Voyages et aventures du baron de Wogan en Californie
VOYAGES ET AVENTURES DU BARON DE WOGAN
Dans les derniers jours de 1850, l’Isthmus, bateau à vapeur de la Compagnie Américaine sur l’océan Pacifique, débarquait sur le quai de San-Francisco une trentaine de passagers qu’il amenait de Panama. Parmi ces voyageurs que le besoin d’aventures, de spéculations ou la fièvre de l’or amenait en Californie se trouvaient quatre Français, poussés loin de leur patrie par les contrecoups des convulsions politiques. Partis de différents points du sol natal, des rangs sociaux ou des partis existants, ils s’étaient liés les uns aux autres par le contrat d’une de ces associations industrielles que faisaient éclore en ces temps agités les bouillonnements de la société européenne d’une part, et de l’autre, la réputation exagérée des mines d’or de la Californie ; il ne s’agissait de rien moins que de l’exploitation d’une machine nouvelle, qui, appliquée au lavage des terres aurifères, devait donner de merveilleux résultats, autant du moins que l’avaient annoncé beaucoup de journaux grands et petits, sur la quatrième page desquels les amateurs de collections pourraient bien trouver encore son dessin : coupe, profil et élévation.
Un des quatre associés est l’auteur des pages suivantes, extraites d’un journal tenu aussi régulièrement que les circonstances le lui ont permis et qu’il se propose de publier en entier si l’échantillon qu’il en donne aujourd’hui pouvait éveiller l’intérêt des lecteurs !
À cette époque, San-Francisco n’était pas encore la grande cité qui s’intitule pompeusement, à l’heure présente, la Reine du Pacifique. Sa population, qui dépasse aujourd’hui 100 000 âmes, atteignait a peine alors au quart de ce chiffre. Son développement rapide, incessant, est dû tout entier à la rare énergie de sa population, qui possède toutes les qualités de ses nombreux défauts. Rien n’a pu l’abattre : ni les plus graves excès, ni les désordres administratifs les plus scandaleux, ni les désastres effroyables d’immenses incendies, ni les secousses monétaires, ni les découragements, ni les paniques. San-Francisco a triomphé de tout, et ses immeubles recherchés subissent une hausse progressive qui témoigne des promesses de l’avenir. Tout y subit l’influence de l’heureuse impulsion de sa jeunesse ; tout s’y installe et prospère. On sent que les métaux précieux, l’agriculture, le commerce, l’industrie doivent faire, par leur concours intelligent, la grandeur de la Californie.
Aucune des conditions modernes de la civilisation ne manque à la métropole de ce pays. Le gaz et l’eau ont des conduits dans toutes les rues, des omnibus circulent partout, d’élégants équipages et de nombreuses voitures de place sillonnent tous les quartiers. Francs-maçons, sociétés de bienfaisance, caisses d’épargne, congrégations, sociétés bibliophiles, vastes chantiers de construction, immenses ateliers de fonderie, scieries mécaniques, télégraphie, presse, théâtres, marchés regorgeant en tout temps de légumes, de gibier, de fruits magnifiques, tout est là réuni.
L’émigration arrive de toutes parts, et s’installe à demeure dans ce pays si désert et si désolé il n’y a pas vingt ans ! Il est devenu une patrie !
Mais en 1850, la tumultueuse effervescence des éléments discordants venus de tous les points du globe pour fonder cet avenir, faisait ressembler San-Francisco à un immense creuset en ébullition, plutôt qu’au berceau d’un grand État, et après un séjour de quelques heures nous avions hâte de quitter ce théâtre de sanglantes collisions et ce foyer de toutes les mauvaises passions. Nous nous embarquâmes à bord d’un pyroscaphe qui faisait les voyages de la ville aux districts aurifères.
Après avoir traversé la rade de San-Francisco en frayant notre route au milieu des navires aux couleurs de toutes les nations, nous gagnâmes l’embouchure du Sacramento pour remonter le cours de ce fleuve.
Le paysage de ses bords nous offrit les plus riants aspects ; de chaque côté s’étendaient de verdoyantes savanes, ou de jolis bois peuplés de nombreux troupeaux de cerfs ; une suite de collines couvertes de bouquets de chênes égayait la perspective ; à l’horizon une chaîne de hautes montagnes servait de cadre au tableau.
Nous naviguions, suivant de l’œil ce panorama délicieux depuis quelques heures, lorsque nous aperçûmes à une distance d’environ un mille en avant de nous, un brick anglais de commerce qui paraissait à l’ancre ; nous hélâmes pour l’engager à nous laisser le passage libre ; il répondit avec son porte-voix en anglais : I am aground in the middle of the passage, the other part of the river being obstructed by a sand bank. (Je suis échoué au milieu du chenal et tout le reste du courant est obstrué de bancs de sable.) Ceci ne faisait pas l’affaire de notre capitaine yankee qui prit le parti de passer quand même, par-dessus le corps de l’Anglais s’il le fallait ; effectivement, à peine avait-il échangé avec nous un regard d’intelligence, qu’il commandait au chef mécanicien d’opérer un mouvement rétrograde, puis imprimant à la vapeur toute sa puissance, notre steamer s’élança dans l’espace jugé libre entre le rive et le bâtiment échoué. Le choc fut terrible, mais le Yankee passa emportant avec lui une partie du bordage de tribord du pauvre bâtiment anglais.
Quant à nous, nous y perdîmes notre bastingage et le tambour de notre roue de bâbord, quelques voyageurs peu habitués à la mer y perdirent… leur équilibre et roulèrent pêle-mêle parmi les denrées de toute espèce qui encombraient le pont. Nous arrivâmes sans autres accidents à San-Sacramento, qui était notre première étape en Californie.
Sacramento, la seconde ville de cette région, doit, comme San-Francisco, son origine aux mines d’or ; elle est située sur la rive gauche du fleuve dont elle porte le nom.
Aussitôt après notre débarquement, nous nous mîmes en quête d’une charrette et d’un attelage pour transporter nos bagages aux placers[1] de Grass-Valley, où nous avions l’intention d’expérimenter notre machine.
Quelques heures après nous suivions, la carabine sur l’épaule, notre véhicule portant l’avenir de notre association et avançant péniblement sous les efforts de quatre mulets.
À la fin du jour nous fîmes halte dans un lieu découvert pour y passer la nuit, et, le lendemain avant l’aube, nous nous remîmes en route. Le pays que nous traversions était inhabité, ce n’était alors que rarement que nous apercevions le long de quelque cours d’eau une habitation isolée.
Nous suivions quelquefois des portions de route qui jadis avaient dû être fort belles. Ces vestiges étaient encore l’ouvrage des missionnaires, qui, au temps de leur puissance, avaient voulu relier les diverses missions entre elles afin de rendre les communications plus faciles. Le pays devenait de plus en plus accidenté à mesure que nous avancions, ce qui retardait beaucoup notre marche.
De onze heures à une heure nous faisions ordinairement halte pour laisser passer la grande chaleur et reposer nos mules.
Nous apportions la plus grande prudence, le soir, dans le choix du lieu de notre campement et le jour dans l’ordre de notre marche, le pays étant infesté par des vagabonds, chercheurs d’or occultes, qui au lieu d’interroger laborieusement le sein de la terre, trouvaient plus commode et moins fatigant de se procurer ce précieux métal en dévalisant les voyageurs.
Enfin nous parvînmes au village de Rough-and-Ready (brusque et prêt), dans la vallée où s’élève Nevada-City ; là nous eûmes pour la première fois devant les yeux l’aspect d’un placer de mineurs. Au fond d’un ravin qui semblait avoir été bouleversé par un ouragan, une grande quantité d’arbres avaient été arrachés du sol ; au milieu d’excavations profondes, on voyait les mineurs courbés sur leurs pics avec lesquels ils retiraient les couches de terre aurifère pour aller les laver à près d’un mille de distance ; plus loin un autre plus heureux, plongé dans l’eau glacée jusqu’aux reins, lavait la terre dans un plat de fer battu pour en extraire l’or.
De chaque côté du ravin étaient échelonnées les habitations des mineurs, consistant en tentes de toutes formes et en cabanes de planches de cèdre.
Après avoir contemplé quelque temps ce spectacle si nouveau pour nous, nous continuâmes notre route pour Grass-Valley, où nous arrivâmes le surlendemain. Quoique plus considérable, ce placer avait le même aspect à peu de chose près que celui de Rough-and-Ready.
À peine étions-nous arrivés que nous fûmes entourés par un flot de curieux, nous regardant avec étonnement déballer notre précieuse machine ; nous dressâmes aussi notre tente sous un massif de verdure qui nous fut indiqué par des Suisses, avec lesquels nous visitâmes le placer dans toute son étendue avant de nous livrer au repos dont nous avions tant besoin.
Vers minuit, nous fûmes tous réveillés par la tempête. La foudre grondait avec fracas, et sa voix altière se répercutant dans les échos des trois montagnes qui dominaient le placer, semblait plus terrible encore ; notre tente résista au choc du vent, grâce à ses cordages neufs et à ses piquets de fer, mais non à la pluie qui s’infiltrait, fouettée par le vent, en masses épaisses, brouillard qui eut bientôt traversé nos couvertures et nos vêtements, et nous trempa jusqu’aux os. Le jour arriva enfin, et ayant allumé un immense feu avec les branches sèches que la tempête avait brisées, nous pûmes réchauffer nos membres engourdis ; ce n’était pas tout, il fallait monter la machine et la faire fonctionner ; dans ce but, nous choisîmes un claim[2], où nous fîmes nos premières expériences qui n’amenèrent aucun résultat satisfaisant. Enfin m’étant penché sur le récipient ou était placé le mercure, je pus constater que l’or passait par-dessus sans s’y amalgamer ; nous fûmes consternés à cette découverte et pensâmes, d’un commun accord, que notre mercure, que nous avions eu l’obligeance de prêter au capitaine de l’Isthmus pour remplacer le sien perdu pendant une tempête sur les côtes du Mexique, avait été détérioré ; nous recommençâmes avec persévérance, mais chaque fois que nous passions le mercure à la peau de chamois, il n’y restait aucune parcelle d’or. Après avoir constaté généralement que la machine, par elle-même, était impropre au lavage des terrains aurifères, nous nous sentîmes plus ou moins découragés. Mes trois compagnons proposèrent de dissoudre la société, de partager le matériel et le reste des fonds qui se trouvaient en caisse ; j’acceptai l’offre, heureux de pouvoir enfin vivre seul de cette vie d’aventure et de liberté à laquelle j’aspirais. Ces messieurs partirent donc pour San-Francisco, et moi je restai à Grass-Valley le temps nécessaire pour recueillir assez de poudre d’or, et me procurer ainsi les moyens de me livrer à la vie d’excursions que j’avais projetée.
Je me mis donc en quête des choses les plus nécessaires pour travailler ; d’abord j’achetai d’un Américain qui retournait à New-York, une cabane et tous les outils à l’usage du mineur. Je choisis un claim dans le haut de la vallée, où j’étais seul avec mes pensées. Ma cabane n’était ni vaste ni élégante, mais elle était commode, ce qui était le principal pour moi ; mes lecteurs ne seront peut-être pas fâchés d’en avoir la description. D’abord elle était située sur le bord gazonné et fleuri d’un ruisseau et adossée à un cèdre qui n’avait pas moins de vingt pieds de diamètre à sa base ; ma villa, bien moins large ne mesurait pas huit pieds sur les quatre faces ; sa maçonnerie consistait en branches de cèdre. Le toit était formé avec des planches du même bois, fendues à la hache, et qui, superposées les unes sur les autres comme des ardoises, me garantissait assez bien des intempéries de l’air. Au milieu j’avais un petit poêle de tôle, et pour batterie de cuisine un unique poêlon qui me servait aussi bien pour faire la soupe que pour rôtir mon gibier ; dans le fond de la cabane était mon lit de camp, formé de quatre pieux enfoncés en terre, et joints par quatre traverses sur lesquelles était clouée de la toile ; quant à la literie, elle se composait d’un sac de campement rempli de feuilles de chêne ; au-dessus de ma couche, à la tête, était placée, comme une égide, une miniature représentant les traits d’un être chéri ; de chaque côté étaient suspendus ma bonne carabine et mon revolver. Derrière ma cabane j’avais défriché un jardin que j’avais entouré d’une palissade de branches, et j’y avais semé des fleurs et des légumes de France, qui y poussaient merveilleusement ; près du jardin il y avait un petit four haut d’un pied et demi, dans lequel je faisais du pain que je trouvais délicieux. Le mineur auquel j’avais acheté ma cabane m’avait cédé aussi quelques provisions englobant entre autres denrées une quarantaine de livres de farine avariée, mais qui n’en était pas moins d’une immense valeur pour moi. J’avais découvert à environ un mille de mon habitation une petite société de quatre mineurs canadiens d’origine française, avec lesquels je me liai bientôt d’amitié ; quoique d’une éducation inférieure, c’étaient d’honnêtes jeunes gens ; j’ai toujours eu à me louer des relations que nous eûmes ensemble et j’ai été assez heureux pour faire leur fortune. Je crois déjà avoir dit la composition de mon lit ; or, un jour, par une belle après-midi de soleil, j’étais monté sur la colline, avec mon sac de campement et mon fusil sur l’épaule. Ayant trouvé une excavation remplie de feuilles sèches, j’y entrai jusqu’à la ceinture et me mis avec les pieds et les mains à en remplir mon sac ; je revins à mon gîte après avoir tué sur la montagne quelque menu gibier. Quand j’y arrivai, il était nuit close, et après un léger repas je me jetai sur mon lit de camp. La fatigue amena bientôt le sommeil. Vers les trois heures du matin, quand le sommeil fut devenu plus léger, je sentis quelque chose qui parcourait mon lit de campement et qui remuait d’une manière peu rassurante ; pensant que c’était un rat, je portai la main dessus au travers du sac, et, frissonnant d’horreur, je sentis la forme d’un serpent qui porta la tête vivement vers ma main ; d’un bond je fus hors de ma case et me dirigeai vers celle de mes voisins les Canadiens, auxquels je racontai ma mésaventure, et les engageai à me suivre à ma cabane. Rentré avec eux, je vidai le contenu de mon sac, d’où je vis s’échapper un serpent à sonnettes de la plus belle venue, qui alla se cacher sous un tronc d’arbre abattu près de mon jardin. Je voulus en approcher pour le considérer à mon aise ; mais le monstre oubliant que je l’avais réchauffé dans mon sein, se rua sur ma baïonnette que je lui présentais, et se mit à mordre le canon de mon fusil ; craignant qu’il ne me mordît moi-même, je mis le doigt sur la détente de ma carabine, et le coup ayant fait balle, il fut littéralement coupé en deux. Après l’avoir mesuré, nous pûmes constater sa longueur, qui dépassait quatre pieds deux pouces. Je lui coupai la queue à laquelle était adaptée une douzaine de petits grelots d’écaille, qui rendaient un son sec quand ils étaient mis en mouvement ; c’est ce que l’on appelle vulgairement la sonnette du serpent.
Il paraîtrait que, sans y faire attention, j’avais fait entrer ce serpent dans mon sac de campement, chose facile à cette époque de l’année où ils sont engourdis par le froid et roulés sur eux-mêmes.
Dans ces contrées, nous avions encore un autre genre d’ennemi à craindre, qui n’avait pas besoin d’être introduit dans le logis, et qui savait bien y venir sans invitation, si l’on oubliait de fermer sa porte. Un certain soir de dimanche, comme je travaillais dans mon jardin, car je ne m’occupais de sa culture que tous les septièmes jours, je vis l’ombre d’une bête ressemblant à notre loup cervier d’Europe, et bondissant hors de ma case pour regagner la forêt ; ayant saisi mon fusil que j’avais près de moi, je le déchargeai sur l’animal qui, se sentant piqué par le plomb, lâcha un dindon sauvage que j’avais tué la veille tout en travaillant à mon claim ; c’était un coyotte, animal très-commun dans ces contrées ; il rôde constamment autour des placers pour se nourrir des détritus de toute sorte que les mineurs jettent sur la voie.
…On m’avait souvent parlé d’un marais très-giboyeux qui devait se trouver à six milles au sud de Nevada-City. Je fus tenté d’aller le visiter, et comme je venais de faire l’acquisition d’un mulet, en prévisions des longues excursions que je projetais, je résolus d’emmener avec moi cet animal pour faire l’essai de ses qualités… ou de ses défauts.
Ma peau d’ours ployée en quatre me fit un bât des plus confortables, que je fixai sur le dos du quadrupède avec une sangle de la tente que mes coassociés avaient abandonnée à Grass-Valley lors de leur départ ; je confectionnai un bridon et des étrivières par le même moyen. Dans cet équipage, je pris le chemin du marais, où je ne serais certes pas arrivé avant l’aube du jour sans la rencontre d’un mineur qui eut l’obligeance de me mettre dans mon chemin.
À cent mètres environ du bord, on apercevait dans la pénombre un buisson de roseaux sous lequel j’allai m’embusquer.
À chaque instant des canards et des sarcelles venaient effleurer mon visage de la pointe de leurs ailes ; j’en abattis même plusieurs avec le canon de mon fusil ; mais ce n’était point à la race emplumée que j’en voulais. Je visais à mieux que cela. De temps en temps, j’étais obligé de faire changer de place mon mulet, car le fond n’étant pas très-solide, je courais risque de le voir s’embourber, si je n’avais eu recours à cette précaution. Il y avait près de trois quarts d’heure que j’étais dans cette position, et le jour commençait déjà à paraître, quand mon attention fut attirée par un bruit vague venant de la montagne à laquelle était adossé le marais ; j’avais à peine eu le temps d’ajouter deux balles à celles qui étaient déjà dans mon fusil qu’une magnifique troupe de cerfs et de biches apparut sur la lisière de la forêt ; à leur tête, à dix pas environ, marchait un superbe cerf dix cors, qui, s’arrêtant avec l’air inquiet, leva sa belle tête en l’air en reniflant ; je compris à son inquiétude que j’avais été éventé, et dans la crainte de les voir rentrer sous bois, je fis feu de mes deux coups ; je ne pus juger de leur effet, car je me sentis lancé dans l’espace et ne m’arrêtai qu’au fond du marais : c’était mon scélérat de mulet qui, effrayé par l’explosion de mon arme à feu, avait jugé à propos de faire un vigoureux écart et de se séparer de moi.
Aussitôt que j’eus pu me mettre sur mes pieds, je l’aperçus qui pointait vers la forêt ; je me mis immédiatement à sa poursuite et pus enfin l’atteindre, grâce à son bridon dans lequel il s’était pris une jambe, ce qui le forçait à galoper sur les trois qui lui restaient libres.
Quoique je fusse couvert de vase et trempé jusqu’aux os, je me dirigeai à l’endroit de la forêt où m’avait apparu le troupeau et j’y trouvai avec une joie extrême un très-beau cerf étendu sur le sol, le flanc traversé par une de mes balles. C’était une fiche de consolation dans mon malheur ; je fus plus vite consolé que séché, car mon amadou s’étant ressenti du bain forcé que je venais de prendre, je ne pus allumer de feu pour me sécher et je dus charger le soleil de ce soin. Étant parvenu avec beaucoup de peine à charger intact ce cerf sur mon mulet, je me dirigeai vers Nevada-City, ou je me proposais de vendre mon gibier.
J’y arrivai vers le midi, juste au moment où les mineurs rentraient de leur claim pour dîner ; je m’avançai bravement au milieu de l’unique rue du village en criant en anglais : Venison at one dollar a pound. Cette bonne idée fut couronnée de succès, car à peine étais-je arrivé au bout de la rue, qui n’avait pas six cents mètres de long, que j’avais tout vendu à raison d’un dollar[3] la livre, et me trouvais avoir gagné huit cents francs en poudre d’or.
Une autre bonne aubaine se présenta : deux frères Nantais, MM. Dep…, qui y tenaient une taverne et auxquels j’avais vendu un des gigots de mon cerf, m’invitèrent à dîner et me dirent au dessert que si je voulais m’engager à leur fournir du gibier pendant toute l’année, ils s’engageraient eux-mêmes à me le prendre tout à des prix débattus entre nous ; j’acceptai pour tout le temps que je resterais à Grass-Valley, sans me lier cependant pour un temps déterminé, et notre parole de Breton remplaça l’acte sur papier timbré.
Dans ce village comme dans tous les placers, l’or et l’argent monnayés n’étaient point employés ; dans les transactions commerciales, toute denrée était vendue et payée en poudre d’or ; aussi voyait-on sur le comptoir de chaque marchand une balance servant à peser la marchandise et une autre d’un plus petit modèle pour en peser le prix. Chaque mineur était nanti d’une bourse en cuir en guise de porte-monnaie, où était renfermée la poudre d’or qu’il consacrait à ses menus achats.
Ce ne fut que quelque temps avant le coucher du soleil que je pus me mettre en route pour Grass-Valley, porteur d’une somme assez ronde.
Des semaines, des mois s’écoulèrent ainsi entre les travaux du claim et les plaisirs de la chasse ; ceux-ci, chose étrange, me rapportant en général plus de profit que ceux-là. Puis vint un moment où je ne pus plus résister au désir impérieux qui me poussait vers les déserts de l’Est ; en conséquence, après avoir mis ma cabane sous la surveillance des Canadiens et déposé ma petite fortune entre leurs mains loyales, je fis un beau matin mes derniers préparatifs de départ. Ma peau d’ours et mon hamac furent ployés en quatre sur le dos de mon mulet et fixés au moyen d’une sangle ; j’y plaçai mon bissac qui contenait mes provisions, et, par-dessus le tout, je m’installai moi-même ; je donnai un dernier regard d’amour à mon paisible ermitage, à mes fleurs chéries qui allaient peut-être dessécher sur leurs tiges, privées de mes soins empressés, un amical serrement de main à mes voisins les Canadiens, et le cœur heureux et rempli d’émotions aventureuses, je me mis en route. Je m’étais confectionné une espèce de caban avec des peaux de coyottes, car ma pauvre chemise de laine rouge de matelot était bien usée. Dans cet équipage, je ressemblais assez à Robinson, seulement le parapluie de peau me manquait ; je l’avais remplacé par un capuchon de la même étoffe que mon vêtement, et le trouvais infiniment plus commode pour la marche ou le repos, la veille ou le sommeil.
Le début de mon voyage se passa sans incidents dignes d’être rapportés ; la journée était belle, le soleil resplendissant dorait la cime des arbres de la forêt. Je voyageais sous un dôme de verdure naturelle, où des myriades d’oiseaux voltigeaient en chantant et paraissaient peu effrayés de ma présence ; je fis environ quarante-cinq à cinquante milles dans ma journée sans rencontrer d’Indiens ; le calme des sombres et profondes forêts de cèdres géants, orgueil de la Sierra-Nevada (Taxodium giganteum), faisait pénétrer en moi un sentiment de repos et de bonheur que je n’ai réellement éprouvé que là. Mon âme semblait s’y reposer avec abandon des peines de la vie.
Vers les six heures j’arrivai près d’un joli petit ruisseau ombragé de saules et de jeunes chênes. La position me sembla charmante pour y établir mon campement ; de chaque côté, le ruisseau était bordé d’un beau tapis de gazon émaillé de fleurs fraîches comme l’aurore ; après avoir déchargé mon vieux camarade d’aventures et l’avoir laissé paître sur ces bords charmants, je m’étendis moi-même sur le gazon, humant avec délices les senteurs embaumées de la forêt. Quand je fus un peu reposé, je pris un bain sous un de ses arceaux naturels de branchages et de fleurs, et dans cette baignoire qu’eût enviée plus d’une jolie naïade, je réparai mes forces en rendant à mes membres la souplesse que leur enlève toujours une course de la longueur de celle que j’avais parcourue ; car, pour ménager mon mulet et plus encore par goût de chasseur, j’avais fait la route à pied.
Mon premier soin fut d’allumer du feu, de plumer deux colins ou perdrix californiennes, qui, une fois vidées, furent embrochées sur une branche de chêne déposée elle-même sur deux fourches piquées en terre devant le brasier ; comme elles étaient fort grasses, je mis ma poêle dessous pour en recevoir la graisse. J’eusse fait un repas délicieux, si, pour le compléter, j’avais eu une chopine de cidre de Bretagne ; je dus remplacer ce nectar national des vieux Kimris par l’eau du ruisseau, qui était au moins fraîche et limpide, qualités qu’ont toujours dans ces régions les eaux qui descendent des montagnes Rocheuses. Le soir, je disposai mon hamac entre deux branches de cèdre, ne voulant pas trop me fier aux délices d’une nuit passée sur le gazon, au bord d’un ruisseau dont le doux murmure devait bercer délicieusement. Je coupai avec ma hache une bonne quantité de branches de la même essence, qui entretinrent pendant toute la nuit un magnifique foyer, sauvegarde contre les visites indiscrètes des bêtes féroces.
J e me réveillai avec l’aurore ; les oiseaux chantaient dans les bosquets et donnaient à mon cœur, par leurs doux accords, cette quiétude, ce courage si nécessaires à l’homme perdu dans les forêts, à plusieurs milliers de lieues de sa patrie. Tout ce qui m’entourait était si beau, si suave, que j’ai souvent regretté de n’être pas né dans ces régions primitives, pour y vivre dans une continuelle contemplation des beautés de la création.
Après bien des jours de marche, bien des dangers courus à la rencontre des hommes et des animaux de ces régions, peu fréquentées des Européens, dangers dont la fréquence me fit presque une habitude quotidienne, je traversai l’extrémité sud du groupe de montagnes d’où s’écoule à l’ouest le fleuve Humboldt, et remontant entre les lacs Nicollet et Sévier, je pénétrai dans la partie de la Sierra-Wah où la recherche de l’or et l’hégire des Mormons ont fait naître depuis mon passage les cités de Fillmore et de Cédar. Mais alors les sombres cañons, ou passes de ces montagnes, les forêts gigantesques de leurs flancs n’étaient parcourus que par des bêtes fauves et par des hommes non moins sauvages appartenant aux nombreuses subdivisions des Indiens Pah-Utahs.
Campé une nuit sur le bord d’un cours d’eau que je reconnus plus tard pour un affluent du Rio-Verde, je fus réveillé par des rugissements d’ours, mais d’un diapason qui n’avait rien de rassurant. À la pointe du jour, je rechargeai mes armes et y mis des lingots de fer trempé à la place des balles de plomb ; je ne sais ce qu’il y avait dans l’air, mais j’éprouvais une espèce de pressentiment qui n’était pas de bon augure, un serrement de cœur qui voulait dire : Prends garde à toi. Je suivis ce conseil, et, à neuf heures environ, je continuai mon voyage ; la rivière longeant la direction de ma route, je la côtoyai jusqu’au milieu du jour, et j’allais m’enfoncer dans la forêt, quand mon attention fut réveillée par des cris lointains ; j’approchai mon oreille de terre à la façon des Indiens, et j’entendis distinctement des cris confus. D’un bond, je me jetai dans un buisson de cerisiers et de saules qui bordaient la rivière, et tapi comme un renard qui a senti le chasseur, ma carabine en main, j’attendis. Au bout de quelques minutes, j’aperçus une bande d’Indiens de tout sexe et de tout âge accourant vers la rive opposée, et sautant à l’eau comme des grenouilles. Je crus à une attaque et me mis sur la défensive ; mais je reconnus bientôt mon erreur, car les pauvres Indiens paraissaient trop effrayés pour qu’il me fût possible de croire que c’était à moi qu’ils en voulaient. Hommes et femmes nageaient à l’envi ; seulement comme ces dernières portaient presque toutes sur leur dos un ou deux enfants ficelés dans des écorces de bouleau, elles nageaient bien moins vite que les hommes, qui, une fois arrivés sur le rivage, prirent la fuite. Trois seulement y restèrent, encourageant de la voix et du geste les pauvres squaws à se presser ; je m’attendais à voir apparaître de l’autre côté de la rive un parti d’Indiens ennemis, et je me disposais à battre en retraite de mon côté, quand j’entendis retentir le cri formidable qui m’avait tenu éveillé pendant la nuit, à une distance très-rapprochée ; au même moment, je vis rouler du haut du talus une énorme masse d’un gris sale, qui, s’étant relevée pour se jeter à l’eau, devint bientôt un ours gris, effroyable bête, la terreur des cœurs timorés, et le roi des animaux de ces régions ; il nageait avec une telle vigueur qu’il fut bientôt très-près de la dernière des squaws, pauvre jeune mère traînant à la remorque deux petits jumeaux, qui criaient quand ils n’avaient pas la bouche remplie d’eau. Les Indiens, de leur côté, lançaient des flèches empoisonnées ; mais la distance qui les séparait étant encore trop grande, l’ours n’en fut pas atteint.
Devant cette scène déchirante, je ne pus rester spectateur calme et égoïste ; je sortis de ma cachette, et après avoir appelé et forcé les Indiens, fort disposés d’abord à la fuite en me voyant, à continuer ferme le jeu de leurs arcs, je plaçai ma bonne carabine dans la fourche d’un saule pour plus de précision dans mon tir, et j’ajustai à cent vingt mètres ; ma balle atteignit l’horrible tête du monstre, et je le vis la tremper dans l’eau de la rivière, qui devint rouge de sang. Sa course se ralentit visiblement. Ayant ensuite saisi un Indien qui me paraissait le mari de l’infortunée squaw, je le poussai à l’eau pour le contraindre à aller porter secours à cette malheureuse, qui, paralysée par la peur et arrêtée par son fardeau, avait beaucoup de peine à nager. Je fus cependant obligé de le menacer de mon revolver pour l’y forcer. J’épaulai ma carabine, et une autre balle de fer arriva encore dans la tête du grizly-bear[4], et l’arrêta assez à temps pour permettre à l’Indienne de gagner la rive. En y mettant les pieds elle tomba presque asphyxiée. Je fis signe aux trois Indiens, père, frère et mari de cette infortunée, de la porter dans la forêt et de la mettre en sûreté. Enhardi par mon premier succès, je voulus faire plus intime connaissance avec un gibier si terrible ; je coulai vivement deux lingots dans ma carabine, et l’ayant jetée en bandoulière, je m’élançai sur un des saules qui bordaient la rive, j’y étais à peine installé et n’avais pas encore eu le temps de me fixer à une de ses branches au moyen de ma ceinture, dans la crainte que mes pieds ne vinssent à glisser, que le monstre dressé le long du tronc du saule, la gueule fumante, me couvrait déjà de son haleine fétide. À cette époque, j’ignorais encore que les grizly-bears ne montent pas sur les arbres ; aussi, dans ma crainte et dans le but de l’arrêter, je lui déchargeai à un mètre de distance, successivement, mes deux coups de feux dans son énorme gueule béante, une de mes balles lui traversa la mâchoire, en sortant par le cou, l’autre s’enfonça dans son large poitrail ; il poussa un rugissement terrible, et en faisant un violent effort pour m’atteindre, il retomba sur le dos au pied du saule. Cependant il se redressa presque aussitôt. Le temps me manquait pour recharger ma carabine ; je voulus me servir de mon revolver ; mais dans la vivacité de mes mouvements il s’était pris de telle façon dans ma ceinture avec des branches de saule, que je ne pus immédiatement l’en retirer. Je ne perdis cependant pas la tête, et ayant saisi ma hache, j’en assenai un violent coup sur la tête de l’assaillant. Un de ses yeux fut atteint et son sang vint m’inonder. Il tomba à terre et y resta environ trois secondes, se tordant dans les convulsions de la rage. Pendant ce temps, je parvins à dégager mon revolver, et me voyant maître de la place, puisqu’il devenait évident que l’ennemi ne monterait pas à l’assaut, je pris tout mon temps pour viser et lui crever l’autre œil. Dès lors, je pus facilement venir à bout de la terrible bête. Privée de la vue, elle tournait constamment autour de mon tronc de saule en déchirant l’écorce de ses puissantes dents et de ses griffes. Enfin, un dernier coup de carabine mit fin à son agonie qui s’était prolongée durant plus de vingt minutes, pendant lesquelles il avait mis à découvert les racines de mon saule. Il en avait arraché de si énormes morceaux que l’arbre en avait éprouvé de violentes secousses.
L’ours gris est, par sa force, le roi ou le tyran des animaux des montagnes Rocheuses et des grandes prairies américaines ; il n’est pas rare d’en rencontrer pesant cinq cents kilos. Ils ne montent pas sur les arbres comme ceux des autres espèces et ne sont pas aussi intelligents. Leurs longs poils sont d’un gris rougeâtre, et leurs oreilles pointues, leurs yeux féroces tirent sur le brun rouge ; leurs pattes dépassent onze pouces de long, et chaque griffe, recourbée en croissant, en a six. Je coupai à ma victime ces formidables défenses et lui cassai les dents à coups de hache, afin de m’en faire un trophée comme les Indiens. Je lui ouvris le ventre pour suivre, en vrai chasseur, le trajet de mes balles dans son corps : le cœur et les poumons avaient été traversés trois fois. J’étais ainsi occupé quand mes Indiens et leurs squaws arrivèrent et se mirent à danser une ronde échevelée autour de nous, en chantant une chanson dont je crus reconnaître le caractère gastronomique dans certains mots indiens qu’ils prononçaient souvent. Je les laissai faire, et m’étant assis sur les flancs rebondis de mon ours, je me joignis au chœur. Voyant ma bonne volonté, ils vinrent me prendre par la main et m’entraînèrent dans leur ronde ; je cédai de bonne grâce, et ils en parurent enchantés.
Au moment de nous séparer, un de ces Indiens qui savait un peu d’espagnol, me fit un discours emphatiquement sentencieux qu’il termina par cet aphorisme de circonstance : « La reconnaissance est une vertu peau-rouge ; l’ingratitude a le visage pâle. » Je m’éloignai ne sachant que répondre à une parole aussi sensée… Deux jours plus tard j’aurais pu le faire ; car deux jours plus tard j’étais bel et bien abandonné dans le désert et dévalisé de mes menus bagages par l’Indien même dont j’avais sauvé la femme et l’enfant, et qui avait tenu à m’accompagner en qualité de guide. Ce n’est pas tout ; le lendemain au lever du soleil, je rêvais bien moins à ce mode indien de gratitude qu’à la patrie dont j’étais séparé par plusieurs milliers de lieues, quand je fus tout à coup tiré de mes douces pensées par le sifflement d’une flèche qui vint s’enfoncer dans la terre à un pas de moi. L’inclinaison qu’elle avait gardée me porta à jeter les yeux du côté d’où elle pouvait être partie, mais je ne pus apercevoir l’auteur de cette agression. À quelques instants de là, une autre la suivit, paraissant toujours venir du même point, qui était une éminence escarpée, couronnée par un plateau élevé de soixante mètres sur ma droite. Cette seconde flèche était venue s’enfoncer dans le tronc de cèdre où j’étais appuyé et à quelques pouces de mon épaule ; ceci devenait compromettant. Je me levai et allai me cacher derrière un tronc d’arbre, m’en servant comme d’un bouclier contre mon agresseur invisible ; en avançant tout doucement la tête entre les branches, je vis effectivement un Indien, que je reconnus pour mon ingrat voleur, qui, le corps caché derrière un bloc de rocher, cherchait à découvrir l’endroit ou je m’étais embusqué. La pointe rougeâtre de ses flèches me fit juger qu’elles étaient empoisonnées ; mon parti fut alors bientôt pris : je l’ajustai, et ma balle l’atteignit un peu au-dessus de l’aisselle droite. Il s’affaissa sur la roche et y resta suspendu le haut du corps et les bras pendants. Ayant alors jeté ma carabine en bandoulière, je grimpai vers lui en m’accrochant aux aspérités des rochers et aux racines ; mais comme le passage était difficile, il s’écoula assez de temps pour lui permettre de revenir à lui avant que j’eusse atteint le haut du rocher. Avec une agilité qui me surprit, dans un homme aussi grièvement blessé, il gagna le plateau sans qu’il me fût possible de lui envoyer mon second coup de feu, embarrassé que j’étais par la difficulté du terrain. Quand je fus arrivé sur le plateau, il était déjà à près d’un quart de mille, fuyant dans la plaine. Le suivre eût été une folie. Je me contentai de lui envoyer, en forme de souhait de bon voyage, une balle conique de mon coup à grande portée, mais sans l’arrêter, car il avait trop d’avance sur moi.
Je descendis, et en passant à côté de la roche homicide où je l’avais frappé, je la trouvai encore teinte de son sang. Après avoir fait un mauvais déjeuner, je repris, triste et préoccupé, ma route au travers de la forêt. Le lendemain, vers onze heures, un bruit vague et confus attira mon attention ; peu rassuré, j’attachai mon oreille au sol et pus me convaincre bien vite qu’un parti de guerre indien était sur mes traces, car la brise m’apportait le son de leurs voix encore lointaines. La fuite était impossible. Me cacher eût été chose inutile, et m’eût attiré le mépris des Indiens. Me confiant donc dans ma bonne étoile, j’attendis de pied ferme, le dos appuyé à un arbre et la face à l’ennemi. Quelques minutes après, ils étaient à soixante pas de distance de moi. Alors commencèrent à tomber à mes côtés plusieurs flèches dont je fus garanti par les arbres qui me couvraient. Mon premier mouvement fut de me défendre à l’aide de mon revolver et de ma carabine ; mais quand je les vis se rapprocher peu à peu et m’assaillir de leurs traits empoisonnés, je songeai à me rendre ; car je rêvais à la patrie, douce pensée qui me conseilla la prudence. Je déposai mes armes au pied de l’arbre que j’avais choisi comme point d’appui, et me dirigeai vers eux. Ils me reçurent les flèches sur la corde de l’arc, prêts à recommencer une nouvelle décharge. Un féroce cri de guerre accueillit ma résolution, et je fus immédiatement entouré, couché sur le sol et garrotté des pieds et des mains.
J’adressai successivement la parole à celui qui me parut être le chef de la bande, mais il me répondit en langue indienne quelques paroles que je ne pus comprendre. Après beaucoup de mots et non moins de gestes échangés entre eux, je crus comprendre qu’il était question de me porter ou de me détacher les jambes ; le chef penchait pour le premier moyen, mais la bande, peu disposée à faire une telle corvée, voulait le second, et elle l’emporta heureusement. Les liens de mes jambes furent donc détachés, et je me mis en route à travers la forêt au pas gymnastique, entraîné par ces Indiens.
Vers les deux heures, nous fûmes arrêtés dans notre course par une rivière qu’ils se disposèrent à traverser à la nage ; un des plus robustes de la bande fut désigné pour me porter sur son dos, où je fus attaché avec des lanières de peau de buffle. J’avoue que ce ne fut pas sans crainte que je vis commencer cette opération, d’autant plus qu’ayant toujours les mains liées, le danger devenait imminent, si mon Indien n’était pas habile nageur. Je fis tout ce que je pus pour faire comprendre au chef que je savais nager, et que s’il voulait me faire détacher, je pourrais aussi bien qu’eux traverser à la nage ; mais soit qu’il ne comprit pas mes signes, ou qu’il se défiât de moi, tout fut disposé pour mon passage ; mon sac, mes armes, tout le butin, pris avec moi, fut attaché en forme de ballot dans ma peau d’ours et lancé à l’eau en même temps que nous. Je m’aperçus bien vite que mon Indien était bon nageur, et nous arrivâmes rapidement à l’autre bord, où nous attendîmes au milieu d’une petite anse bordée de joncs et de plantes aquatiques. Comme il faisait très-chaud, je fus bientôt sec, car ils n’avaient pas pris la précaution de me retirer mes vêtements de peau ; nous suivîmes encore le cours de la rivière environ une heure ; puis nous rencontrâmes un affluent dont nous suivîmes le cours, et vingt minutes après nous trouvions, cachés dans les saules qui bordaient cette rivière, trois canots indiens construits en branches de saule et recouverts en écorce de bouleau d’un travail fort ingénieux ; nous y étant installés, nous remontâmes la rivière à coups de pagayes, et, après deux heures de voyage, je pus distinguer à deux milles environ devant nous une immense prairie, couverte de ce que j’aurais pris pour un grand nombre de meules de foin, si je n’avais vu sortir du sommet de plusieurs d’entre elles un filet de fumée bleue qui m’indiquait assez que c’étaient les cases d’une tribu. Dès que nous atteignîmes l’anse principale où étaient attachés des pirogues et des canots avec des amarres en corde végétale, nous fûmes aperçus des habitants, des cris de joie accueillirent notre arrivée, et plus d’un millier de femmes, d’enfants et de vieillards accoururent sur le rivage. Les plus impatients de me voir se jetèrent à l’eau avec des contorsions des plus grotesques, et entourèrent notre canot par-dessous lequel les enfants plongeaient comme de jeunes marsouins.
Je fus saisi et porté à terre au milieu d’une foule considérable. Nous entrâmes dans une large rue, formée par deux rangs de huttes ; le grand chef arriva bientôt, et je compris vite qu’il donnait des ordres pour éloigner la foule, devenue tellement compacte que je me sentais étouffé comme dans une ceinture vivante. Le chemin que nous parcourions montait, et je découvris la hutte du chef, qui était beaucoup plus haute et plus vaste que les autres ; sur son sommet une foule d’Indiens des deux sexes étaient montés pour mieux jouir du coup d’œil. Cependant, au lieu d’y aller directement, mon escorte prit à droite au travers d’un dédale de huttes, et s’arrêta devant l’une d’elles, où on me fit entrer, suivi seulement du grand chef et de trois Indiens, chefs inférieurs ; la fumée épaisse qui remplissait la hutte m’empêcha d’abord de distinguer les objets qui s’y trouvaient, mais ayant été conduit au fond, je trouvai, couché sur une natte, l’Indien que j’avais blessé l’avant-veille d’un coup de feu. Sa squaw était près de lui avec tous ses parents. Le chef me demanda en espagnol si je connaissais cet Indien, je fis signe que oui ; ayant levé une peau de buffle qui le couvrait, il me montra du doigt la blessure produite par ma balle. On y avait appliqué une espèce d’emplâtre de feuilles écrasées. Interrogé sur l’origine de cette blessure, je ne crus pas devoir dissimuler que j’en étais l’auteur.
Mon crime étant avéré, je fus conduit à la hutte du conseil, accompagné d’une foule considérable ; plus vaste que les autres cases de la tribu, elle ne différait en rien des autres par sa construction qui était de branches de chêne piquées en terre et enduites de terre glaise. Les Indiens de cette tribu étaient d’une grande taille, bien faits et vigoureux, avec des nez aquilins et des mentons très-saillants ; les femmes y possédaient, en général, le genre de beauté qu’on retrouve dans toutes les tribus indiennes ; les vieilles femmes seules étaient assujetties aux travaux les plus durs, et comme dans la plus grande partie des autres tribus, les jeunes jouissaient de la considération galante de chacun. D’après ma carte, ce village, appartenant à la grande tribu des Timpabaches, subdivision des Pah-Utahs, était situé sur les bords du San-Juan, rivière tributaire du Rio-Grande, branche mère du Colorado de l’Ouest.
Entré dans la case du chef, j’y trouvai rassemblés les quatre principaux chefs qui, assis au fond de la hutte, m’y attendaient ; ils étaient fraîchement tatoués, à en juger par l’éclat des couleurs qui resplendissaient sur leurs traits farouches. Chacun d’eux avait son tomahawk posé à côté de lui, et portait des plumes d’aigle dans la chevelure ; leur cou et leurs poignets étaient ornés de dents humaines et de griffes d’ours ; autour de leurs reins pendaient des queues de loup et de renard ; des trophées de guerre ornaient l’intérieur de la hutte du conseil. C’étaient des crânes humains avec leur chevelure, des armes de toute espèce prises dans les combats, des peaux d’ours et de tigre, et une chose qui me frappa singulièrement, ce fut de retrouver parmi ces dépouilles, celle d’un monstrueux serpent que j’avais tué quelque temps avant de pénétrer dans la Sierra-Wah : je ne me trompais pas, c’était bien son affreuse tête percée de mes deux coups de feu.
Au centre brûlait un brasier homérique, dont la fumée sortait par l’ouverture pratiquée, comme toujours, au sommet de la hutte.
Deux Indiens armés de leur tomahawk, gardaient la porte du conseil, et comme les cris de la foule curieuse semblaient gêner les chefs, ils donnèrent ordre qu’une peau d’ours fût jetée en guise de portière sur l’ouverture. D’abord ils commencèrent par la cérémonie du calumet, le chef le plus âgé ayant décrit un cercle sur la terre et l’ayant entouré de signes cabalistiques, y fit apporter un charbon ardent auquel il alluma le calumet national qu’il offrit au grand manitou, au soleil, à la terre et aux quatre points cardinaux ; les autres chefs le regardaient faire d’un air fort sérieux. Ensuite le calumet leur fut remis à tour de rôle ; nul d’entre eux ne s’en servit de la même manière, car chacun d’eux s’était engagé par serment devant le manitou de fumer d’une façon unique pendant le cours de son existence. À mon grand regret le calumet ne me fut point offert ; mais à sa place on me montra un tomahawk teint du sang ennemi, qui était, je crois, l’arme du bourreau. Un guerrier le leva avec ostentation sur ma tête ; heureusement il sut s’arrêter dans son mouvement ; car j’avais les bras toujours attachés derrière le dos, et ma tête eût volé en morceaux, s’il l’avait laissé retomber sur elle.
Cette cérémonie achevée, on alla replacer le tomahawk de guerre au-dessus d’une affreuse peinture tracée sur une écorce de bouleau fixée aux parois de la hutte. Cette peinture représentait grossièrement le soleil, astre dans lequel les Timpabaches croient que le grand esprit réside.
La squaxv de l’Indien blessé par moi fut ensuite introduite, et celui des chefs qui avait ouvert la séance l’interrogea sur ce qu’elle savait au sujet du fait qui m’était reproché ; je vis bien d’abord que la pauvre squaw me plaignait au lieu de me charger ; je lus dans ses yeux et dans ses gestes qu’elle plaidait ma cause autant que sa position d’épouse du blessé le lui permettait.
Je compris aussi qu’elle racontait la scène du combat contre l’ours, et comment je les avais sauvés tous d’un péril certain. À la déposition de la squaw, une teinte de bienveillance éclaira le visage des membres du conseil, et après un débat assez animé, le grand chef m’adressa en espagnol les questions suivantes :
« Pourquoi le visage pâle est-il venu dans ces régions déclarer la guerre aux Timpabaches ? Qu’il réponde. Le grand chef de cette nation attend qu’il se justifie s’il le peut.
— Le visage pâle, répondis-je, n’a point déclaré la guerre ; il a, au contraire, été attaqué, et il s’est défendu.
— Alors, ajouta-t-il, qu’il montre la blessure que lui a faite son agresseur.
— Je n’ai pas reçu de blessure, mais j’ai dû en faire une pour sauver ma vie.
— Le visage pâle n’avait pas ce droit ; après avoir été brave devant l’ours gris, il devait être clément et fuir devant les flèches du Timpabache qui ne l’eussent pas atteint. Il a versé le sang, son sang doit être versé. Le grand chef le Serpent à cornes et son conseil pensent que le visage pâle a mérité la mort. »
À ces mots l’Indienne prononça quelques paroles que je ne compris pas, et, soulevant la peau d’ours qui formait la portière de la hutte du conseil, elle s’éloigna. Après son départ, un nouveau conciliabule s’éleva dans le conseil des chefs ; je crus un moment que les avis étaient partagés sur mon sort ; mais bientôt, tranchant définitivement la question, le premier chef se fit apporter de nouveau le tomahawk de guerre, me le posa sur la tête en prononçant quelques paroles en langue indienne, les yeux fixés sur l’image du soleil dont j’ai déjà parlé plus haut. Je compris que mon arrêt de mort venait d’être prononcé.
Je songeai à la patrie et aux êtres chers auxquels il faudrait dire un éternel adieu.
Au fond de la hutte existait le tronc d’un chêne auquel je fus attaché par le cou au moyen d’une forte corde de cuir, fixée elle-même à un anneau d’or massif, dont le poli intérieur faisait supposer qu’il avait servi à plus d’une victime. On apporta une botte de joncs secs sur lesquels plusieurs Indiens se couchèrent en fumant et en fredonnant une complainte de mort qui finit par m’endormir, accablé que j’étais par la fatigue, l’émotion et la faim, car il m’avait été impossible de la rassasier avec un morceau de galette de gland doux cuite sous les cendres que mes gardiens m’avaient offert lors de leur repas du soir.
… Deux jours et deux nuits se succédèrent sans apporter de grands changements à ma situation.
Dans la matinée du troisième jour, mon attention fut attirée par un tumulte inaccoutumé de voix, d’allées et venues dans le camp. Pendant la nuit, j’avais été constamment tenu éveillé par un pressentiment sinistre ; bientôt les quatre chefs se présentèrent majestueusement équipés, suivis par une centaine de guerriers, la chevelure ornée de plumes d’aigle ; les uns étaient armés d’arcs et de boucliers de bois dur recouvert de peau d’ours gris peinte de diverses couleurs, et d’autres de fusils à silex. On remit au grand chef le tomahawk de guerre dont j’ai déjà parlé, et il ouvrit la marche funèbre. On me délia les jambes, et je fus conduit la corde au cou hors de la hutte ; je compris que l’heure de ma mort était venue.
En vrai soldat, je me résignai et marchai avec toute la fierté et l’assurance que mon âme put obtenir de ma chair émue. Arrivés hors de la hutte, les Indiens de mon escorte montèrent sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés de peaux d’ours, de tigres et de bisons ; tous avaient appendu aux mors de leur bride des chevelures à plusieurs desquelles adhérait encore la peau de la tête ou même le crâne.
L’immense prairie qui entourait les wigwams des Timpabaches était couverte d’Indiens. J’eus bientôt découvert, à la diversité de leurs accoutrements et à leur nombre, qu’il y avait là plusieurs tribus réunies ; je fus conduit au centre de cette savane par mon escorte de guerriers, qui tous, armés de leurs tomahawks, avaient beaucoup de peine à éloigner la masse populaire que la curiosité jetait sur mon passage.
Au milieu de la prairie s’élevait une espèce de monticule de gazon, surmonté par le tronc d’un jeune chêne fourchu ; c’était le poteau de la guerre ; j’y fus immédiatement attaché par les mains et les pieds.
J’étais dans cette position depuis quelque temps, quand le grand chef s’avança vers moi, accompagné d’un personnage qui, bien qu’affublé à la manière indienne, avait cependant le type européen. C’était un homme de soixante-cinq ans environ, à la taille haute et au torse robuste. Il portait une barbe rousse très-longue, contre l’habitude des Indiens qui se l’arrachent ; ses vêtements en peau de panthère non tannée ajoutaient encore à sa physionomie sauvage ; il portait un rifle en bandoulière, une hache et un revolver dans la ceinture.
« Le grand chef des Timpabaches ici présent, me dit-il en bon anglais, me charge de vous dire qu’il vous a condamné à mort ; sa sagesse lui a conseillé cette résolution pour plusieurs motifs : le premier et le plus concluant est votre qualité d’Américain ; le second est la blessure mortelle faite par vous sur le territoire des Timpabaches à un Indien de sa tribu. En considération, cependant, du bien qu’il a entendu raconter de vous, il veut bien vous faire grâce des supplices qui sont dus à de tels actes, châtiments cruels que je n’approuve pas et auxquels, moi, Indien de cœur et Anglais de nation, je me serais opposé probablement.
— Je vous remercie, lui dis-je, de ce sentiment qui vous honore, mais dites bien au grand chef qu’il se trompe quant à ma nationalité : je ne suis point Américain ; et, si j’ai blessé un de ces Indiens, ce n’a été qu’à mon corps défendant, et poussé à bout par son ingratitude envers moi qui l’avais sauvé lui et sa famille de la dent et des griffes de l’ours gris. Du reste, n’est-il pas dans la nature de l’homme de défendre son existence quand elle est menacée ? »
Sans me répondre directement, mon étrange interlocuteur reprit :
« Sir, votre position m’attriste beaucoup, n’avez-vous donc pas une famille à regretter, une femme, une mère, une sœur, qui pleureront votre mort ?
— Oui, répondis-je, et tous éprouveront une douleur profonde quand ils ne me verront pas revenir au foyer de mes pères ; mais au moins ignoreront-ils où et comment j’aurai perdu l’existence ; à part cela, la mort ne m’effraye pas, le malheur m’a appris à la mépriser. Quand je me décidai à faire cette excursion au delà des montagnes Rocheuses, j’étais déterminé au sacrifice de ma vie : la mort n’est pour moi qu’un accident vulgaire et prévu. Du reste, je suis soldat, et à ce titre je saurai montrer à ces barbares qu’un Français peut savoir mourir aussi bravement qu’un guerrier indien. »
À ces mots, je vis l’émotion gagner la prunelle de ce chasseur d’hommes, qui paraissait si féroce à première vue.
« J’ai tout essayé, dit-il, pour obtenir votre grâce de ces Indiens, mais il y a contre vous, dans le conseil des chefs, un parti puissant. L’Indien que vous avez blessé était le beau-frère d’un des guerriers les plus influents de la tribu.
— Je vous en remercie encore, lui répliquai-je ; mais permettez-moi de vous demander un seul et dernier service avant de mourir, celui de tâcher de faire abréger mon supplice et de vous charger de faire remettre un médaillon que j’ai là sur mon cœur à une de vos compatriotes que j’ai laissée en France, lors de mon départ pour l’Amérique. Je ne veux pas que cette image, qui me rappelle les traits de la plus chère des femmes, soit profanée après ma mort par ces barbares. Vous irez sans doute un jour à Sacramento, ou même à San-Francisco ; là vous pourrez trouver, en le cherchant, un Français digne de recevoir mon dépôt sacré, avec recommandation d’annoncer à cette femme que je suis mort dans les placers.
— Cette mission, pour moi, est sacrée, me répondit-il, je ferai exprès le voyage pour accomplir votre dernier vœu, et je promets sur mon honneur de gentleman anglais et de chef indien de m’acquitter religieusement de cette sainte mission.
— Alors, écartez ma vareuse, et vous trouverez ce médaillon. »
M’ayant demandé la permission de l’ouvrir, il y attacha son regard humide de larmes, et me dit :
« Je vous trouve bien malheureux de quitter pour toujours cette créature dont le regard attristé semble présager d’avance les dangers qui vous attendaient dans votre périlleux voyage. »
Quelques larmes roulant sur la fourrure de mon vêtement furent ma seule réponse. Dans l’intérieur de la boîte de métal où je gardais cette chère relique, j’avais écrit son nom ; après l’avoir lu, l’étranger me demanda avec vivacité si ce nom était aussi le mien, et si je n’étais pas d’origine anglaise.
— Oui, et certes j’en suis fier, lui répondis-je ; mes aïeux ayant suivi la fortune des Stuart, abandonnèrent fortune et patrie pour accompagner en France leur roi exilé. »
Il ne me laissa pas achever :
« Mais alors, s’écria-t-il, vous descendez de ce Wogan, dont la valeur a été célébrée par l’auteur de Waverley[5] ; et, s’il en est ainsi, moi, descendant de Lennox duc de Richmond, je ne puis voir couler devant mes yeux le sang d’un homme dont les ancêtres ont prodigué le leur pour la cause de mes aïeux. Comptez donc sur Lennox, à la vie et à la mort ! »
À ces mots, l’homme dont je venais si étrangement d’apprendre le nom, s’éloigna, suivi des principaux guerriers de sa tribu. J’attendis peut-être un quart d’heure, l’âme et la pensée tournées vers ma patrie, quand je fus tiré de mes réflexions par une rumeur subite qui se fit entendre dans le camp et se communiqua aux guerriers qui entouraient le poteau de mort où j’étais attaché. C’étaient les cris de guerre des tribus qui s’apprêtaient au combat. De l’éminence où j’étais enchaîné, je vis distinctement le brave Lennox groupant autour de lui la tribu qui l’avait adopté pour chef et l’adossant à la lisière de la forêt, tandis que les Timpabaches gardaient le centre de la plaine.
Quelque temps après, je vis les chefs de chaque tribu se rendre au milieu de la savane ; leur conférence, cette fois, ne dura qu’un instant ; ils s’avancèrent vers moi, et Lennox à leur tête, coupant mes liens avec son poignard, me rendit la vie et la liberté. Je tombai dans ses bras et le pressai sur mon cœur avec l’émotion de la reconnaissance.
Au bout de quelques instants, l’arène du combat se chargea des apprêts d’une fête à laquelle furent convoquées toutes les tribus présentes. Tous leurs chefs réunis, ayant mon libérateur et le grand chef à leur tête, vinrent me prier de séjourner encore quelques jours dans cette tribu, et d’assister à un festin qui allait être offert par la nation des Timpabaches.
…C’est ainsi que la rencontre inopinée d’un homme, aujourd’hui bien connu en Californie par ses goûts aventureux et son influence sur les Indiens, m’arracha providentiellement à une mort certaine. Lennox ne s’en tint pas là ; grâce à sa protection, je pus, en toute sûreté, descendre le Rio-Colorado jusqu’au Rio-Virgin, remonter cette rivière et enfin regagner la région des mines, et Grass-Walley, où l’on me croyait mort depuis longtemps.
- ↑ On donne le nom de placer à toute localité où, par suite de la richesse des terrains aurifères, il s’est établi des camps ou postes pour l’exploitation de l’or. Cette dénomination est synonyme d’exploitation.
- ↑ Le claim est une étendue de terre de dix pieds carrés auquel a droit tout mineur d’un placer.
- ↑ Le dollar est une monnaie des États-Unis dont le cours ordinaire du commerce est fixé à la valeur de cinq francs, terme moyen.
- ↑ Grizly-bear, ours gris.
- ↑ « Le capitaine Wogan, dont le caractère entreprenant est si bien dépeint dans l’histoire de la rébellion par Clarendon, avait d’abord été attaché au parlement, mais il avait abjuré ce parti lors de l’exécution de Charles Ier. Dès qu’il eut appris que le comte de Glencairn et le général Middleton avaient arboré l’étendard royal dans les highlands d’Écosse, il prit congé de Charles II qu’il avait accompagné à Paris. Il revint en Angleterre, leva un corps de cavalerie à ses frais dans les environs de Londres, traversa le royaume qui, depuis si longtemps, était sous la domination de l’usurpateur, et par des démarches habiles, il parvint à joindre, sans avoir perdu un seul homme, un corps de highlanders alors sous le drapeau des Stuart. Après avoir fait la guerre pendant plusieurs mois et acquis, par ses talents et son courage, une grande réputation, il eut le malheur d’être blessé dangereusement, et aucun secours de l’art ne fut capable de prolonger sa glorieuse carrière. » Waverley, chap. xxviii.
- ↑ M. de Wogan, ancien officier de spahis, ancien chef d’un des bataillons de la garde mobile, en 1848, est aujourd’hui directeur du télégraphe à Saint-Sever (Landes).