REVUE
DE VOYAGES


VOYAGES DES CAPITAINES OWEN, STURT ET MORRELL.
— VOYAGES DE MM. ROZET ET LAPLACE


Si, vous trouvant au milieu de l’Atlantique, dans toute la solitude de la haute mer, vous apercevez, à l’horizon, une voile blanche qui se dessine à peine sur le fond du ciel, sans distinguer encore le bâtiment auquel elle appartient, vous pouvez hardiment parier quatre contre un que ce bâtiment est anglais, trois qu’il est américain (des États-Unis), deux qu’il est français, et une chance à peu près égale reste en faveur des autres nations maritimes. Cette proportion, dont tous les marins vous garantiront la réalité, ne se retrouve plus lorsqu’il s’agit de publications de voyages, et dans ce dernier cas, l’infériorité de la France devient effrayante. On n’exagérerait pas, en affirmant que, pour une relation qui se publie parmi nous, il en paraît dix en Angleterre. Il se trouve encore chez nos voisins une foule d’honnêtes gens qui, poussés par l’ennui, pendant une saison, dans les montagnes d’Écosse, à Paris, ou dans tout autre pays aussi neuf, ont le courage de faire part au public des profondes observations qu’ils ont faites pendant deux ou trois mois d’absence. Mieux que cela ; nous avons sous les yeux le récit d’un digne gentleman qui, ayant couru la poste en Hollande et en Belgique pendant dix-sept jours, vient de donner au public, à cette occasion, un volume de grosseur raisonnable, fort instructif, du reste, sur les filles d’auberge et les chevaux de poste. La plus grande partie de ce fatras reste heureusement dans le pays pour la consommation locale, et les voyages qui nous arrivent d’Angleterre sont ordinairement de quelque valeur. C’est ainsi que dans ces derniers temps nous en avons reçu un assez grand nombre sur la plupart desquels nous allons jeter en ce moment un simple coup-d’œil, nous proposant d’y revenir plus tard.

Le plus important est celui du capitaine Owen[1] qui a paru à Londres au mois de juin dernier, et qui contient les résultats d’une exploration de quatre années (1821-1826) sur les côtes de l’Afrique orientale, depuis la baie de Delagoa jusqu’en Arabie, à Madagascar, aux Seychelles, etc. Les lords de l’Amirauté, par ordre desquels cette expédition a eu lieu, sentant tous les dangers d’une pareille entreprise, principalement sous le rapport du climat, avaient mis à la disposition du capitaine Owen des moyens plus étendus qu’ils n’ont coutume de le faire en pareil cas. À la corvette la Leven, qu’il commandait, avaient été adjoints deux petits navires, le Barracouta et l’Albatros, qui ont été d’un grand secours pour pénétrer dans l’intérieur des rivières ; on lui avait donné en outre deux naturalistes pour faire des observations scientifiques, accessoire dont il faut savoir gré à l’amirauté anglaise, qui ne montre pas à cet égard le même esprit libéral que le gouvernement français. Malheureusement les prévisions de l’amirauté se sont réalisées : les deux naturalistes sont morts dans le cours de la campagne, et avec eux trente-cinq officiers et plus de cent matelots. Ce fait seul pourra donner une idée des dangers de cette expédition, qui, du reste, est une des plus belles dont puisse se glorifier la marine anglaise de notre époque. Les travaux du capitaine Owen et de ses compagnons prendront place à côté de ceux de Flinders et de King.

Immédiatement à la suite de ce voyage doit se placer, sous le rapport de l’intérêt, celui du capitaine Sturt dans l’Australie[2]. Les travaux de Wentworth, de P. Cunningham et surtout d’Allan Cunningham et d’Oxley avaient déjà fourni des notions assez étendues sur l’intérieur de ce continent, objet de tant d’hypothèses contradictoires. Le dernier de ces voyageurs, qui y a fait plus de cinq cents lieues dans ses diverses explorations, avait découvert une rivière considérable qu’il avait descendue depuis la vallée de Wellington jusque dans d’immenses marais où elle se perd à l’ouest. En septembre 1828, M. Sturt reçut du gouverneur l’ordre de vérifier la découverte d’Oxley ; il trouva, comme lui, que la Macquarie se perdait dans des plaines marécageuses sans issue : seulement ayant entrepris son voyage dans la saison sèche, il ne vit que l’emplacement des marais et de la rivière elle-même ; le sol était complètement desséché. Se dirigeant de là au nord-ouest, il arriva sur les bords d’une rivière inconnue, qu’il nomma la Darling et qu’il suivit pendant un long espace sans arriver à son embouchure. Il revint à Sydney après s’être avancé de près de quatre cents lieues dans l’intérieur. L’année suivante, M. Sturt reçut l’ordre de se rendre à Cambden et de suivre le cours de la Morumbidgee, qu’on soupçonnait se réunir à la Darling. Cette supposition ne se trouva vraie qu’en partie ; et il reconnut que la Morumbidgee, après un cours de plusieurs centaines de milles, se jette dans une rivière qui reçut le nom de Murray, et qui, un peu plus loin, reçoit les eaux jaunâtres de la Darling. Ainsi, réunies, les trois rivières vont se jeter à la mer près du cap Jervis, en traversant le lac Alexandrina. L’expédition revint sur ses pas, après avoir fait près de six cent cinquante lieues. L’ouvrage de M. C. Sturt est écrit simplement, avec une grande modestie, et contient des renseignemens précieux sur les naturels de l’intérieur de l’Australie.

Un autre ouvrage, publié récemment sur la même partie du monde, par un lieutenant de la marine anglaise, M. Breton[3], ajoute peu de chose aux connaissances positives déjà acquises sur ce pays. Les détails que donne M. Breton sur la Nouvelle-Galles du Sud, la terre de Van-Diémen et la colonie de la rivière des Cygnes pourront cependant être utiles aux émigrans de l’Angleterre pour lesquels il paraît avoir été spécialement composé. L’auteur est un observateur impartial des hommes et des choses ; mais soit qu’il y ait de sa faute, soit que l’occasion favorable lui ait échappé, ses renseignemens sont loin d’être aussi substantiels que ceux de ses prédécesseurs.

Nous n’avons fait encore que parcourir deux volumes très intéressans qui ont paru cette année, l’un à New-York[4], l’autre à Londres[5], et qui contiennent le récit de quatre voyages exécutés de 1822 à 1831 par le capitaine américain Benjamin Morrel. Quoique ces voyages fussent d’une nature commerciale, M. Morrel n’a pas perdu de vue l’utilité dont ils pouvaient être pour les sciences. Il a découvert quelques îles nouvelles dans le grand Océan, fait des relevés de côtes et des observations nombreuses sur les mœurs des naturels qui les habitent, ainsi que sur quelques parties de l’histoire naturelle. Son livre ne se ressent point du peu de succès de ses entreprises, et plus d’une aventure tragique y est racontée de manière à faire naître un sourire involontaire sur les lèvres du lecteur. Dans son premier voyage, le capitaine Morrel, visita, de 1822 à 1823, la côte de Patagonie, les îles Malouines et le Groënland austral. Le second le conduisit, en 1825 et 1826, sur les côtes occidentales de l’Amérique, depuis le Chili jusqu’à la Nouvelle-Californie ; le troisième, au cap de Bonne-Espérance ; et le dernier, qui a eu lieu de 1829 à 1831, à Manille, à la Nouvelle-Zélande, aux îles Fidji, dans les nouvelles Hébrides, etc. Le principal but de ce voyage était de recueillir ce singulier zoophyte, si recherché des Chinois comme un puissant aphrodisiaque, qu’il est devenu l’objet d’un commerce assez étendu, et que, chaque année, des flottilles entières de pros malais vont le pêcher sur la côte septentrionale de l’Australie et dans les îles environnantes. Le capitaine Morrell lui donne, nous ne savons pourquoi, le nom français de biche de mer, et le décrit de manière à faire voir qu’il s’en était formé une idée peu exacte : mais, dans ce qu’il en dit, on ne peut méconnaître une espèce d’holothurie. Le 24 mai 1830, il eut le malheur de découvrir, par les 30° 5′ 30″ lat. sud et 156° 10′ 30″ long. ouest (méridien de Greenwich), un groupe d’îles basses bien boisées et d’un sol fertile, habitées par une race d’hommes d’une couleur très foncée, guerrière, ne connaissant pas les armes à feu, d’un caractère paisible à en juger par ses discours, mais perfide et cruelle en réalité. Les biches de mer abondaient sur les récifs de corail qui ceignent ces îles ; et, tenté par l’espoir d’une pêche fructueuse, le capitaine Morrell ne put résister au désir de jeter l’ancre. Il eut une entrevue avec les naturels qui lui cédèrent un terrain où il bâtit une cabane, et il commença sa pêche. Malgré les arrangemens pris avec leurs chefs, les insulaires regardèrent bientôt l’établissement avec des yeux hostiles ; ils commencèrent d’abord par voler tout ce qui leur tombait sous la main, sans respecter même l’enclume du forgeron et le fer encore chaud qu’il venait de battre ; peu après, ils coururent un jour aux armes, poussèrent le cri de guerre, et attaquèrent le second du navire, M. Wallace, qui se trouvait en ce moment à terre avec seize hommes de l’équipage. Ceux-ci, quoique bien armés, ne pouvant résister à plusieurs centaines de guerriers qui fondaient sur eux avec fureur, battirent en retraite du côté du rivage. Treize d’entre eux furent tués en se défendant avec le courage du désespoir, et après avoir abattu quatre fois autant de sauvages ; les autres auraient également succombé, si un canot bien armé n’eût volé à leur secours et ne les eût recueillis. La fusillade qui protégeait cette opération, loin d’intimider les naturels, paraissait plutôt les exaspérer.

« Les sauvages, dit M. Morrell, étaient revenus de la terreur panique que leur avaient causée nos balles, et voyant que le reste de leur proie allait leur échapper, ils firent un dernier et furieux effort pour s’emparer du canot ; mais avant qu’ils pussent y arriver, il était déjà à flot. Une partie d’entre eux lui décochèrent une nuée de flèches, tandis que les autres couraient à leurs pirogues et se préparaient à le poursuivre. Tous leurs mouvemens indiquaient une résolution fermement arrêtée de s’emparer des fugitifs ou de périr dans l’entreprise. Le canot était surchargé, ayant dix-sept hommes à bord, dont quatre dangereusement blessés, et sa marche était nécessairement très lente ; aussi les pirogues le gagnèrent-elles promptement en vitesse. Aussitôt que les naturels furent à portée de fusil, nos hommes firent un feu meurtrier sur eux ; mais la chute de leurs compagnons, au lieu de détourner ces enragés de leur dessein, semblait les animer davantage. Le moment néanmoins approchait où leur curiosité sur les canons dont le pont de l’Antartic était couvert, allait être pleinement satisfaite. Ils avaient tant d’avantage sur le canot, que je commençais à regarder la destruction de celui-ci comme inévitable. Je fis virer la goëlette sur ses tables de manière à ce qu’elle présentât le flanc aux pirogues. Les canons étaient tous chargés à mitraille, et quand les naturels furent à portée, je fis signe à l’officier du canot de gouverner sur l’arrière de la goëlette, ce qui mit à découvert toutes les pirogues au nombre de vingt. Dans ce moment critique, l’Antartic ouvrit son feu sur la flotille des sauvages et lui envoya une grêle de mitraille qui mit deux pirogues littéralement en pièces. »

Une brise fraîche s’étant levée, le capitaine Morrell fit voile pour Manille, renforça son équipage, emprunta une somme considérable pour continuer sa pêche des biches de mer, et, prenant sa femme avec lui, retourna près de ces îles qu’il avait découvertes, et qu’il nomme, non sans raison, îles du massacre. Il eut d’abord à repousser une attaque aussi furieuse que la première, ce qu’il fit le plus humainement possible. Mais étant entré en négociation avec les chefs, il acheta d’eux une petite île sur laquelle il éleva une espèce de fort et une maison pour préparer les biches de mer. Les choses se passèrent ainsi amicalement pendant un certain temps. Dans cet intervalle de repos, le capitaine fut rejoint d’une manière inattendue par un matelot nommé Léonard Shaw, qui avait survécu au massacre de Wallace et de ses camarades, un chef qui lui avait fracturé le crâne d’un coup de casse-tête, l’ayant épargné pour en faire son esclave ; on l’avait obligé à aller nu et à se peindre le corps ; et au bout d’un certain temps, on lui avait ordonné de s’engraisser et de se mettre en état d’être mangé, car il paraît que ces naturels sont anthropophages. Le récit des souffrances de ce malheureux, tout sérieux qu’il est au fond, a un côté qui peut prêter à rire :

« Pour surcroît d’indignités, et comme si la coupe de mes malheurs n’eût pas été pleine jusqu’aux bords, les plus jeunes de ces démons commencèrent à attaquer ma barbe et mes moustaches, et à les arracher par grosses mèches ; ils ne cessèrent de se livrer à ce jeu infernal, que lorsque dans l’agonie de mon ame, je les eus priés, avec des paroles qui eussent attendri le cœur d’un cannibale, de m’accorder l’humble privilège de m’infliger à moi-même cette horrible torture. On eut quelque pitié de moi, et cette grace me fut accordée. Je portais, à l’époque où je fus fait prisonnier, de superbes moustaches, longues, soyeuses et bien fournies, et ma barbe ne leur cédait en rien, n’ayant pas été rasée depuis ma sortie du navire. Je résolus de les arracher poil à poil de mes propres mains et à l’aide d’une paire de coquilles tranchantes en guise de pinces, plutôt que de me soumettre à la méthode outrageuse employée par mes persécuteurs pour m’en dépouiller ; chaque poil que j’arrachais me tirait les larmes des yeux ; chaque effort faisait courir un frisson dans tout mon corps, comme si on m’y eût enfoncé un paquet d’aiguilles, et pendant que mes yeux étaient inondés de larmes que la douleur en faisait si cruellement sortir, le sang ruisselait sur mes joues et mon menton. Cette torture que j’étais obligé de me donner à moi-même, afin d’éviter qu’elle me fût donnée plus brutalement par d’autres, dura quatre jours. Mais pendant que cette foule d’énormités s’accumulait ainsi sur moi, une autre, non moins barbare, les rendait encore plus insupportables. Cette dernière, c’était la faim ! Je n’avais absolument pour nourriture que les nageoires et les os des poissons qui venaient de passer sur la table du Henneen , le chef dont j’étais l’esclave, et même n’en ayant pas en assez grande quantité pour vivre, je devins peu à peu un véritable squelette. Ayant découvert que les rats de l’île faisaient bombance sur les restes qu’on me refusait, et s’engraissaient pour l’avantage des chefs qui les mangeaient à leur tour, je dressai mes batteries pour m’emparer de quelques-uns de ces morceaux choisis. On m’avait fait savoir que c’était un crime irrémissible que de tuer un rat ; mais ma position était si désespérée, que je n’hésitai pas à compromettre ma vie d’un côté pour la conserver de l’autre. Dans l’obscurité de la nuit, je fis tomber dans mes pièges plus d’un gras coquin, et je m’en régalai avec plus de délices que le plus orgueilleux monarque n’en a jamais éprouvé, assis à un festin des mets les plus rares et entouré de toutes les pompes du pouvoir suprême. Les rats seuls m’ont empêché de mourir de faim, et pour leur en témoigner ma reconnaissance, je déclare que je me suis séparé d’opinion de cette partie du genre humain qui fait une guerre d’extermination à leur malheureuse race. Je me porte garant des bonnes qualités de l’espèce : j’en ai fait l’épreuve. »

Les chefs des diverses îles ayant réuni leurs forces, attaquèrent de nouveau l’établissement : l’intrépide capitaine les dispersa et en tua un bon nombre ; mais ayant perdu tout espoir de continuer paisiblement sa pêche, il quitta la partie, et revint dans sa patrie un peu moins riche qu’il n’en était parti. Mistress Morrell, qui avait accompagné son mari dans ce dernier voyage, raconte d’une manière simple et touchante les souffrances qu’elle a éprouvées, dans un volume à part.

Nous avons également sous la main plusieurs ouvrages relatifs aux États-Unis, qui ont paru récemment en Angleterre[6]. Les livres sur ce pays abondent depuis quelques années, et le sujet est devenu si banal, qu’à moins d’un mérite spécial, ils passent inaperçus comme les innombrables tours en France ou en Italie que nos voisins ne se lassent pas d’enfanter. La plupart des ouvrages dont nous parlons, sont dus en effet à de simples touristes, et signaler le mérite particulier à chacun d’eux serait une tâche oiseuse. Le meilleur nous paraît être celui de M. Finch, qui offre des détails assez complets sur la littérature transatlantique, si peu connue en France, et dont la Revue s’occupera quelque jour ; le plus amusant, celui de M. Thatcher, sur les Indiens : ce dernier a été composé pour la jeunesse.

Une dame a essayé récemment de faire, pour les Indes occidentales anglaises, ce que mistress Trollope a exécuté pour les États-Unis, un tableau des mœurs domestiques et de la société des planteurs des Barbades, Antigoa, etc.[7]  ; mais bien différente de son modèle, mistress Carmichael a tout vu sous l’aspect le plus favorable. Son livre est non-seulement une réfutation de tous les faits imputés aux planteurs par les sociétés pour l’abolition de l’esclavage ; mais peu s’en faut qu’elle ne fasse de ses cliens autant de bergers du Lignon : on est, en vérité, tenté d’envier le sort des nègres, après avoir lu mistress Carmichael. Que cette dame eût simplement essayé de rectifier les idées exagérées qui existent chez beaucoup de bons esprits à cet égard, nous n’aurions qu’à applaudir, car, ayant vu la chose de près, nous sommes de son avis sur certains points ; mais son ouvrage ne tend pas à moins qu’à une justification du principe de l’esclavage, et malgré un talent littéraire très réel, les argumens de l’auteur sont de même force que ceux de M. Achille Murat sur la même matière, une suite de sophismes que ni le cœur ni la raison ne peuvent approuver.

Quoique nous parlions ici de voyages où les choses sont prises du côté positif et sérieux ; c’est peut-être le moment de rappeler qu’un de nos compatriotes, jeune homme de dix-huit ans, traversait naguère les États-Unis, depuis New-York jusqu’aux frontières du Mexique, avec une ame ouverte à toutes les impressions des grandes scènes de la nature vierge. De retour en France, M. Théodore Pavie a jeté dans un livre tout ce qu’il avait éprouvé d’émotions dans son voyage, puis, sans attendre l’éloge ou le blâme de la critique, il est reparti pour l’Amérique. Il parcourt en ce moment les provinces du Rio de la Plata. Quelques-uns trouveront beaucoup à reprendre dans les Souvenirs atlantiques[8] ; l’auteur s’est peut-être mal posé, et ses sensations propres occupent trop de place, mais il est bien inspiré quand il peint les forêts, les grands fleuves des États-Unis et leurs solitudes qui diminuent chaque jour devant les progrès d’une industrie gigantesque. Ensuite à côté de ces tableaux poétiques, se trouvent des pages d’un autre ordre d’idées qui sont d’une portée au-dessus de son âge. Nous regrettons de ne pouvoir citer, entre autres, un chapitre de considérations générales sur les mœurs et le caractère des habitans des États-Unis, chapitre où l’auteur se trouve, pour le fond des idées, d’accord avec mistress Trollope, mais avec moins de causticité et plus de sympathie pour les Américains.

Nous répétons que, plus tard, nous reviendrons sur la plupart de ces ouvrages. Cette fois nous nous bornerons à jeter un coup d’œil sur deux qui nous touchent de plus près, le Voyage dans la régence d’Alger par M. Rozet, et celui de la Favorite autour du monde sous les ordres de M. Laplace.

Depuis l’occupation d’Alger par notre armée, on a beaucoup écrit sur ce pays, et les discussions assez vives qui ont eu lieu sur le meilleur moyen de le coloniser, si elles n’ont pas encore décidé la question, ont du moins servi à nous donner des notions étendues sur le sol, les productions, les mœurs des habitans, etc. L’ouvrage de M. Rozet n’arrive pas moins à temps ; il peut tenir lieu de tout ce qu’ont dit ses devanciers, dont il confirme les assertions dans ce qu’elles ont d’exact, et qu’il redresse lorsqu’elles sont erronées. À la manière réfléchie dont il a été fait, il est à regretter qu’il embrasse une si petite étendue de pays. L’espace, en effet, n’est pas très considérable : à l’est le cap Matifou qui est aux portes de la ville ; au sud Medeyah, et à l’ouest Oran où l’auteur s’est rendu par mer. M. Rozet n’a vu, en un mot, que le terrain qu’ont parcouru nos soldats.

Nous passons sous silence le premier volume, consacré tout entier à la description physique du pays ; un coup d’œil jeté sur une carte en apprendra plus au lecteur que tout ce que nous pourrions en dire. Le second contient l’histoire détaillée des diverses races d’hommes qui habitent la Régence, en prenant le mot race, non dans le sens rigoureux qu’il a dans le langage scientifique, mais en entendant par là des groupes d’individus dont les caractères physiques, les mœurs et les usages diffèrent assez pour que cette différence puisse être saisie au premier aspect. M. Rozet reconnaît sept de ces races qu’il classe suivant leur ancienneté dans le pays ; ce sont les Berbères, les Maures, les Nègres, les Arabes, les Juifs, les Turcs et les Koulouglis.

Les Berbères ou Kbaïles (Cabyles) sont les anciens Numides dont les mœurs, décrites par Salluste, sont encore aujourd’hui ce qu’elles étaient lors de la guerre de Jugurtha. Répandus le long du petit Atlas, depuis Tunis jusque dans le royaume de Maroc, ils ont résisté à tous les efforts qu’ont faits les Romains, et après eux les Turcs pour les dompter. Ces derniers même les redoutaient tellement que jamais ils n’osaient les poursuivre dans les montagnes. De nos jours encore leurs habitations dispersées par petits groupes isolés dans les montagnes, leur vie demi-pastorole, demi-agricole, leur industrie assez avancée, leur manière de faire la guerre, et leur indomptable esprit de rapine, sont absolument les mêmes qu’il y a deux mille ans.

Les Berbères forment, en un mot, le peuple le plus tranché de tous ceux qui habitent la Régence, et celui qui opposera le plus d’obstacles à la colonisation. Les Maures, qui composent la majeure partie de la population, étant restés dès l’origine sur les bords de la mer, tandis que les Berbères s’étaient retirés dans l’intérieur, ont des mœurs plus douces, et se sont laissé subjuguer par les divers conquérans qui ont paru dans le nord de l’Afrique. Leur race primitive s’est altérée par des alliances, non-seulement avec leurs vainqueurs, mais encore avec les Européens qui venaient s’établir dans le pays, et qui, après avoir embrassé l’islamisme, épousaient toujours des Mauresques. Il n’existe plus qu’un petit nombre de familles qui, étant restées pures de tout mélange, ont conservé leur type originel. M. Rozet affirme qu’il ne faut pas compter sur les hommes de cette race pour la colonisation du pays ; il les peint comme ayant tous les vices des Berbères, sans posséder leur activité, leur courage et leur hospitalité ; en un mot, sans industrie ni aucune bonne qualité quelconque ; nous prenons simplement note, en ce moment, de cette assertion sur laquelle nous aurons occasion de revenir en parlant du plan proposé par M. Rozet pour coloniser la Régence.

Les Nègres y jouent le même rôle que partout ailleurs, hors de leur patrie. Amenés du centre de l’Afrique par les caravanes, depuis un temps immémorial, ils sont assez nombreux, et ceux qui sont esclaves jouissent, en général, d’un sort assez doux sous leurs maîtres auxquels ils sont très attachés : les autres qui sont libres, s’adonnent à la culture ou exercent en ville différens métiers.

En parlant des Arabes, les derniers conquérans de l’Afrique septentrionale, M. Rozet n’a pas exposé avec une clarté suffisante comment, de maîtres du pays, ils sont insensiblement tombés au niveau des peuples qu’ils avaient vaincus, et subissaient comme eux le joug des Turcs, sans avoir fait aucun effort particulier pour s’y soustraire. Tel a été, du reste, le sort de ce peuple partout où il a porté ses armes victorieuses ; sur la côte orientale d’Afrique, à Madagascar comme en Barbarie, il a perdu peu à peu l’influence que lui donnait sa civilisation, pour tomber dans l’ignorance et dans l’avilissement, tout en conservant les caractères particuliers à sa race. Ceux d’Alger témoignent le plus profond mépris pour les Maures, et n’offrent dans leurs mœurs aucune différence sensible avec leurs compatriotes d’Égypte et d’Arabie. Comme eux, ils se sont divisés en deux classes distinctes ; l’une, attachée au sol et cultivant la terre ; l’autre, nomade, promenant çà et là ses troupeaux et rançonnant les voyageurs.

Les Juifs d’Alger racontent sur leur établissement dans le pays un miracle des plus étranges, et dans le goût de ceux dont est rempli le Talmud ; à part cela, ils ressemblent, sous tous les rapports, aux autres Juifs établis dans les contrées où règne l’islamisme ; ils jouissaient à Alger des mêmes immunités et subissaient les mêmes avanies qu’à Smyrne ou Constantinople. Des Turcs et des Koulouglis nous ne dirons qu’un mot. La manière dont les premiers se sont emparés de la Régence est bien connue. Ils exerçaient sur les habitans le même despotisme et les mêmes exactions que dans la Grèce et dans l’Asie-Mineure ; mais en même temps ils avaient conservé quelque chose de la loyauté de leurs compatriotes d’Europe. Aussi lorsqu’ils se sont embarqués, lors de la prise de la ville, ont-ils été regrettés par les autres classes de la population, qui avaient pour eux une sorte de vénération mêlée de terreur. Les Koulouglis sont les descendans des Turcs qui s’étaient alliés avec des femmes maures. L’opinion les distinguait ainsi des enfans d’un Turc et d’une esclave chrétienne qui conservaient le rang de leur père. Les Koulouglis forment une belle race d’hommes, abandonnée aux mêmes vices que les Maures, mais avec des mœurs plus polies et plus efféminées. Ils n’exercent aucune profession et vivent paisiblement de la fortune que leur ont laissée leurs pères, fortune qui provient en grande partie des bénéfices faits dans la piraterie.

On avait prétendu, et entre autres dans un écrit officiel[9], que la Régence était remplie de chrétiens esclaves exposés aux plus rudes traitemens. Cette assertion s’est trouvée complètement fausse. Il n’existait dans le bagne d’Alger, lorsque nous y entrâmes, qu’une vingtaine d’esclaves chrétiens, et en liberté, deux ou trois aventuriers qui étaient venus chercher fortune dans le pays. Tous les chrétiens établis depuis long-temps dans la Régence, et qui avaient embrassé l’islamisme, sont restés fidèles à leur nouvelle religion, et nous ont accueillis sans plus d’empressement que les Maures eux-mêmes, ce qui, soit dit en passant, n’est pas d’un heureux augure pour la conversion des vrais musulmans, si jamais on s’en occupe.

Dans son troisième volume, qui n’est pas moins complet que le précédent, M. Rozet décrit avec un soin minutieux les environs d’Alger et d’Oran, une partie de la plaine de la Metidjah et Medeyah. Pour les autres points qu’il n’a pu visiter, tels que Colia, Miliana, Constantine, etc., il donne les renseignemens qu’il a obtenus de gens du pays dignes de foi. Cette partie, entièrement topographique et peu susceptible d’analyse est suivie de détails curieux sur le gouvernement d’Alger. Ce gouvernement était, comme on sait, d’une simplicité extrême : le dey, élu par la milice turque, absolu tant qu’il vivait, mourait rarement dans son lit. Ceux qui lui arrachaient le pouvoir avec la vie cessaient ordinairement d’être d’accord lorsqu’il s’agissait de lui donner un successeur. Chaque parti proposait son candidat, et l’on s’égorgeait jusqu’à ce que la faction la plus forte mît les autres à la raison. C’est ainsi qu’on a vu cinq deys élus et massacrés dans un même jour, et les combattans, las de carnage, s’en rapporter au sort pour se donner un souverain. Les complots contre la vie du dey avaient été long-temps d’autant plus faciles, qu’il habitait dans le bas de la ville un palais sans défense. Ce ne fut qu’en 1816, qu’Aly-Pacha, prédécesseur de Hussein-Pacha, s’établit dans la Kasba, où, entouré d’hommes dévoués, il brava les janissaires. Hussein-Pacha n’était pas sorti depuis dix ans de la Kasba quand nous avons mis fin à son règne.

Les revenus du dey se composaient principalement des produits de la piraterie, des cadeaux que lui envoyaient les puissances européennes, des impôts qu’il levait sur ses sujets, des droits de douane, du monopole de certaines marchandises, et des tributs que lui payaient les trois beys d’Oran, de Titerie et de Constantine. Les livres de la Régence trouvés dans la Kasba ont fourni pour ce dernier article des chiffres précis qui établissent, d’une manière positive, le revenu de chacune de ces provinces. Le bey d’Oran, par exemple, payait 622,000 fr. ; celui de Constantine, 778,000 fr., y compris les cadeaux faits aux ministres, aux officiers du palais, aux femmes du harem, etc. Chaque bey apportait en personne son tribut, et au retour, pour se couvrir de ses dépenses, mettait sa province au pillage et rançonnait tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Toute la population fuyait alors comme devant l’invasion d’un ennemi. M. Rozet attribue, avec raison, à un pareil régime la dépopulation du pays et le peu de confiance que les habitans, sans cesse pillés et opprimés, ont montré jusqu’ici dans nos promesses.

La justice et l’administration, telles qu’elles existent en Turquie, se retrouvaient dans la Régence, mais simplifiées encore et avec cette naïveté de despotisme, qui n’a jamais atteint sa perfection que sur le sol africain. Nous passons à regret sur ce que dit à cet égard M. Rozet, pour arriver à ses moyens de colonisation par lesquels il termine son ouvrage.

Il serait difficile d’énumérer tous les plans de ce genre qu’a fait éclore depuis trois ans l’occupation de la Régence. Chacun a dit son avis, militaires, administrateurs, hommes qui avaient été sur les lieux, faiseurs de projets qui n’avaient pas quitté leurs foyers : tous, sans exception, ont protesté contre la pensée de jamais abandonner notre conquête, et en cela, ils ont été les fidèles interprètes du pays, dont la voix est unanime à cet égard. Pour notre part, nous avons lu attentivement la totalité, ou peu s’en faut, de ces projets, et tout en étant d’accord avec leurs auteurs sur le principe en lui-même, nous ne croyons pas l’exécution tout-à-fait aussi facile que certaines personnes paraissent le croire. Tous les systèmes proposés jusqu’à ce jour, quelle que soit la forme sous laquelle ils se déguisent, se réduisent, au fond, à deux : l’un, qui renferme une violence plus ou moins couverte, et que l’auteur d’un des derniers écrits sur Alger[10] a appelé énergiquement système d’extermination ; l’autre, qui veut procéder par la douceur et qui propose, comme modèle à suivre, la conduite de l’Angleterre aux Indes orientales.

Les partisans du premier, qui sont en majorité, et qui dominent, à ce que nous croyons, sur les lieux, considèrent la Régence comme une table rase ; ses habitans sont à peu près à leurs yeux ce qu’étaient à ceux des Espagnols les peuplades indiennes qui erraient dans les forêts de l’Amérique, et que le premier venu pouvait chasser de leur patrie en y plantant une croix. Renouveler en masse la population du pays en y transportant des Européens, répartir les terres entre ces derniers de manière à en faire en quelque sorte une province de la France, tel est le but qu’ils se proposent, et que les plus sincères d’entre eux avouent hautement avec toutes ses conséquences. Tous néanmoins n’en sont pas là : ceux moins francs, ou qui ont reçu cette faculté si commune de franchir, les yeux fermés, l’intervalle qui sépare une idée de sa réalisation, se déguisent à eux-mêmes les moyens qu’il faudrait employer pour atteindre le but qu’ils désirent, sans songer que l’inévitable logique des évènemens les amènerait bientôt au même point que les premiers. Au nombre des hommes dont nous parlons, nous paraît être M. Rozet, sur l’humanité et les bonnes intentions duquel nous n’entretenons aucun doute, mais qui outragerait singulièrement la première si son plan de colonisation était suivi. M. Rozet regarde comme impossible de jamais civiliser les Berbères ; il dit même positivement, en parlant de quelques tribus, qu’on pourrait bien être obligé de les exterminer ; il n’a pas meilleure opinion des Maures, des Arabes et des Koulouglis ; des Juifs, on ne peut guère en tenir compte ; restent donc les Nègres, qui ne sont bons à rien, et les Turcs, qui composent la partie la plus minime de la population. De cette impossibilité de civiliser la presque totalité des habitans on peut déjà tirer une conclusion toute naturelle. Voici maintenant en substance comment M. Rozet veut qu’on procède pour se rendre maître du pays.

Aujourd’hui le rayon du terrain que nous occupons autour d’Alger n’a pas trois lieues de longueur, et il est encore moindre sur les trois ou quatre autres points de la côte où nous avons garnison. Jusqu’à présent, on s’est trop hâté de s’avancer dans l’intérieur, lorsque, par exemple, on a poussé jusqu’à Medeyah, ou que l’on a établi à quelques lieues d’Alger une ferme modèle, exposée aux attaques continuelles de l’ennemi. Dans l’un et l’autre cas, nous avons échoué et perdu beaucoup de monde. Au lieu d’agir ainsi, M. Rozet voudrait que l’on commençât par s’emparer de tous les lieux de la côte capables de recevoir une garnison de deux mille hommes, et qu’on créât autour de chacun d’eux des cercles de colonisation protégés par des redoutes, dans lesquels on installerait au fur et à mesure des colons européens. Dans le principe, ces cercles ne pourraient communiquer les uns avec les autres que par mer ; mais, en s’agrandissant, ils finiraient par se joindre, et, après un certain nombre d’années, on aurait une grande bande colonisée qui s’étendrait le long de la côte et qui s’avancerait insensiblement vers l’intérieur. Aujourd’hui notre armée nous coûte vingt millions par an ; le projet de M. Rozet en coûterait, selon lui, soixante, plus six mille hommes tombés sous les coups de l’ennemi ou morts de maladie ; en dix ans, temps nécessaire pour l’exécution de ce plan, six cents millions et soixante mille hommes. M. Rozet pense qu’à la rigueur la France pourrait à elle seule faire cette dépense, mais que vu qu’il est de l’honneur et de l’intérêt de toutes les nations de l’Europe d’arracher l’Afrique à sa longue barbarie, toutes devraient concourir à cette œuvre généreuse et envoyer sur les lieux des colons sur lesquels la France aurait la haute-main. Le but atteint, on se partagerait à l’amiable le pays, et chaque puissance en recevrait une part proportionnelle à sa mise en hommes et en argent. L’abbé de Saint-Pierre n’eût pas trouvé mieux.

Nulle part dans ce projet il n’est parlé d’extermination ; mais il ne faut pas un coup d’œil bien perçant pour voir qu’elle en ressort d’une manière fatale. Les terrains compris dans les cercles de colonisation appartiennent apparemment à quelqu’un, et, si vous les distribuez à des colons européens, que deviendront ceux qui les cultivent maintenant ou qui y paissent leurs troupeaux ? De deux choses l’une : ou ils se feront tuer en les défendant, ou, rejetés au-delà de l’Atlas, ils trouveront dans les déserts une mort inévitable. C’est là le véritable point de la question, celui que M. Rozet aurait à aborder franchement. Le gouvernement français, a-t-on dit récemment, n’a point de terres à donner à Alger, pas plus qu’il n’en aurait à distribuer en Espagne, où il y a aussi d’immenses terrains vagues, s’il en avait fait la conquête. Les biens qu’il a sous la main dans les environs d’Alger sont en petit nombre, et, hors ceux qui appartenaient au dey, sont simplement sous le séquestre et non pas irrévocablement confisqués. Ce fait, qui étonnera plus d’une personne, a été établi par M. Pichon dans son ouvrage cité plus haut, d’une manière qui nous paraît sans réplique. De là, sans doute, l’espèce d’hésitation qu’a mise jusqu’à ce jour le gouvernement à favoriser les entreprises particulières qui se sont présentées pour coloniser la Régence, et qui l’a fait accuser de vouloir l’abandonner quelque jour.

Puisque l’humanité s’oppose à ce que nous exterminions les habitans de la Régence, ou que nous les dépouillions de leurs terres, ce qui reviendrait au même, nous n’avons pas d’autre choix que celui d’adopter le système de douceur à leur égard : mais ici se présentent d’autres difficultés, et nous ne pouvons trouver juste la comparaison que font les partisans de ce système entre la tâche que nous avons à remplir à Alger et celle des Anglais dans l’Inde. Ces derniers ont eu bon marché d’un peuple timide qui n’a jamais su résister à aucun des conquérans qui ont voulu le soumettre, tandis que nous avons affaire à une race d’hommes indomptables qui ont fatigué jusqu’à la puissance romaine elle-même. Les exemples d’humanité qu’ils ont donnés dans ces derniers temps ne sont pas encore assez nombreux pour détruire une expérience de vingt siècles. Ensuite tout n’est pas tellement à admirer dans l’histoire de la domination anglaise dans l’Inde, qu’on puisse la proposer comme un modèle à suivre ; sans lui reprocher certaines pages de cette histoire qu’elle-même, au reste, voudrait pouvoir en retrancher, s’est-elle montrée bien ardente à communiquer aux Hindous une partie de ce dépôt sacré de civilisation et de dignité humaine qui lui a été remis entre les mains ; et serait-ce aller trop loin que de dire que les Hindous ont été pour elle ce qu’est la bête de somme à qui, après la fatigue du jour, on accorde la litière et le repos de la nuit, afin qu’elle puisse porter la charge du lendemain ? Nous ne le croyons pas, et la preuve, c’est que si aujourd’hui elle disparaissait de l’Inde, demain il ne resterait pas trace de son passage, et que l’Inde redeviendrait ce qu’elle était du temps d’Alexandre.

Cette absence de prosélytisme est précisément ce qu’admirent le plus les hommes qui veulent importer à Alger le régime de l’Hindoustan, sans songer que là où n’a pas lieu cette sublime communication de religion et de mœurs entre le vainqueur et le vaincu, entre le fort et le faible, il n’y a plus que simple superposition de deux peuples et exploitation plus ou moins brutale de l’un par l’autre. Quelques-uns poussent cette horreur du prosélytisme si loin, que non-seulement ils ne veulent pas qu’on fasse rien pour substituer dans la Régence le christianisme à la religion de Mahomet, mais encore qu’ils trouvent mauvais qu’on ait francisé les noms des rues d’Alger, et que la langue arabe cède le pas à la nôtre. Dans le grand fait accompli en 1830, ils paraissent n’avoir vu que la destruction d’un nid de pirates, un accroissement de territoire pour la France, et je ne sais quel échange de produits d’où doivent résulter pour nous de gros bénéfices. Nous croyons, au contraire, que sans l’esprit de prosélytisme sagement dirigé, ces avantages matériels eux-mêmes finiront par nous échapper un jour, et qu’il nous adviendra ce qui est arrivé à l’Espagne, qui, deux fois maîtresse d’Oran, l’a deux fois abandonné, en le vendant honteusement la seconde ; ou que, pour prix de tant de sang et de trésors, nous devrons nous estimer heureux s’il nous reste un point purement militaire, un nouveau Gibraltar. La solution de ces questions et de bien d’autres qui en découlent est, du reste, pendante en ce moment. Espérons que la commission qui vient d’examiner les lieux saura concilier à la fois les intérêts de la civilisation en général et l’honneur du pays.

L’ouvrage de M. Rozet doit être lu de tous ceux qui veulent se former une idée exacte du territoire d’Alger ; il est simplement écrit, parfois avec un peu de négligence, mais substantiel et aussi complet qu’on peut l’exiger aujourd’hui. Un atlas lithographié, dont nous n’avons pas encore parlé, accompagne le texte et contient des vues du pays, des costumes, armes, monnaies, etc.

Le Voyage de la Favorite clot, pour le moment, cette suite brillante d’expéditions maritimes que la France a entreprises depuis la paix, à des époques si rapprochées qu’elles paraissent n’en faire qu’une seule, poursuivie par des hommes différens, mais animés d’une égale ardeur pour le service du pays et pour la science. Les résultats obtenus par les trois plus célèbres, celles de l’Uranie, la Coquille et l’Astrolabe, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de les rapporter ici. La Favorite, en partant pour une campagne de circumnavigation, ne pouvait avoir la mission de recommencer ce qui avait été si bien exécuté par les habiles capitaines de ces trois bâtimens et par d’autres encore. Elle était destinée spécialement à montrer le pavillon protecteur de notre commerce dans des parages où il est à regretter qu’il paraisse si rarement, et à compléter les travaux hydrographiques exécutés de 1824 à 1826, par la Thétis et l’Espérance, sur les traces desquelles ses instructions lui enjoignaient de repasser. Partout la Favorite a dignement accompli sa tâche ; sa présence dans des parages où notre commerce n’a plus conservé qu’une ombre de son ancienne splendeur, a été utile à nos négocians ; des points dangereux des mers de l’Inde et de Chine ont été relevés par elle avec cette perfection propre à l’hydrographie française, et qui a placé si haut dans l’estime des marins du monde entier les noms des Roussin, des Freycinet, des Bougainville, des Dumont-d’Urville, etc. ; enfin, quoique n’ayant point reçu de naturalistes spéciaux à son bord, elle a payé son tribut aux sciences, grâces au zèle de son chirurgien-major, qui a présenté au retour, au Jardin-des-Plantes, un assez grand nombre d’objets précieux qui ont pris place à côté de ceux recueillis par ses prédécesseurs.

Nous avons entendu des esprits difficiles reprocher à la relation de ce voyage, de ne pas avoir une allure assez scientifique, de trop viser à plaire au lecteur, en un mot d’être trop littéraire. Cette accusation est, au fond, un éloge indirect pour M. Laplace. Venu le dernier dans une carrière où tant de rivaux redoutables ont amplement moissonné, M. Laplace a agi en homme d’esprit ; il a fait autrement qu’eux, sans rien ôter de leur mérite à ses travaux ; les termes de marine, les détails de manœuvres, de vents, de routes, etc., toutes choses qui font le désespoir des lecteurs étrangers au métier, ont disparu du récit pour aller se réunir à la fin de l’ouvrage, où celui qui aura besoin de les consulter les trouvera dans toute leur nudité scientifique. Il ne reste plus pour l’homme du monde que les observations de mœurs, les faits historiques, les descriptions de lieux célèbres, seuls détails qui soient de sa compétence. Ce secret est bien simple, et c’est faute d’en avoir fait usage que bien des voyageurs, d’un grand mérite d’ailleurs, ont trouvé le public un peu froid.

Nous ne suivrons point la Favorite dans sa traversée de Toulon, d’où elle partait le 29 décembre 1829, jusqu’à son arrivée à Maurice et Bourbon dans les premiers jours d’avril de l’année suivante. Deux de ces ouragans qui, dans ces parages, bouleversent les élémens aux changemens de moussons, l’accueillaient à son arrivée et lui faisaient subir les premières épreuves de sa longue campagne. Maurice et Bourbon, dont la plupart des voyageurs dédaignent de parler, et qui sont peut-être moins connus de la généralité des lecteurs que la nouvelle Hollande, ont fourni à M. Laplace quelques pages brillantes où leur état actuel et les causes qui l’ont amené sont peints avec une rare vérité. Ces deux îles presque également célèbres, sœurs jumelles élevées par la France, mais inégalement partagées par la nature qui a donné à l’une un port et de nombreux abris pour les navires qui viennent la visiter, à l’autre une ceinture de corail et des flancs escarpés qui semblent repousser les navigateurs, sont arrivées aujourd’hui au même point par des causes à peu près pareilles. Maurice, privée, pendant les guerres de l’empire, de communications avec l’Europe, vit ses ports se rouvrir dans les premières années de la paix ; ses produits, montés subitement à des prix élevés, amenèrent la fortune parmi ses habitans ; à la suite de celle-ci vint le luxe dont les Anglais, ses nouveaux maîtres, lui donnaient le fatal exemple, et qui fit disparaître, sous des dehors brillans, l’heureuse aisance dont elle jouissait autrefois, Les somptueux équipages remplacèrent les palanquins jusqu’alors en usage ; de magnifiques demeures, les modestes habitations ; des routes commodes, et percées à grands frais les chemins de difficile abord. Puis vint la passion des entreprises hasardeuses qu’accrut encore une foule d’aventuriers chassés d’Europe par le mauvais état de leurs affaires. Les anciennes plantations furent arrachées et firent place à celles des cannes à sucre qui offraient momentanément de plus grands avantages, et qui couvrirent le sol de l’île. Une réaction inévitable eut lieu ; la baisse énorme des sucres amena la fin du rêve ; les banqueroutes se multiplièrent ; toutes les fortunes furent renversées ou ébranlées. La société ressentit naturellement les atteintes de ces ébranlemens ; les réunions devinrent rares ; et Port-Louis, séjour autrefois des plaisirs, les vit s’éloigner peu à peu. À cette cause première déjà si puissante s’en est jointe une autre qui a achevé d’apporter le trouble dans la colonie. Les Anglais, malgré vingt-trois ans de possession, n’ont pu encore faire adopter leurs mœurs, leurs préjugés, leurs passions à cette population si gaie, si vive, si passionnée, en un mot si profondément empreinte du caractère de la mère patrie. De cet éloignement réciproque sont nés, dès l’origine, de l’opposition, des reproches plus ou moins fondés d’une part ; de l’autre, des mesures arbitraires, vexatoires pour obliger les colons à quitter le pays et faire place aux Anglais qui venaient s’y établir, enfin la précipitation hostile avec laquelle furent mises en vigueur les nouvelles lois sur l’esclavage qui avaient déjà éprouvé une si vive opposition aux Indes occidentales. Les noirs esclaves de Maurice accueillirent avec joie ces mesures qui leur étaient si favorables ; mais les mulâtres, qui jouissaient d’une position heureuse, et sur qui ne pesaient pas les mêmes préjugés qui les poursuivent ailleurs, s’y montrèrent d’abord peu sensibles, et leur union avec les blancs, cimentée encore par le danger commun dont les menaçaient les esclaves, eût continué de donner de l’inquiétude aux Anglais, si une rivalité difficile à apaiser ne fût venue les tirer d’embarras. Les dames de Maurice, célèbres dans l’Inde et même en Europe par leur beauté et leurs grâces, rehaussées le plus souvent par une éducation soignée, ont toujours eu des rivales dangereuses dans les filles de couleur qui ont puisé, en partie, à la même source qu’elles le don de plaire qui les distingue entre toutes les femmes de leur caste. Long-temps tenues dans un rang inférieur dont elles ne pouvaient sortir, ces dernières ont profité de la protection du nouveau gouvernement. Pour se venger de leurs anciennes maîtresses, elles prirent leur costume et leurs habitudes ; au théâtre, dans les promenades, on les vit rivaliser de luxe et de toilette avec les premières dames de la colonie, et celles-ci, humiliées d’une égalité qui heurtait leurs préjugés les plus forts, abandonnèrent la place et cédèrent tous les lieux publics à ces rivales triomphantes. Après une longue neutralité entre les deux partis, les habitans prirent enfin fait et cause pour les dames du pays, et à défaut de la résistance physique qui était impossible, une violente opposition morale éclata de toutes parts. Les Anglais et leurs partisans furent expulsés des sociétés françaises dont une animosité très vive fit fuir la liberté et la gaieté : la politique et les récriminations devinrent les seuls sujets de conversation, et garder la neutralité fut impossible pour quiconque fréquentait la société. Les autorités furent même obligées de faire fermer le théâtre où l’on jouait de préférence les pièces qui pouvaient offrir le plus d’allusions hostiles à la nation anglaise, et qui étaient applaudies avec une sorte de fureur par une jeunesse ardente et exaltée. Tel est en abrégé le tableau que fait M. Laplace de la situation actuelle de l’Île de France, et sous le rapport de la décadence commerciale, il s’applique à toutes les colonies à esclaves, surtout à celles de l’Amérique. Toutes sans exception ont vu s’évanouir, depuis à peu près huit ans, cette prospérité subite que leur avaient amenée les premières années de paix.

Bourbon, de tout temps éclipsée par sa brillante rivale, n’a commencé à jouer un rôle important que depuis le traité de 1814 qui l’a rendue à la France. Son sol âpre, hérissé de montagnes, ses côtes semées d’écueils et n’offrant que de mauvais abris aux navires, en la privant de relations avec l’Europe et la jetant dans une espèce d’isolement, avaient imprimé au caractère de ses habitans quelque chose d’agreste que sa nouvelle fortune n’a pas encore entièrement effacé. Les familles les plus anciennes, les plus riches de l’Île, exerçaient dans les différens quartiers une influence qui aurait pu être considérée comme de l’autorité, et dirigeaient l’opinion et la conduite de la masse des habitans dont les intérêts dépendaient des leurs. À la paix de grands changemens eurent lieu dans cet état de choses. Devenue le centre de notre commerce dans l’Inde, et le siège des autorités, Bourbon vit sa population et ses produits s’accroître ; mais en même temps, comme à Maurice, le luxe succéda à l’ancienne simplicité, et dès lors l’hospitalité commença à n’être plus en honneur, les engagemens ne furent plus sacrés, les funestes banqueroutes vinrent ébranler les fortunes, détruire la confiance. Dans cette société si paisible naquirent les jalousies et les rivalités ; les partis à la tête desquels se trouvaient naturellement les chefs des familles influentes du pays, cherchèrent à diriger la marche du gouvernement suivant leurs intérêts ou leur manière de voir, et la division s’introduisit dans le grand conseil colonial dont ces derniers étaient membres. Cependant si ces dissensions intestines et l’accueil en général froid et hautain des habitans rendent peu agréable le séjour de Bourbon, rien ne fait encore craindre pour elle les dangers résultant de la différence des castes. Les hommes de couleur n’ayant jamais souffert des préjugés qu’elles font naître, sont doux, tranquilles, et jouissent presque tous d’une petite aisance, sous le patronage des familles blanches auxquelles ils tiennent par les liens du sang. Les noirs esclaves, traités avec assez de douceur, sont soumis, et jusqu’ici les crimes ainsi que les révoltes sont inconnus parmi eux. Le problème de l’existence des colonies sans la traite des noirs, problème si inutilement cherché depuis le commencement du siècle, a même été résolu à Bourbon, mais d’une manière qui ne peut convenir qu’à cette colonie et qui doit attendre l’épreuve du temps. Lorsque la traite fut supprimée par le gouvernement, les colons ne pouvant, à cause de la nature de leur sol, imiter ceux de l’Île de France, qui étaient parvenus à employer la charrue et les animaux, demandèrent des bras libres à la presqu’île de l’Inde. On trouva dans les établissemens français, sur la côte de Coromandel, des Hindous qui s’engagèrent, moyennant une somme assez modique par mois et le passage, à venir travailler pendant quelques années sur les habitations de Bourbon. Les premiers essais ne furent pas d’abord heureux, mais la prudence et la sagesse des autorités surmontèrent peu à peu tous les obstacles. Les émigrans devinrent l’objet d’une active sollicitude ; ils furent bien traités, payés exactement, et leur avenir fut mis à l’abri des vicissitudes, si communes dans les affaires, qui font changer de propriétaires les habitations et les esclaves ; enfin ils purent faire passer à leur famille des nouvelles et le fruit de leurs travaux. Cette fidélité à tenir les engagemens porta ses fruits ; les Hindous vinrent en grand nombre sur des bâtimens expédiés de la colonie, et des marchands spéculèrent sur leur passage. Les colons n’ont eu qu’à s’en louer jusqu’à présent : ils ne sont pas, il est vrai, si forts, si durs au travail que les nègres, mais ils sont plus doux, ne boivent que de l’eau, ne s’absentent jamais de leurs occupations et ne volent point, tandis que les autres sont généralement ivrognes, paresseux, débauchés et coureurs. Il a été jusqu’ici impossible de décider les Hindous à conduire leurs femmes avec eux : aussi retournent-ils dans leur patrie avec ce qu’ils ont gagné, aussitôt que leur engagement est expiré ; mais comme plusieurs sont revenus, il y a lieu d’espérer qu’on parviendra à surmonter cette répugnance, et qu’ils finiront par se fixer dans la colonie.

Le 1er mai 1830, la Favorite leva l’ancre pour se rendre dans le golfe du Bengale. Elle s’arrêta quelques jours dans l’archipel des Seychelles, qui a partagé le sort de l’Île de France et qui appartient depuis la même époque aux Anglais ; elle traversa les attollons dangereux des Maldives, reconnut Ceylan avec ses montagnes élevées, ses sombres forêts, et le 9 juin mouilla devant Pondichéry.

Une place ouverte de toutes parts, des promenades bordées d’arbres sur l’emplacement de ces remparts qui soutinrent tant d’assauts, des rues larges et droites, où quelques maisons et de nombreuses masures s’élèvent au milieu des ruines, un petit nombre d’édifices publics de modeste apparence, tel est l’aspect actuel de ce Pondichéry si célèbre dans l’histoire de l’Inde, et dont le nom est inséparable de celui des Dupleix, des Labourdonnaie, des Lally. Son territoire, qui jadis contenait des provinces riches et puissantes, aujourd’hui pressé entre les possessions anglaises, n’a pas plus d’une lieue de rayon : son commerce est anéanti, les richesses et le luxe ont disparu à sa suite ; mais malgré tant de malheurs, la population, réduite presque à rien, a conservé la gaîté, le goût des plaisirs et des réunions qui l’avaient rendue célèbre dans le dernier siècle. Les Anglais quittent souvent encore leurs palais et le faste qui les entoure pour passer quelques mois à Pondichéry, au milieu d’une société peu fortunée, mais affable et sans prétentions. Beaucoup d’entre eux, séduits par les graces des demoiselles françaises, se marient, et enlèvent ainsi les plus belles fleurs pour les transplanter dans les établissemens voisins. Du reste, on ne rencontre à Pondichéry que ce qui se trouve dans toute l’Inde, des palanquins, des chars traînés par des bœufs, des cérémonies bizarres, des pagodes, des brames, des bayadères (celles qu’y a vues M. Laplace étaient de grosses et effrontées créatures), et, malgré l’heureux caractère des habitans, l’ennui auquel ne peuvent se soustraire ceux qui ne sont pas encore accoutumés à leur douce mais monotone existence.

C’est dans la superbe Madras, qui dispute à Calcutta le nom pompeux de ville des palais, que le spleen paraît avoir établi son séjour et s’être chargé de venger les Hindous de la conquête de leur pays. Vivant dans un luxe fabuleux pour l’Europe, les Anglais y succombent sous l’ennui. « En vain, dit M. Laplace, je cherchais sur les physionomies des dames anglaises une lueur de gaîté ; sur leurs figures pâles et amaigries je ne trouvais que la tristesse et le dégoût. Quelle Française voudrait acheter l’opulence qui les entoure au prix d’une semblable existence, échanger les plaisirs de la société, cette douce urbanité de nos mœurs, contre l’isolement et surtout la froide étiquette à laquelle, dans l’Inde, la vie d’une lady semble consacrée ? Une promenade dans son brillant équipage, sur le bord de la mer, vient finir une journée presque entièrement passée dans les appartemens intérieurs. En vain elle espère que l’air moins chaud du soir ranimera ses forces épuisées par la chaleur et le repos continuels ; mais non, elle rentre plutôt ennuyée que fatiguée, pour paraître, aussi pâle que le matin, à une table dont elle ne fait nullement les honneurs : le dessert l’en chasse ; et pendant que les hommes, restés seuls, passent plusieurs heures à s’enivrer, la maîtresse de la maison se retire chez elle, ou va se préparer pour une soirée, dont, suivant l’étiquette, l’invitation date d’un mois. Dans ces réunions, les figures graves et raides paraissent remplir un devoir et non pas jouir d’une agréable distraction. Les danseurs et les partners portent dans les éternelles colonnes la même gravité ; le bal conserve jusqu’à la fin la même froideur qu’au commencement. Nulle gaîté, aucun abandon ; tout annonce que l’on s’est réuni sans plaisir et que l’on se séparera sans regret. Madras ne possédant pas de théâtres, les autres soirées n’amènent pas encore d’aussi vives distractions. Alors les dames, retirées dans leurs appartemens, éprouvent tout ce que l’ennui peut avoir de plus accablant. Elles n’ont pas leurs enfans pour les distraire ; à peine sortis de la première enfance, ils ont été envoyés en Europe, pour échapper aux maladies qui les eussent dévorés. Heureuse la mère qui peut les suivre ! elle évite le danger de ne les revoir jamais. Si elle reste, sa santé s’affaiblit de plus en plus ; la cruelle maladie de poitrine l’entraîne rapidement au tombeau ; et cette jeune femme, venue fraîche et belle d’Angleterre, va mourir dans quelque établissement de la côte malaise, dont le climat, moins brûlant, lui promettait en vain le retour de la santé. Si l’existence des hommes est plus active et moins monotone, leur fin n’est pas moins souvent malheureuse et prématurée. Ignorant les jouissances de la vie privée, de ces liaisons d’amitié qui font chez notre nation le bonheur de la vie, l’absence de distractions les livre à des excès que les femmes, toujours loin de leurs regards, ne peuvent arrêter ; bientôt leur santé se dérange, et les obstructions au foie viennent terminer une vie vouée dès long-temps aux souffrances et au dégoût. Combien ai-je rencontré, dans le cours de mon voyage, d’employés de la Compagnie rassasiés de richesses ! Ils venaient mendier la santé aux climats tempérés de la Chine et de la Nouvelle-Hollande ; ils n’y trouvaient qu’un tombeau ! »

La Favorite, en quittant Madras, faillit terminer sa campagne sur un banc de vase où elle resta échouée trois jours, et d’où elle ne parvint à se tirer qu’à l’aide de quelques pêcheurs indiens qu’un des officiers fut chercher à terre. Après avoir réparé ses avaries à Mazulipatam, autre ville célèbre dans l’histoire de l’Inde, aujourd’hui misérable, elle arriva à Janaon, modeste comptoir, l’un des débris de notre puissance sur cette côte. Pauvre comme Pondichéry, Janaon n’a pas conservé cette gaîté qui dédommage de la modestie ; la division règne parmi les habitans, et il ne fallut pas moins que l’arrivée de la Favorite pour leur faire oublier un instant leurs querelles. M. Laplace vit enfin à Janaon des bayadères, de vraies bayadères, telles que les a décrites Raynal et que nous les voyons à l’Opéra. Mais M. Laplace met les bayadères de Janaon bien au-dessus de celles de la rue Lepelletier, et bien des gens seront de son avis, après avoir lu la description qu’il fait de leurs danses. C’est Janaon surtout qui a fourni à Bourbon ces cultivateurs libres dont nous avons parlé plus haut.

Deux mois de séjour dans ces parages avaient suffi à la Favorite pour visiter les principaux établissemens de la côte de Coromandel ; elle eut plus d’une fois occasion de rendre service à nos bâtimens marchands que n’y protège aucun agent consulaire. Pressée par le temps, elle en partit pour se rendre dans les mers de Chine. Le 10 août, elle mouilla devant Malaca, si célèbre sous la domination des Portugais, alors qu’elle était le centre du commerce de tous les pays malais et du grand archipel d’Asie. Ses murs ont été témoins de cent combats : prise plusieurs fois par les Espagnols et les Hollandais, enlevée par les Anglais sur la fin du siècle dernier, elle est restée définitivement en leur pouvoir et n’est plus aujourd’hui qu’un bourg habité par une dizaine de marchands européens que protègent quelques cipayes. Sincapour, au contraire, fondée, il n’y a pas vingt ans, sur une côte sauvage où l’on voyait à peine quelques misérables cabanes de pêcheurs, est devenue l’entrepôt d’un commerce immense. Sa rade peut à peine contenir la multitude des navires qui y abordent de tous les coins du monde. Encore quelques années, et peut-être elle n’aura point de rivales dans l’archipel dont elle garde un des détroits.

Le 7 septembre, la Favorite laissa tomber l’ancre dans la rade de Manille. Nous l’y laisserons en ce moment pour l’y retrouver dans un prochain article.


Th. Lacordaire.
  1. Captain Owen’s Narrative of voyages undertaken to explore the shores of Africa, Arabia and Madagascar, 2 vol.
  2. Two Expeditions in the interior of southern Australia during the years 1828, 1829, 1830 and 1831, etc., 2 vol.
  3. Excursions in New South Wales, western Australia, and Van Diemen’s Land during the years 1830, 31, 32 et 33, 1 vol.
  4. A Narrative of four voyages to the Pacific from the years 1822 to 1831, etc., 1 vol.
  5. Narrative of a Voyage to the Pacific, by mistress A. S. Morrell, 1 vol.
  6. Travels in the United States of America and Canada, by J. Finch, Esq., 1 vol., London. — Sketches of Canada and the United States, by W. L. Makenzie, 1 vol., London. — Remarks on the United States of America with regard to the actual state of Europe, by Henry Duhring, 1 vol., London. — Indian traits, being sketches of the manners, customs and character of the north American Indians, by B. B. Tatcher, 1 vol., New-York.
  7. Domestic Manners and society in the West Indies, 1 vol., London.
  8. Chez Roset, Hector Bossange, Treuttel et Wurtz, etc.
  9. Le rapport sur la régence d’Alger, fait par ordre du gouvernement en 1830.
  10. Alger sous la domination française, son état présent et son avenir, par M. le baron Pichon, conseiller d’état, etc.