un peu à regret M. de Lafayette, loue Washington avec effusion et sans aucune arrière-pensée. En expiation de ma critique, je citerai ces lignes sur la correspondance de Washington : « C’est là qu’est vraiment peinte cette grande figure si originale par sa simplicité : peu d’éclat, peu de traits dans le détail et un ensemble frappant; peu de fécondité avec peu de concision; de la monotonie dans la forme et la puissance entraînante du génie; une pénétration et une portée dans les vues qui vont jusqu’à l’éloquence; une humilité sincère, mais sans emportement et sans pruderie, une passion ardente, mais dominée et contenue, contre lesquelles on n’est jamais tenté de se mettre en garde, et qui émeuvent et attirent les âmes les plus froides sans inquiéter les esprits les plus réfléchis. »

On sait que l’appui de la France assura le triomphe de la cause américaine, triomphe qui était fort incertain sans cet appui. Le siège d’York-Town, qui décida de l’issue de la guerre, présente le spectacle d’une alliance entre des troupes françaises et des troupes de sang anglais, alliance dont se renouvelle aujourd’hui l’héroïsme, mais dont malheureusement ne s’est pas renouvelé encore le succès définitif. Il faut convenir qu’York-Town n’était pas si difficile à prendre que Sébastopol. « Le 10 octobre, tout fut prêt, et l’artillerie commença à foudroyer la ville ; mais deux redoutes en gênent encore l’approche. Le 14, Washington lance sur elle deux colonnes : l’une française, conduite par le baron de Viomesnil, l’autre américaine, commandée par le marquis de Lafayette. Le feu de l’ennemi est terrible, la mitraille les écrase, mais l’armée tout entière les regarde. Elles représentent la France et l’Amérique, et en se précipitant sur les batteries ennemies, une seule crainte domine les soldats, celle d’être devancés par leurs émules. » Il semble que, lorsqu’il écrivait ces lignes, l’auteur venait de lire un bulletin de Crimée, qu’il pensait aux et aux Écossais.

Après la guerre zouaves commence le rôle politique de Washington, plus admirable encore que son rôle militaire. Il entre dans cette carrière de dévouement, d’abnégation, de sagesse, au bout de laquelle s’est trouvée la liberté pour sa patrie, et pour lui la plus solide et la plus pure des gloires. Son ascendant réconcilie deux puissances dont les différends menaçaient l’avenir de l’Amérique : le parlement et l’armée. Le parlement marchandait les récompenses promises à l’armée, l’armée menaçait de se dissoudre en présence d’un ennemi vaincu, mais qui pouvait être encore dangereux. Washington fit honte à celle-ci d’un pareil dessein, et au parlement de sa maladroite ingratitude, et cette victoire du bon sens acheva d’assurer l’indépendance que les armes venaient de conquérir.

Washington allait donner une autre preuve de son patriotisme. Un parti se forma qui rêvait le rétablissement de la monarchie, et voulait déférer au général triomphant le pouvoir suprême. Dans ce parti monarchique étaient des hommes considérables qui croyaient sincèrement la république dangereuse et même impossible, qui croyaient la constitution britannique la meilleure des constitutions. Washington alors n’était pas éloigné de penser que l’on reviendrait à cette forme de gouvernement ; mais lui et Hamilton, le seul des hommes de ce temps qu’on puisse comparer à Washington, quelle que fût leur opinion sur ce qui pouvait arriver dans l’avenir, furent d’accord pour tenter, comme disait Hamilton, loyalement l’expérience. Il ne s’agissait pas pour Washington d’étouffer la liberté, mais de profiter des fautes du congrès et de se laisser porter par l’armée libératrice au pouvoir suprême. Un colonel lui écrivit en ce sens au nom de ses compagnons d’armes. Washington répondit : « C’est avec un mélange de surprise et de douleur que j’ai lu attentivement les pensées que vous m’avez soumises. Soyez-en sûr, monsieur, aucun événement, dans le cours de cette guerre, ne m’a autant affligé que d’apprendre par vous que de telles idées circulent dans l’armée ; je dois les regarder avec horreur et les condamner sévèrement. . . Je cherche en vain ce qui, dans ma conduite, a pu encourager une telle proposition. » Paroles antiques, simplicité et grandeur vraiment romaines, dignes d’être l’exemple du monde, et qui ont trouvé en Amérique même un digne imitateur dans le généreux Bolivar, dont l’ingratitude des partis n’a pas terni la renommée!

Il y avait pour Washington d’autant plus de mérite à repousser les séductions du pouvoir suprême, que son pays ne possédait encore qu’une constitution provisoire, qu’il était permis de craindre de grandes difficultés et de violens orages. Les esprits étaient divisés, incertains, agités de passions violentes; on était même menacé par ces instincts subversifs dont le danger offre à tant de gens un prétexte plausible pour invoquer la tyrannie; « ce qui n’avait d’abord été que la guerre aux Anglais, dit M. de Witt, devint la guerre aux riches... La misère, la banqueroute, le communisme, la guerre sociale au sein des états, la guerre civile entre eux, le mépris et les insultes de l’étranger, toutes ces hontes et tous ces maux étaient imminens ou déjà présens. » Washington eût pu croire qu’un homme comme lui était appelé à sauver une patrie ainsi menacée, en saisissant la toute-puissance; mais son âme était plus grande que cela: au milieu de tous ces périls, il ne désespéra pas de la liberté, et il alla dans la convention de Philadelphie travailler à fonder non son pouvoir, mais la constitution de son pays.

La convention de Philadelphie a été le berceau de la constitution américaine; on y eut beaucoup de peine à s’entendre. Les tendances les plus opposées y étaient en présence, et tandis qu’Hamilton voulait un gouvernement qui, sans être la monarchie, pût y conduire, d’autres craignaient la tyrannie d’un pouvoir central trop énergiquement constitué. Tout cet ensemble de discussions, de tâtonnemens, de transactions d’où est sortie la constitution des États-Unis, est parfaitement déroulé par M. de Witt; c’est une des parties de son livre qui renferme les renseignemens et les aperçus les plus nouveaux. Malgré le dissentiment inévitable des opinions, on sent qu’il y a un besoin sincère d’union et un véritable désir de trouver le vrai. Les idées justes, de quelque part qu’elles viennent, finissent par triompher. La lutte était entre les grands et les petits états, entre la représentation exclusive du nombre et la représentation des unités politiques constituées par chaque état. Si la première avait seule triomphé, la république américaine était livrée sans contre-poids à la domination de la multitude; mais les droits donnés à ces personnes politiques, à la fois réelles et abstraites, qui sous les états créaient une barrière au principe absolu de la majorité, on peut dire que c’est là ce qui a remplacé heureusement l’élément aristocratique absent, et sauvé les États-Unis de ce pêle-mêle nivelé au-dessus du quel rien ne s’élève, au sein duquel rien ne résiste, et dont tour à tour les agitateurs et les despotes ont si bon marché. La proposition du député Dikinson de faire nommer le sénat par les législatures locales fut un premier pas dans cette voie salutaire. Le second, plus décisif, fut de donner dans le sénat une représentation égale aux grands états et aux petits. Dans ce mode de représentation, on tient compte d’autre chose que du nombre : un droit collectif figure à côté du droit individuel, balance et restreint son empire. Il en résulte que les intérêts locaux et la vie locale ne courent jamais le risque d’être sacrifiés à cet être idéal qu’on appelle le peuple, à ce souverain irresponsable et insaisissable dont le nom est si commode à emprunter pour couvrir tous les abus et tous les crimes. Enfin de ces longs débats sortit la constitution des États-Unis, telle à peu près qu’elle existe encore. Washington put dire avec la modération de son jugement : « Je voudrais qu’elle fût plus parfaite ; mais je crois sincèrement que c’est la meilleure qu’on puisse obtenir aujourd’hui. » Et Franklin, avec le tour piquant qu’il savait donner à sa pensée, montrant du doigt un mauvais tableau représentant un effet de soleil qui se trouvait là, put s’écrier : « Dans le cours de cette session et au milieu de mes alternatives de crainte et d’espoir, je l’ai regardé bien souvent sans jamais pouvoir découvrir si c’était un soleil levant ou un soleil couchant ; je vois enfin, grâce à Dieu, que c’est un soleil levant. »

Franklin avait raison ; mais le soleil devait se lever au milieu de en des tempêtes. Rien de plus difficile, de plus laborieux au-dedans et surtout au dehors que les premières années des États-Unis. Heureusement elles furent remplies par les deux présidences de Washington. L’habileté toujours honnête et l’honnêteté toujours habile qu’il montra pendant cet intervalle étaient nécessaires pour assurer l’existence de la nouvelle république, et on ne voit personne autour de Washington qui à sa place eût déployé tant de vigueur et tant de prudence. Après avoir dirigé la guerre de l’indépendance, il conduisit pendant huit ans, à travers une foule d’obstacles, les affaires de son pays. On peut dire qu’il a eu deux fois la gloire de le sauver.

Sa première présidence commence en 1789, date de la fondation d’un gouvernement libre en Amérique et en France, date glorieuse pour les deux pays. L’histoire de Washington et celle des hommes qui conduisirent la France pendant le même temps suffiraient pour expliquer la différence du succès, différence dont il y a beaucoup d’autres causes. On voit d’un côté autant de sagesse pratique que de l’autre on rencontre de généreuse inexpérience. Surtout l’éducation des deux pays était différente : les Américains avaient été préparés à la liberté par un état de choses qui leur avait appris à se gouverner eux-mêmes; toute trace d’un pareil gouvernement avait disparu en France depuis des siècles.

La lutte s’établit d’abord entre les deux tendances naturelles à une fédération. Le besoin d’une certaine prépondérance du gouvernement central sur les états fédérés et la résistance de ceux-ci, résistance dont l’état de Virginie était le principal représentant, c’est là ce qu’il faut voir dans la lutte des fédéralistes, — mot qui avait aux États-Unis un sens opposé à celui qu’il a reçu en France, — et de leurs adversaires, qui s’appelèrent d’abord les républicains, puis, les démocrates. Washington ne s’y trompait point quand il disait avec raison que «le principe démocratique était fondé sur divers principes, mais pour servir des intérêts locaux. »

M. de Witt, qui cite ces paroles, cède, ce me semble, à une préoccupation née d’une autre origine en opposant les conservateurs aux démocrates. Les démocrates n’étaient pas moins conservateurs que leurs adversaires, et même si l’on voulait trouver à cette époque, sinon le projet arrêté, au moins la pensée vague d’un changement de forme dans le gouvernement, si l’on voulait trouver une tendance qui ne fut pas conservatrice du présent, c’est chez certains fédéralistes qu’il faudrait la chercher. Washington, qui avait eu aussi ses doutes sur l’excellence et la possibilité de la république dans son pays, n’en avait plus : il la voulait sincèrement et y croyait. Ce qu’il craignait pour la république, c’était l’anarchie, et pour l’unité américaine, l’indépendance absolue des états qui pouvait la briser. C’est à combattre ces deux dangers par sa fermeté, et plus encore à les conjurer par sa prudence, qu’il s’appliqua pendant la durée de son pouvoir. On peut dire que toute sa politique intérieure était là. Il y réussit, et dans la septième année de ce pouvoir il pouvait s’écrier avec un noble orgueil : «Que vont dire les hommes qui prétendaient que nous étions hors d’état de nous gouverner nous-mêmes?» car on l’avait beaucoup dit des Américains. « Ils verront que le républicanisme n’est point le fantôme d’une imagination malade. Au contraire, sous aucune autre forme de gouvernement les lois ne sont mieux défendues, la propriété mieux assurée et le bonheur plus efficacement dispensé à l’homme. »

Les véritables difficultés du gouvernement de Washington furent au dehors. L’état nouveau qu’il avait si puissamment concouru à fonder se trouva en présence de notre révolution, bientôt dénaturée, qui tournait à la violence, et qui prétendait imposer aux nations réellement libres ce qui n’était plus chez elle qu’un simulacre de liberté. D’autre part, les Anglais se montraient mal disposés pour cette jeune république, naguère leur colonie. Tour à tour la France et l’Angleterre furent injustes et arrogantes envers l’Amérique. Leurs luttes, la préférence de l’une ou de l’autre alliance, le retentissement des passions déchaînées par notre révolution dans ses plus mauvais jours, avivèrent aux États-Unis l’irritation des partis. Ce fut à travers tous ces obstacles, de 1789 à 1797, en passant par 1793, que Washington eut à maintenir l’indépendance de la politique de son pays, à éviter autant que possible une rupture avec l’une des deux puissances en guerre, à faire respecter un état né d’hier, à le protéger contre les intrigues de l’Angleterre et la propagande perturbatrice de la France, sans qu’il en coûtât rien à la liberté. Washington a fait tout cela. Il faut lire dans l’histoire de M. de Witt l’exposition très claire et très nette de la diplomatie de Washington. On ne saurait mieux exposer la marche de négociations difficiles, conduites toujours avec la même droiture de caractère et la même rectitude de jugement.

Washington établit tout d’abord pour les États-Unis ce principe de neutralité dans les affaires de l’Europe, que des insensés seuls peuvent vouloir ébranler aujourd’hui. « J’espère, disait-il, que nous saurons rester dégagés du labyrinthe de la politique et des guerres européennes. Ce devrait être la politique des États-Unis de pourvoir aux besoins des nations de l’Europe sans prendre part à leurs querelles. » Et il ajoutait : « Toutes les fois qu’un débat important s’élèvera entre elles, si nous savons sagement tirer parti des avantages que la nature nous a donnés, nous pourrons tirer parti de leur folie. » Ces dernières paroles peuvent sembler un peu machiavéliques pour Washington ; mais elles sont corrigées par celles-ci, qu’on trouve citées au bas de la même page : « Je crois que, pour les nations comme pour les individus, celui qui profite de la détresse d’autrui perd infiniment plus, dans l’opinion des hommes et dans l’avenir, qu’il ne gagne par le coup du moment. » Du reste, Washington, s’il était un homme d’état sincère, n’était pas un diplomate candide. Grâce à Dieu, il est possible d’être honnête et habile, et la niaiserie n’est pas une condition de la vertu. Il y a des gens qui voudraient bien le faire croire. Il serait commode aux hommes sans principes d’établir que ceux qui en ont sont des imbéciles ; cela dégoûterait d’une si dangereuse prétention : on serait dispensé d’admirer la probité et de compter avec elle, vu son incapacité innée. Mais non, comme il est possible d’être un grand coquin sans avoir beaucoup d’esprit, il est possible d’être un homme vertueux sans être tout à fait un sot. Pas plus que Franklin et M. de Lafayette, Washington ne manquait de finesse dans l’esprit, et quelques-unes de ses dépêches suffiraient à le prouver. M. de Witt a raison de dire : « La diplomatie de Washington fut infiniment plus agissante, plus adroite, plus féconde en expédiens, plus ardente à poursuivre l’agrandissement de la puissance nationale qu’on n’est généralement porté à le penser. »

C’est un côté du personnage de Washington que son historien a mis plus en relief qu’on ne le fait d’ordinaire, et qui complète cette grande figure historique comme par une révélation inattendue. Les succès de la politique extérieure sont ceux qu’on est disposé à attendre des gouvernemens qui se disent forts parce qu’ils ne sont pas contrôlés, et on se défie un peu à cet égard des pays où, le peuple étant plus libre, le gouvernement l’est moins. L’exemple de Washington prouve que la liberté peut faire de la bonne diplomatie, car il manœuvre toujours habilement entre la France et l’Angleterre, résistant avec fermeté à leurs prétentions, sans en venir à une rupture définitive avec elles. Rarement un état commençant s’est trouvé dans une situation plus embarrassante. Comment rester uni à la France, d’où venaient alors les doctrines subversives de la constitution américaine, et dont l’envoyé, le citoyen Genêt, organisait aux États-Unis des corps francs contre l’Espagne et armait des corsaires contre l’Angleterre, ce qui était peu propre à favoriser les négociations avec les deux gouvernemens? Washington réprima ces menées. Quoique bientôt inquiet de la direction qu’avait prise la révolution française, il ne pouvait s’empêcher d’espérer que tout cela tournerait en faveur des droits de l’humanité; mais cette sympathie pour la cause et le but de la révolution ne l’empêchait pas d’être très contraire au jacobinisme transplanté en Amérique, qui l’insultait grossièrement chaque jour, à cette démagogie stupide qui, le bonnet rouge en tête et le mot de citoyen à la bouche, embarrassait de son mieux le développement de la vraie liberté. Il est bon que le monde les ait vus là en présence pour être plus frappé du contraste.

Washington ayant arrêté le départ du Petit-Démocrate, navire que M. Genet faisait ouvertement armer en corsaire contre les Anglais, avec lesquels les États-Unis étaient en paix, le citoyen Genêt déclara qu’il en appelait au peuple. Une discussion qu’il eut à ce sujet avec le secrétaire d’état, c’était Jefferson, montre, comme dit très bien M. de Witt, à quel point la passion démocratique et les habitudes révolutionnaires peuvent enlever l’intelligence de tout gouvernement régulier. Il parlait de la convocation du congrès. — Mais, répondait Jefferson, la question qui s’est élevée entre nous n’est point du ressort du congrès. — Comment, n’est-il donc pas souverain ? — Non; le congrès est souverain pour faire les lois, le pouvoir exécutif pour les exécuter, et le pouvoir judiciaire pour les interpréter. — Après avoir entendu quelques détails de plus sur la constitution américaine, M. Genêt témoigna le plus grand étonnement; puis, faisant à Jefferson un profond salut : « Je ne vous ferai pas mon compliment sur cette constitution-là. »

Mais cette sage résistance aux menées de l’agent français contre l’Angleterre ne domptait point le mauvais vouloir de celle-ci. Un ordre du conseil déclara que tous les navires chargés des produits des colonies françaises seraient saisis par les croiseurs de sa majesté et vendus au plus offrant. L’indignation était au comble en Amérique, l’irritation extrême en Angleterre, le maintien de la paix semblait impossible. Washington mit le pays en état de défense, et, prêt à la guerre, il envoya Jay en Angleterre négocier la paix. Un traité fut conclu. Avant même d’être connu, il fut l’objet des attaques les plus passionnées et des accusations les plus furibondes de la part du parti de la France et de la révolution. L’image de Jay fut livrée aux flammes et le traité brûlé devant la maison du ministre et du consul d’Angleterre. L’une des sociétés démocratiques de la Caroline déclara qu’elle était amenée à regretter l’absence de la guillotine. Washington fut attaqué avec la dernière fureur. Le jacobinisme prit une teinte biblique; on se reprocha d’avoir adoré le président comme un dieu, d’être tombé dans l’idolâtrie; on s’écria, comme auraient fait les puritains d’Ecosse : « Il est temps de n’avoir plus d’autre dieu que le Dieu fort! » Washington fut accusé d’avoir volé les deniers publics. Au milieu de cette tempête, indifférent à lui-même, mais envisageant froidement et avec tristesse les dangers qui menaçaient, quoi qu’il fît, son pays du côté de la France ou du côté de l’Angleterre, il pesa ces dangers, crut que le plus grand était de céder à ces détestables violences, et signa le traité avec l’Angleterre.

Dès ce moment, ce fut la France qui se montra mal disposée pour les États-Unis, et Washington eut la douleur d’avoir à lutter contre une nation à laquelle l’attachaient ses sympathies personnelles et les souvenirs de la guerre de l’indépendance; mais il n’y avait pas moyen de se faire illusion. Le directoire, piqué du rapprochement des États-Unis avec l’Angleterre, faisait attaquer par des corsaires les navires américains; ses agens excitaient les comtés voisins de la Louisiane à se séparer des États-Unis, et à se réunir à cette colonie, dont la France venait de faire l’acquisition.

Le gouvernement déplorable qui perdait la France au dedans par sa corruption la compromettait au dehors par ses intrigues, et Washington avait le droit de dire : « La conduite de la France envers le pays est outrageante au-delà de toute expression; rien ne l’autorise, ni son traité avec nous, ni le droit des gens, ni les principes de l’équité; elle n’a pas même pour elle le respect des apparences. » En ce moment, Washington allait quitter volontairement le pouvoir, et il était obligé, dans sa lettre d’adieu, de prémunir le peuple américain contre sa passion pour la France que le gouvernement de la France ne méritait pas.

Retiré dans son habitation de Mount-Vernon, il reprit sa vie de planteur, se levant avec le soleil, inspectant ses journaliers, visitant ses fermes et ses bâtimens, et recevant ses amis. La nouvelle du coup d’état de fructidor vint le chercher dans sa retraite. Il en fut vivement indigné. « Il est assez plaisant, disait-il, et que de fois on l’a pu dire depuis ! de voir ces hommes qui n’avaient pas assez d’injures contre le pouvoir exécutif, et qui sonnaient le tocsin à la moindre démarche que leur imagination pouvait faire passer pour un abus d’autorité ou un acte d’usurpation, devenir tout à coup les chaleureux avocats des mesures arbitraires adoptées par le directoire à la suite des arrêtés du 4 septembre. Ils ne prennent pas même la peine de nier que la constitution ait été violée. »

Cependant les Américains commençaient à ouvrir les yeux, ils commençaient à s’irriter contre les menées du directoire, et on en vint à craindre une invasion des Français. Le bon sens de Washington, toujours éloigné des excès, jugeait cette crainte chimérique tant que la France serait occupée par sa guerre avec l’Angleterre ; Néanmoins la prudence exigeait qu’on se mît en mesure de se défendre, si on était attaqué. Le congrès autorisa le président J. Adams à lever, en cas de nécessité, une armée de dix mille hommes, et Washington fut désigné par l’opinion pour la commander. Avec une vigueur de résolution que l’âge n’avait point affaiblie, il força le président à le laisser libre dans le choix de ses officiers-généraux, et se prononça, si l’on faisait la guerre, pour la faire en prenant l’offensive contre la France et l’Espagne, et pour rentrer par là en possession de la Louisiane.

Au milieu des soucis et des inquiétudes que lui donnaient ses nouvelles fonctions et les fautes politiques du président, Washington fut atteint par la fièvre. D’abord il ne daigna pas s’en occuper, mais le mal s’aggrava, et bientôt il comprit que sa maladie était mortelle. Sa mort fut calme et strictement stoïque. « Le moment est venu, dit-il, je m’en vais ; que l’on m’enterre convenablement. Ne faites descendre mon corps dans le caveau que huit jours après ma mort. Me comprenez-vous ? — Oui. — C’est bien. » Un peu après sa respiration devint libre. Il se tâta le pouls. On le vit changer de visage. Sa main quitta son poignet et retomba. Mme Washington, qui lui avait toujours été tendrement dévouée, se montra aussi laconique et aussi contenue que lui-même : « Est-il parti (is hegone) ? » demanda-t-elle d’une voix ferme et recueillie. Les assistans restaient mornes et silencieux. «C’est bien, reprit-elle, tout est fini, je le suivrai bientôt.» Cela est simple, énergique, un peu sec, un peu dur; point d’épanchement, même de serrement de mains entre les deux époux; pas une parole sur l’Amérique, sur la gloire, même pas un mot de religion, quoique Washington fût religieux. C’est bien, dit celui qui meurt; c’est bien, dit celle qui le voit mourir et qui espère ne pas lui survivre. Tel est le caractère américain, où ne dominent point l’imagination et la tendresse, mais la rigidité et la force.

J’ai attendu pour louer l’historien de Washington d’être au bout de ma tâche. Les citations que j’ai choisies dans son livre rendent les éloges presque superflus; elles ont fait connaître la droiture du jugement et la sage élévation des sentimens de l’auteur. Si j’avais pu, en quelques pages, donner à mes lecteurs une idée vraie de la carrière militaire, politique et diplomatique de Washington, je le devrais à la composition bien ordonnée de l’ouvrage, au bon emploi des matériaux, à l’ordre simple et lumineux dans lequel M. de Witt les a disposés. Son histoire de Washington ressemble à Washington lui-même. Au premier abord, elle semble quelque peu froide; mais à mesure qu’on avance dans cette lecture, l’historien intéresse davantage, comme le héros se fait plus aimer à mesure qu’on le regarde de plus près. M. de Witt est de la famille de ce généreux citoyen qui tomba victime d’une multitude qu’aveuglait sa passion pour un prince, de ce Jean de Witt, qui, traîné par des furieux dans les rues d’Amsterdam, répétait d’une voix ferme ces vers d’Horace :

Juetum et tenacem propositi virum
Non civium ardor prava jubentium...

Le nom qui fut celui du vertueux patriote hollandais fait bien au frontispice de cette histoire exacte, judicieuse et sincère du grand patriote américain.


J.-J. AMPÈRE.

  1. Didier, libraire-éditeur, quai des Augustins.