QUATRIÈME NOUVELLE

Quoique, dans la religion juive, dans la mahométane & dans la nôtre, les hommes puissent avoir plusieurs femmes, il n’est pas permis aux femmes, dans aucune religion raisonnable, d’avoir plusieurs maris. Cependant il y a un pays aux Indes, appelé Melleami, où les femmes peuvent avoir autant de maris qu’elles veulent. Il y en a quelquefois qui en ont dix ou douze, qu’elles ont soumis par leur beauté & par leurs charmes. Ce désordre, qui a quelque chose de monstrueux, & si contraire à la bonne politique, est fondé sur la religion de ces gens-là, que les autres nations traitent de barbares. Ils prétendent ne rien faire en cela que ce qu’ont fait les dieux & les déesses qu’ils adorent chez eux. Cette pluralité de maris cause souvent parmi ces hommes des jalousies & des querelles, qui ne finissent que par la mort des uns ou des autres, quelquefois par celle de tous ensemble.

Pendant que j’étois dans ce pays, on me fit voir une fort belle dame qui avoit douze maris auxquels elle avoit donné le nom de chaque mois. Ces maris étoient de jeunes gens fort bien faits, & fort jaloux les uns des autres. Elle en eut d’abord de la joie ; & ceux-ci, jugeant que cela pourroit avoir des suites fâcheuses, voulurent l’obliger à retrancher le nombre de ses maris. Ils lui en parlèrent plusieurs fois ; mais comme elle savoit qu’un & un font deux, & qu’en amour comme en guerre deux valent mieux qu’un, elle ne pouvoit se résoudre à quitter les uns pour les autres. Elle fit tout son possible pour les faire vivre en bonne intelligence, en leur témoignant une amitié égale. Mais ils étoient trop amoureux pour se contenter d’un cœur partagé ; ils voulurent décider leur différent par le sort des armes. Le jour étant pris pour cela, ils se rendirent au lieu destiné, & se battirent six contre six ; il y en eut six de tués : les six autres se battirent trois contre trois ; il y en eut quatre de tués : les deux derniers ayant horreur de voir tant de sang répandu pour une femme, ou, pour mieux dire, pour une louve, mirent les armes bas, & se promirent réciproquement de la quitter. En effet, ils se tinrent parole ; & quelque adresse dont elle se servît pour les rappeler, ils ne voulurent plus la voir. Elle en eut un chagrin d’autant plus grand, que personne n’osoit l’épouser, ni même devenir son amant, de crainte d’éprouver un sort semblable à celui de ces malheureux qui avoient été tués pour l’amour d’elle. Cependant les feux de la concupiscence qui l’embrasoient sans cesse, ne lui permettoient point de se passer d’homme ; & un jour, étant seule dans sa chambre, plus transportée de sa passion que jamais, un démon incube, sous la figure d’un beau garçon, s’apparut à elle, & lui fit offre de service. Elle l’accepta ; & toutes les nuits, il ne manquoit point de venir coucher avec elle. Comme elle l’aimoit passionnément, elle l’épousa, & en devint grosse. L’enfant dont elle accoucha avoit deux cornes au front. On me dira peut-être que les démons étant des esprits incorporels, n’engendrent point. Cela est très-vrai ; mais lorsqu’ils prennent la figure de femme, que l’on nomme succube, ils reçoivent la semence de l’homme, &, sous la forme d’incube, ils la donnent à la femme, & peuvent engendrer. De telles conjonctions naissent quelquefois des enfans merveilleux en force de corps & d’esprit. La chose n’est pas difficile à croire d’autant que les démons, sachant très-bien le temps qui est le plus propre à la génération, s’en servent avec adresse pour faire concevoir ces malheureuses.

De cette sorte fut engendré Merlin, qui a été estimé prophète entre les Anglois, & duquel les histoires d’Écosse & d’Angleterre racontent tant de merveilles. L’on tient qu’il fut conçu d’une femme de maison illustre, & d’un démon incube.

Jortande & Abbatius écrivirent que toute la nation des Huns vient de la conjonction des faunes, des satyres, ou démons incubes, avec des femmes magiciennes & enchanteresses, que Henri, roi des Goths, avoit chassées de son armée, étant campé près des marais méotides.

Paufanias raconte que les Candiots étoient tellement infectés des ombres de morts, ou, pour mieux dire, des démons qui sortoient des sépulcres, & venoient revoir leurs femmes, pour se rejoindre charnellement à elles, qu’ils ordonnèrent qu’on bruleroit les corps des hommes après leur mort.

Philostrate, en la vie d’Apollonius de Tyaner, rapporte qu’un jeune homme appelé Ménippus, disciple de cet Apollonius, s’en allant un jour de Corinthe en la ville de Ceuchrée, une lamie ou démon, en forme de très-belle femme, se présenta à lui, & le prenant par la main, lui dit d’un air gracieux, qu’elle étoit de nation phénicienne, & fort éprise d’amour pour lui ; que s’il vouloit lui rendre une mutuelle affection, ils vivroient heureusement ensemble, & qu’un bel homme comme lui, avec une femme comme elle, auroient les plus beaux enfans du monde. Elle ajouta qu’elle avoit une maison magnifique au faubourg de Corinthe, qu’elle lui montra du doigt, & qu’elle lui promettoit de lui faire entendre une musique charmante, boire de bon vin, manger tout ce qu’il y a de plus délicat ; & enfin lui donner tous les plaisirs imaginables. Ménippus, charmé de la beauté de cette femme & des espérances dont elle le flattoit, s’en alla sur le soir avec elle dans cette maison. Il y fut si bien reçu, qu’il continuoit tous les jours d’y aller, comme à la jouissance de toutes les délices. Apollonius le considérant un jour, & reconnoissant, à son aspect & à sa contenance, ce qui se passoit, comme il étoit un grand philosophe, ou plutôt un insigne magicien, il lui dit : Ô Ménippus, je vois bien que tu entretiens un serpent, & que tu en es entretenu. Voyant que Ménippus sourioit de ces paroles, il s’expliqua plus clairement : c’est, dit-il, que tu hantes une femme qui n’est point femme. Mais quoi ! penses-tu qu’elle t’aime ? Oui, très-fort, répondit Ménippus, & je la veux épouser demain. Eh bien, répliqua Apollonius, je me trouverai à la fête, & je te ferai voir comme tu es trompé. Apollonius étant donc venu au logis de ce démon où se devoient célébrer les noces, & voyant une grande quantité de vaisselle d’or & d’argent, toutes sortes de meubles précieux, grand nombre de cuisiniers, diverses viandes qui sembloient être délicatement apprêtées : Ô que voilà de belles choses ! dit-il : où est ta femme, Ménippus ? La voilà, répondit Ménippus. Apollonius se tournant vers les conviés : Vous voyez ici, leur dit-il, des jardins de Tantale, comme parle Homère, qui n’ont rien que l’apparence, de même que tous ces meubles magnifiques, & ce grand nombre de vaisselle d’or & d’argent. Il n’y a nulle matière en tout cela ; ce ne sont que des prestiges & des fantômes ; & cette belle épousée est une de ces empuses qu’on appelle lamies ou marmolycies, qui, sous prétexte d’amour, dévorent ceux qu’elles ont attirés par leurs charmes. Ce démon, cette femme pria d’abord Apollonius de changer de discours, & voyant qu’il n’en faisoit rien, elle invectiva contre ces philosophes ; mais lorsqu’elle vit évanouir tous ses meubles, elle feignit de pleurer, priant Apollonius qu’il ne l’affligeât pas d’avantage, & ne la contraignît point de dire qui elle étoit. Mais loin de la satisfaire, il la pressa tellement, qu’elle lui confessa qu’elle étoit une lamie qui avoit trompé Ménippus par des prestiges, pour ensuite le dévorer & le perdre. Ménippus, terriblement surpris de cette aventure, remercia Apollonius de lui avoir sauvé la vie, & n’eut plus de pareil amours.

Phlegon Trallien rapporte qu’une fille s’étant abandonnée à l’hôte de son père, & se voyant contrainte de quitter ses impudiques amours, en fut si outrée, qu’elle en mourut de regret, & fut enterrée publiquement. Six jours après son trépas, cet hôte étant retourné chez son père, elle l’alla trouver dans sa chambre, & coucha avec lui ; ils se firent des présens réciproques. Une nourrice ayant aperçu cela, le dit à ceux du logis. Tout le monde y accourut, & la fille étant surprise avec l’hôte, elle parla de cette sorte à ses parens : Vous, père & mère, pendant que je vivois, vous m’avez privée du contentement que j’aurois eu de demeurer trois jours avec mon ami ; mais vous en pleurerez, & je m’en retourne d’où je suis venue. En disant ces mots, le corps demeura tout étendu mort sur la place, & fut transporté à son sépulcre, qu’on trouva vide, si ce n’est qu’on y vit les présens que son ami lui avoit donnés depuis leur dernière entrevue. Sur quoi les augures & les devins ayant été consultés, furent d’avis de transporter ce cadavre hors de la ville, & de faire des sacrifices aux dieux, pour apaiser leur colère.

Hector Boëtius, dans son histoire d’Écosse, outre plusieurs exemples qu’il rapporte, touchant les incubes & les succubes, remarque que, dans la province de Marrée, une jeune fille de très-belle & d’illustre maison, qui avoit refusé de très bons partis en mariage, se laissa séduire par un démon incube, qui, sous la figure d’un beau jeune homme, la fréquentoit impudiquement ; de manière qu’enfin elle devint enceinte de ses œuvres. Ses parens voulant savoir qui l’avoit débauchée, elle leur dit que c’étoit un jeune homme d’une beauté & d’un esprit admirable, qui venoit ordinairement la nuit, & même quelquefois le jour dans son cabinet, sans qu’elle sût ce qu’il devenoit après, ni où il faisoit sa retraite. Les parens n’ajoutant pas beaucoup de foi à son discours, la firent observer par un femme de chambre ; si bien que le troisième jour après, étant avertis que le galant étoit avec leur fille, ils firent fermer les portes & les fenêtres de la maison, & ayant fait allumer des flambeaux, entrèrent dans le cabinet de la fille, & trouvèrent avec elle un monstre hideux & horrible, d’une stature sur-humaine. Ils en eurent tant de peur, que la plupart s’évanouirent, & les autres s’enfuirent, excepté un prêtre renommé, tant pour sa bonne vie que pour sa doctrine, lequel se prit à dire d’un ton haut : Et verbum caro factum est. Dans le même temps qu’il prononçoit ces mots, le démon fit des cris effroyables ; il sortit, en emportant le toit du cabinet, dont il brûla & consuma tous les meubles. La fille, par ce moyen, fut délivrée de ce diable, & trois jours après, elle accoucha d’un monstre qui fut étouffé & brûlé par la sage-femme.

Je crois, seigneur, qu’en voilà assez pour montrer que les incubes & les succubes ne sont pas des illusions & des chimères, mais des choses réelles & effectives, dont on ne peut douter. Revenons présentement à la dame que nous avons quittée, & disons que son démon incube lui ayant donné le moyen de devenir princesse, voulut qu’elle lui fit des sacrifices publics. C’est la coutume en ce pays-là de sacrifier au diable. Voici donc comme la dame fit le sien. Elle avoit dans sa maison une grande salle, dans laquelle on voyoit trois colonnes de terre, de trois ou quatre pieds de haut, posées en triangle, & éloignées l’une de l’autre d’environ une toise. Elle avoit engraissé un cochon qui devoit servir de victime, & qu’elle devoit elle-même égorger dans l’enceinte de ces colonnes. Les principaux de la ville & les personnes les plus riches des environs ne manquèrent pas de se trouver à cette cérémonie. Quand elles furent toutes dans la salle, la prêtresse se mit au milieu des trois colonnes, & commença à invoquer le diable, en prononçant certaines paroles mystérieuses avec de grands hurlemens, & une agitation effroyable de tout son corps. Divers instruments de musique l’accompagnoient, avec des sons qui varioient selon la différence des esprits qui sembloient tour-à-tour la posséder. Enfin, lorsqu’on vint à jouer un certain air, sacré parmi eux, la dame se leva, prit un couteau, égorgea le cochon, & se jetant avec fureur sur la plaie de cet animal, but de son sang tout fumant encore. Alors elle fit des cris & des prophéties, en menaçant l’assemblée des plus cruels châtiments de la part du démon qui l’inspiroit, si tous les assistans ne lui donnoient ce qu’elle demandoit : de l’or, de l’argent, des joyaux, du riz, de la toile, tout lui étoit bon. Elle imprimoit tant de terreur parmi ces foibles esprits, qu’elle tiroit quelquefois jusqu’à la valeur de trois ou quatre cents écus. Cela dura quelque temps de cette manière ; mais un frère qu’elle avoit, étant nouvellement arrivé de Portugal, où il s’étoit fait chrétien, sachant la vie abominable de sa sœur, voulut l’en retirer. Elle étoit assez disposée à suivre son conseil, lorsque son démon incube en ayant eu avis, lui fit mille reproches, & l’étrangla, lui disant qu’elle étoit à lui, puisqu’il l’avoit épousée. À l’égard de l’enfant, il ne lui fit rien d’abord ; il attendit qu’il fût plus grand, afin que sa conquête en fût plus belle. Et comme quelques années ensuite il se baignoit dans la mer, il l’enleva à la vue de plusieurs personnes qui s’y baignoient aussi. Voilà le sort malheureux de la mère & de l’enfant, qui nous apprend qu’il ne faut jamais avoir de commerce avec les démons, qui n’ont pour tout objet que la perte des personnes, & particulièrement de celles qui sont assez simples pour les croire. Fassent les dieux que l’horreur que j’en ai se répande sur toute la terre, & que ces malins & pernicieux esprits soient toujours renfermés dans les enfers, à souffrir non seulement tous les maux qui leur sont dus, mais encore tous ceux qu’ils veulent causer aux hommes, & qu’ils méritent eux-mêmes.

L’empereur Behram fut si content de toutes ces histoires, qu’il ne put s’empêcher d’en féliciter le nouvelliste, & de lui dire qu’il n’avoit jamais rien entendu de plus curieux. Comme il vit que cet homme étoit très-savant & plein de probité, il le prit à son service, & lui donna une pension considérable, afin qu’il pût vivre honorablement, & assister sa famille qui n’étoit pas riche. Cette générosité fut applaudie de toute la cour : elle fait voir que les dieux connoissent mieux nos besoins que nous-mêmes, & qu’il ne nous faut que ce qu’ils jugent nécessaire pour notre félicité & pour leur gloire.

L’empereur, sentant de jour en jour ses forces rétablies, alla le lendemain avec toute sa cour au cinquième palais, qui étoit peint, en dehors & en dedans, de rouge, de blanc & de vert. Ce prince & tous les seigneurs qui l’accompagnoient, étoient vêtus de la même couleur, & rien n’étoit plus beau, ni plus brillant que toute sa suite. La princesse, qui l’attendoit, ayant su son arrivée, le fut trouver dans son appartement. Il la reçut d’une manière si enjouée, qu’ils furent également charmés ; lui de la voir, parce qu’elle étoit très-belle ; & elle de l’entendre, parce qu’il avoit beaucoup d’esprit. Cependant quoique le plaisir d’être ensemble dût rendre leur conversation très-longue, elle ne dura pas plus d’une heure ; mais, pendant ce temps, ils se dirent cent choses divertissantes, & toutes plus agréables les unes que les autres ; ensuite la princesse s’étant retirée, l’empereur fit venir le cinquième nouvelliste, auquel il ordonna de lui raconter quelque aventure galante. Cet homme, qui en savoit une fort jolie, après avoir fait une profonde révérence, parla de cette manière.