Victor Devaux & Cie (p. 101-124).

SECOND VOYAGE

(du 21 avril 1841 au 30 octobre 1842)




PREMIÈRE LETTRE

À

MM.  CHARLES DE SMET, président du tribunal

de Termonde, et FRANÇOIS DE SMET,

juge de paix à Gand
.
Séparateur


Des bords de la Plate, 2 juin 1841.
Mes très-chers Frères,

Enfin nous voici de nouveau en route pour nos chères montagnes Rocheuses, déjà presque faits à la fatigue du voyage, et pleins des plus belles espérances. À l’heure qu’il est (midi passé), nous sommes assis sur les bords d’une rivière, qui, comme je vous l’ai dit dans ma lettre de février dernier, n’a pas sa pareille au monde. Les sauvages l’appellent la Nebraska ou la rivière au Cerf ; les voyageurs, la Plate. Irving, dans son Astoria, l’appelle la plus merveilleuse et la plus inutile des rivières. La suite fera voir que toutes ces dénominations lui conviennent. C’est pour jouir plus tôt de la beauté et de la fraîcheur de son voisinage que nous avons fait, ce matin, plus de vingt milles à cheval, à jeun, et à travers une solitude où il n’y a pas une goutte d’eau ; aussi nos pauvres montures auront besoin de repos jusqu’à demain. Je n’en suis pas fâché, puisque cela me procure le plaisir de commencer une relation qui, j’en suis sûr, vous intéressera, quoique je revienne une seconde fois sur différents sujets traités dans celle de mon premier voyage.

Comme toutes les œuvres de Dieu, les commencements de la nôtre ont eu leurs épreuves : peu s’en est fallu même que dès son début elle ne fût indéfiniment arrêtée par l’ajournement imprévu de deux caravanes sur lesquelles nous avions trop compté, l’une de chasseurs pour la Compagnie des pelleteries américaines, l’autre d’explorateurs pour les États-Unis, à la tête de laquelle devait se trouver le célèbre M.  Nicolet. Heureusement Dieu inspira à deux estimables voyageurs dont j’aurai occasion de parler dans la suite, et, peu après, à une soixantaine d’autres, la bonne idée de faire la même route que nous, les uns pour leur santé, les autres pour leur instruction ou leur plaisir, la plupart pour aller chercher fortune dans les terres beaucoup trop vantées de la Californie. Cette caravane formait un mélange extraordinaire d’individus ; chaque pays de l’Europe y avait son représentant, depuis le sud de l’Italie jusqu’aux plus froides régions de la Russie : ma petite compagnie seule, composée de onze personnes, comptait huit nationalités différentes.

La difficulté du départ une fois levée, bien d’autres embarras lui succédèrent. Il fallait des provisions, des armes, des instruments de toute espèce, des moyens de transport, des conducteurs de charrettes, un bon chasseur, un capitaine, enfin tout ce qui est nécessaire pour parcourir un désert de huit cents lieues. On n’y rencontre guère que des ennemis à combattre, qui pillent, volent, tuent, quand ils en trouvent l’occasion ; et des obstacles à vaincre, tels qu’une foule de ravins, de marais, de rivières qui vous arrêtent quelquefois tout court. Ce n’est souvent qu’à force de bras qu’on en tire les bêtes de charge ; toutes ces choses ne se font ni sans grandes fatigues, ni surtout sans argent. Ce secours ne manqua pas à nos besoins : d’abondantes aumônes nous furent envoyées de Philadelphie, de Cincinnati, du Kentucky, de Saint-Louis, de la Nouvelle-Orléans, ville que j’ai visitée en personne, et qui est toujours à la tête des autres quand il s’agit de se montrer compatissante et généreuse. Ces aumônes, et une partie des fonds que l’Association de la Foi, cette belle perle de l’Église militante, avait placés à la disposition de notre R. P. Provincial pour l’avancement des missions chez les sauvages, nous ont mis à même d’entreprendre ce long voyage.

Le but de mes excursions de l’année passée chez les Têtes-plates était de m’assurer de leurs dispositions à legard des Robes-noires qu’ils demandaient depuis longtemps. Parti de Saint-Louis au mois d’avril 1840, j’étais arrivé sur les bords du Colorado, lieu désigné pour le rendez-vous, précisément au moment où une bande de Têtes-plates y était venue à ma rencontre. Je visitai dans ce premier voyage, outre les Têtes-plates, plusieurs autres peuplades, telles que les Pends-d’oreilles ou Kalispels, les Nez-percés ou Sapetans, les Sheyennes, les Serpents ou Soshonies, les Corbeaux ou Absharokes, les Gros-ventres ou Minatarees, les Ricaras, les Mandans, les Kants, plusieurs tribus de la nombreuse nation des Sioux ou Dacotas, les Omahas, les Ottas, les Aouways, etc. Partout je trouvai de si heureuses dispositions en notre faveur, que, dans le désir de seconder plus activement les desseins si visibles de la Providence sur tant de pauvres âmes, je résolus, malgré les approches de l’hiver, et de fréquents accès de fièvre, de me remettre en route à travers une autre partie de l’immense solitude que je venais de parcourir. Je n’avais d’autre guide, au milieu de cet océan de prairies et dans les montagnes, qu’une boussole, d’autre défenseur parmi vingt peuples ennemis des blancs que mon Flamand, ancien grenadier de Napoléon, enfin d’autres provisions au sein d’un désert aride, que ce que la poudre et le plomb, avec une grande confiance en Dieu, pouvaient nous procurer.

Je ne répéterai pas ici mes petites aventures, d’autant plus que la relation que j’en ai faite vous sera probablement parvenue. La merveille est que j’arrivai à Saint-Louis, plein de santé, au plus fort de l’hiver. La promptitude inespérée de mon retour, le rapport si consolant que je pus faire sur le compte des Têtes-plates, tout avait contribué à faire sur l’âme généreuse de mes confrères une si vive impression, que presque tous, Pères et Frères, se crurent appelés à partager les travaux d’une mission qui offrait tant d’attraits à leur zèle. Néanmoins cinq seulement furent élus pour m’accompagner ; c’étaient : le P. Nicolas Point, Vendéen, aussi zélé et courageux pour sauver les âmes, que le fut autrefois La Rochejacquelein, son compatriote, pour défendre la cause de son roi ; le P. Grégoire Mengarini, venu récemment de Rome, et que notre T. R. Père général lui-même avait jugé on ne peut plus propre à cette mission à cause de l’âge, de la vertu, de la facilité étonnante de ce père pour les langues, de ses connaissances en musique et en médecine ; enfin trois Frères coadjuteurs, dont deux Belges, le F. Guillaume Claessens, charpentier ; le F. Charles Huet, ferblantier, espèce de factotum ; et un Allemand, le F. Joseph Specht, forgeron ; tous trois industrieux, pleins de dévouement à l’œuvre de la Mission, et de la meilleure volonté du monde. Depuis longtemps ils avaient ardemment désiré et demandé ces missions. Elles sont les plus nécessiteuses et les plus faciles à amener à la perfection des anciennes réductions du Paraguay. Je rendis grâces à Dieu de me voir associé à de si dignes compagnons ; je n’aurais pu désirer un meilleur choix. Lancé au milieu de l’immense désert du Far West, combien de fois ne me suis-je pas rappelé ces beaux vers de Racine :


Ô Dieu, par quelle route inconnue aux mortels,
Ta sagesse conduit tes desseins éternels !


Le 30 avril, j’arrivai à Westport, ville frontière de l’ouest des États-Unis. De Saint-Louis, nous avions mis sept jours pour faire, en bateau à vapeur, ce trajet de cinq cents milles ; ce qui peut donner la mesure des difficultés que présente la navigation sur le Missouri au sortir de l’hiver. Alors, il est vrai, les glaces sont fondues ; mais l’eau est encore si basse, les bancs de sable si rapprochés, les chicots si nombreux, que les bateaux ne peuvent avancer qu’avec les plus grandes précautions. Les mêmes difficultés se représentent à la fin de l’automne. Je reviendrai plus tard sur la description géographique de cette rivière.

Nous débarquâmes sur la rive droite. Il y avait là une petite cabane abandonnée, tout à fait semblable aux demeures de nos pauvres campagnards belges, et où, quelques jours auparavant, une pauvre sauvagesse était morte. C’est dans ce réduit, si semblable à celui qui mérita la préférence du Sauveur naissant, que nous nous casâmes avec empressement ; car nous n’allions plus avoir, pour des mois entiers, d’autre abri qu’une tente au milieu d’un désert immense. Une voiture brûlée sur le bateau, un cheval qui s’est échappé en débarquant pour ne plus revenir, un autre cheval malade à devoir le laisser en route, bien des choses qui demandaient supplément et réparation, nous arrêtèrent en cet endroit jusqu’au 10 de mai.

Nous partîmes donc le 10 de Westport, et après avoir passé par les terres des Shawnees et des Delawares, où nous ne vîmes de remarquable qu’un collège de Méthodistes bâti au milieu des meilleures terres du pays, nous arrivâmes, après cinq jours de marche, sur les bords de la belle rivière des Kants. Nous y trouvâmes ceux de nos gens qui nous avaient précédés par eau avec une partie de notre bagage. Deux parents du grand chef des Kants étaient venus à notre rencontre à plus de vingt milles de là ; pendant que l’un d’eux aidait nos bêtes de somme à passer la rivière en nageant devant elles, l’autre annonçait notre arrivée aux premiers de la peuplade qui nous attendaient sur l’autre rive ; et le bagage, les voitures et les hommes traversaient l’eau dans une grande pirogue ou tronc d’arbre creux qui de loin avait l’apparence de ces gondoles qu’on voit flotter dans les rues de Venise. Aussitôt que les Kants accourus à notre rencontre eurent appris que nous allions camper sur les bords de la Rivière-aux-soldats, qui n’est qu’à six milles de leur village, ils se séparèrent de la caravane au grand galop et disparurent bientôt au milieu d’un nuage de poussière. À peine notre tente était-elle dressée, que le grand chef lui-même arriva avec six de ses plus braves soldats, pour nous offrir ses civilités sauvages. Après m’avoir fait asseoir sur une natte qu’il fit étendre par terre, il tira solennellement de sa poche un portefeuille et me présenta les titres honorables qu’il tenait du Congrès américain ; j’en pris lecture, et lui ayant procuré de quoi fumer le calumet, à son tour, en homme qui connaissait les convenances, il me fit accepter, pour notre garde, les deux braves qui étaient venus à notre rencontre. Tous deux étaient armés en guerre ; l’un portait la lance et le bouclier, l’autre avait un arc, des flèches, un sabre au clair, et un collier composé des griffes de quatre ours qu’il avait tués de sa propre main. Ces deux braves restèrent fidèles à leur poste, c’est-à-dire à l’entrée de notre tente, pendant les trois jours et les trois nuits qu’il nous fallut attendre les retardataires de la caravane. En les quittant, nous leur fîmes présent de quelques bagatelles, qui achevèrent de nous gagner leur affection.

Le 19, nous continuâmes notre route, au nombre d’environ soixante et dix personnes, dont plus de cinquante étaient en état de se servir de la carabine ; nombre plus que suffisant pour entreprendre avec prudence la longue course qui nous restait à fournir. Pendant que le gros de la troupe s’avançait vers l’ouest, le P. Point, un jeune Anglais, et moi, nous déclinâmes sur la gauche pour visiter le premier village de nos hôtes. Arrivés à quelque distance de leurs loges, nous fumes frappés de la ressemblance qu’elles ont avec ces larges meules de froment qui couvrent nos guérets après la moisson. Il n’y en avait guère qu’une vingtaine groupées sans ordre à quelque distance les unes des autres ; mais chacune d’elles couvrait un espace circulaire d’environ cent vingt pieds de circonférence, ce qui suffit pour abriter commodément de trente à quarante personnes. Tout le village nous parut devoir renfermer sept à huit cents âmes, approximation justifiée d’ailleurs par le chiffre total de la peuplade des Kants, qui est d’environ quinze cents, répartis en deux villages, à une vingtaine de milles de distance l’un de l’autre. Ces loges, quoique humides, paraissent cependant réunir à la solidité la commodité et l’agrément. De la muraille circulaire, faite de terre, et qui s’élève perpendiculairement à hauteur d’homme, partent des perches courbées, aboutissant à une ouverture centrale, qui sert tout à la fois de fenêtre et de cheminée. La porte de l’édifice est une peau brute, elle s’ouvre du côté le plus abrité contre le vent ; le foyer est placé au milieu de quatre poteaux ou colonnes destinées à soutenir la rotonde ; les lits sont rangés en cercle autour de la muraille, et dans l’espace compris entre les lits et le foyer, se tiennent les habitués de la loge, les uns debout, les autres assis ou couchés sur des peaux ou sur des nattes de jonc ; il paraît que ces dernières ont plus de valeur à leurs yeux, car entre autres honneurs qu’on nous fit lorsque nous entrâmes dans la loge, on nous en présenta une de cette espèce.

Il me serait impossible de peindre tout ce que nous vîmes de curieux pendant la demi-heure que nous passâmes au milieu de ces figures étranges ; bien certainement un Teniers y eût vu des trésors ; ce qui me frappa davantage, c’était la physionomie vraiment caractéristique de la plupart de ces personnages, le naturel de l’attitude, la vivacité de l’expression, la singularité des costumes, la variété des occupations.

Les femmes seules se livraient à un travail proprement dit, il semblait que la tâche de gagner le pain à la sueur de son front ne regardât qu’elles. Pour n’être point détournées de leurs travaux par le soin de ceux de leurs enfants qui ne marchent pas encore, elles les avaient attachés par les pieds et les mains à un morceau d’écorce ou à une planche d’assez grande dimension, pour les préserver des blessures que pourraient leur causer les objets environnants, et avaient déposé ce meuble, que je n’oserais appeler berceau ni fauteuil, quoiqu’il réunisse les avantages de l’un et de l’autre, les unes sur un lit, d’autres à leurs pieds ou dans quelque coin. En voyage elles s’en servent également, en le portant, tantôt sur le dos à la façon des Égyptiennes ou diseuses de bonne aventure, quelquefois à leur côté, le plus souvent suspendu au pommeau de leur selle ; tandis qu’en même temps elles traînent derrière elles ou poussent en avant les bêtes de somme qui portent, avec la tente, le bagage et quelquefois les armes de leurs maris ; elles galopent en cet équipage aussi vite qu’eux, et ces innocentes créatures paraissent comprendre que crier et pleurer ne les soulage pas, car il est rare qu’on entende leurs sons plaintifs.

Mais revenons à notre loge ; que faisaient les hommes ? Lorsque nous entrâmes, les uns causaient en attendant le repas (car manger est leur principale occupation lorsqu’ils ne dorment pas), d’autres fumaient, s’amusant à renvoyer la fumée par les narines ; d’autres s’occupaient de leur toilette ; et comme ils s’arrachaient soigneusement les poils de la barbe et des sourcils, j’eus l’occasion de remarquer que l’embellissement de la tête était le principal objet de leurs soins. Contre la coutume de la plupart des sauvages qui laissent croître leur chevelure (parmi les Corbeaux, il y a un chef dont la chevelure est de onze pieds), les Kants se la rasent entièrement, à la réserve d’un bouquet fortement crêpé, qu’ils laissent au sommet de la tête, pour recevoir le plus bel ornement, selon eux, dont une tête d’homme soit susceptible, je veux dire la plume d’une queue d’aigle, qu’ils regardent comme le symbole du guerrier. Cette plume, tantôt s’élève sur la tête et flotte en forme de panache, tantôt descend sur la nuque, quelquefois voltige autour des tempes. Pendant que nous fumions le calumet avec les principaux de la loge, je ne pouvais me lasser de considérer une espèce de dandy, qui se mirait sans cesse pour donner à son plumet la tournure la plus gracieuse, sans pouvoir atteindre au degré de perfection qu’il paraissait chercher. Le P. Point devint bientôt un objet d’attention et presque d’hilarité pour les enfants, à cause du peu de soin qu’il avait mis à se raser. Ainsi à leurs yeux, menton sans barbe, yeux sans cils et sans sourcils, tête sans cheveux, voilà autant de conditions de beauté essentielles. Mais ce n’est là qu’une partie de leur parure, et les peines qu’ils se donnent pour arriver à la perfection du genre sont vraiment inconcevables. Imaginez-vous donc cette tête sans poil, surmontée d’un plumet ; autour des yeux un cercle de vermillon ; sur tout le visage des sillons blancs, noirs ou rouges qui serpentent dans tous les sens ; aux oreilles, trouées de haut en bas, des pendants formés de morceaux de fer, d’étain, de faïence ou de porcelaine, qui se rabattent en grosses touffes et tintent sur les épaules ; au cou un collier de fantaisie qui tombe en large demi-cercle sur la poitrine ; au milieu de ce collier, un grand médaillon d’argent ou de cuivre ; aux bras et aux poignets des bracelets de laiton, de fil de fer, de cuivre ou de fer-blanc ; autour des reins, une ceinture de couleur tranchante, à laquelle ils attachent d’un côté un sac garni de kinnekenic (herbe qu’ils fument avec le tabac), et de l’autre une gaîne à coutelas ; aux jambes, des mitaines et aux pieds des souliers brodés en porc-épic ; et par-dessus tout cela, en guise de manteau, une couverture, n’importe de quelle couleur, drapée autour du corps selon le caprice ou le besoin du porteur ; imaginez-vous tout cela, et vous aurez l’idée d’un Kant enchanté de lui-même et de sa parure.

Pour le vêtement, les formes extérieures, le langage, la manière de prier et de faire la guerre, les Kants ressemblent beaucoup aux sauvages leurs voisins, avec qui d’ailleurs ils sont en relation d’amitié de temps immémorial. Leur taille est généralement haute et bien prise : leur physionomie, comme je l’ai déjà dit, a quelque chose de mâle ; leur langage saccadé et guttural est encore remarquable par la longueur et la forte accentuation de ses désinences, ce qui n’empêche pas leur chant d’être on ne peut plus monotone ; d’où l’on pourrait conclure que les eaux de leur rivière, quoique fort belles, n’ont cependant pas la vertu des eaux du Paraguay. Quant aux qualités qui distinguent l’homme de la brute, ils sont loin d’en être dépourvus : à la force du corps et au courage, ils ajoutent un bon sens et une adresse que n’ont pas tous les sauvages. Dans leurs guerres ou à la chasse, ils se servent comme les blancs de la carabine, ce qui leur donne une grande supériorité sur leurs ennemis.

Parmi les chefs de cette peuplade, il s’est rencontré des hommes vraiment distingués sous plus d’un rapport : le plus connu de tous, parce que Bonneville en parle dans ses mémoires, s’appelait la Plume-blanche. L’auteur de la conquête de Grenade nous le représente d’une forme et d’un caractère tout à fait chevaleresques ; le fait est qu’il était doué d’une intelligence, d’une franchise, d’un courage et d’une générosité peu communes. Il avait connu particulièrement le Révérend Mr  De la Croix, l’un des premiers missionnaires catholiques qui visitèrent cette partie de l’ouest, et il avait conçu pour lui et, par suite de leurs entretiens, pour toutes les Robes-noires, une profonde vénération. Il n’en était pas de même des ministres protestants, il méprisait également leurs personnes et leur réforme. Un jour que l’un d’eux lui parlait de conversion : « Se convertir, lui répondit ce philosophe sauvage, oui, c’est bon, pourvu qu’on ne change sa religion que contre une meilleure, Pour moi, je n’en connais de bonne que celle qui est enseignée et pratiquée par les Robes-noires ; si donc tu veux me convertir, il faut d’abord que tu laisses là ta femme, puis que tu endosses l’habit que je vais te montrer, ensuite nous verrons. » Cet habit était une soutane, autrefois à l’usage du Missionnaire, et qu’il y avait laissée avec le souvenir de ses vertus ; elle fut aussitôt apportée ; mais que fît ou que répondit Mr  le Ministre ? Je suis encore à le savoir.

Bien que cette réponse fût un peu plaisante, il ne faudrait pas en conclure que ce sauvage parlât de la religion à la légère ; loin de là : semblables en ce point à toutes les tribus indiennes, les Kants sont toujours sérieux quand ils parlent ou entendent parler de la religion. Pour peu qu’on les observe, on s’apercevra même que le sentiment le plus enraciné dans leur cœur, et qu’ils expriment le plus souvent dans le détail de leurs actions, est l’esprit et le sentiment religieux. Jamais, par exemple, ils ne prendront le calumet sans en offrir les prémices à leur divinité tutélaire ; jamais ils n’iront à l’ennemi, sans avoir consulté le Grand-Esprit ; au milieu des passions les plus fougueuses, ils lui adresseront leurs vœux ; en assassinant une femme ou un enfant sans défense, ils invoqueront le maître de la vie. Enlever beaucoup de chevelures à l’ennemi, lui voler beaucoup de chevaux, voilà l’objet de leurs vœux ; c’est aussi celui de leurs plus ardentes prières, souvent ils y ajouteront les jeûnes, les macérations, le sacrifice. Dans le cours de l’hiver dernier, que ne firent-ils pas pour se rendre le Ciel propice ? Et pourquoi ? Pour obtenir la grâce de parvenir heureusement à massacrer, en l’absence de leurs maris et de leurs pères, toutes les femmes et tous les enfants qu’ils trouveraient dans le premier village de Pawnees, leurs voisins. Et en effet ils enlevèrent la chevelure à quatre-vingt-dix victimes, et firent prisonniers ceux qu’ils jugèrent à propos de ne pas massacrer. C’est qu’à leurs yeux tout est permis à la vengeance ; les massacres les plus horribles, loin d’être un crime, sont pour eux des actes de vertu religieuse, de la vertu par excellence des grandes âmes. Le Kant se venge, parce qu’à ses yeux il n’y a qu’une âme basse qui puisse pardonner des affronts, et il nourrit sa rancune, parce que la vengeance seule peut lui faire oublier le poids d’infamie dont il se croit accablé par l’injure. Essayer, sans l’Évangile, de leur faire comprendre qu’il ne peut y avoir ni mérite ni gloire à massacrer un ennemi sans défense, ce serait peine perdue. Il n’y a qu’une exception à cette loi barbare, c’est quand l’ennemi vient de lui-même se réfugier dans leur village. Tant qu’il y demeure, son asile est inviolable, sa vie même y est plus en sûreté que dans sa propre loge ; mais malheur à lui s’il s’en écarte d’un seul pas ! à peine en est-il sorti, qu’il a rendu à ses hôtes tous les droits imaginaires que l’esprit de vengeance leur avait donnés sur lui.

Bien qu’ils soient cruels à l’égard de leurs ennemis, les Kants ne sont pas étrangers aux sentiments les plus tendres de la pitié, de l’amitié ou de la compassion. À la perte de leurs proches parents, ils sont quelquefois inconsolables, et laissent croître leur chevelure pour exprimer leur douleur. Le grand chef s’excusa devant nous de ce qu’il avait les cheveux longs, disant (ce qu’on aurait pu deviner à la tristesse de son visage) qu’il avait perdu son fils. Je voudrais encore pouvoir vous rendre le sentiment d’étonnement respectueux et de compassion douce qu’on vit se peindre sur le visage de trois Kants venus à notre petite chapelle à Westport, lorsqu’on leur montra un Ecce Homo et une statue de Notre-Dame des Sept-Douleurs ; surtout quand l’interprète leur eut fait comprendre que cette tête, couronnée d’épines et qui versait de grosses larmes, était bien réellement l’image du Sauveur du monde, et que ce cœur percé de sept glaives était celui de sa Mère. Ces deux circonstances, jointes à ce que j’aurai occasion de rapporter plus tard, ne pourraient-elles pas venir à l’appui de cette belle pensée, que 1 âme de l’homme est naturellement chrétienne, et que si l’on commençait à y jeter des germes de foi pure et d’amour de Dieu bien entendu, il serait facile, avec le secours d’en haut, qui ne manquerait pas alors, d’amener les cœurs les plus féroces à la plus tendre compassion pour leurs semblables ? Qu’étaient les Iroquois avant leur conversion, et que ne sont-ils pas devenus depuis ? Pourquoi les Kants, et tant d’autres sauvages réunis sur les confins de la civilisation américaine, sont-ils si différents de plusieurs peuplades du Far West, et conservent-ils cette férocité de mœurs ? Pourquoi les dépenses faites en leur faveur par la philanthropie protestante n’amènent-elles aucun résultat satisfaisant ? Pourquoi les germes de civilisation répandus dans le sein de ces peuplades par la main des soi-disant sociétés savantes, sont-ils tous comme frappés de stérilité ? Ah ! il ne faut pas en douter, c’est que, pour humaniser, civiliser, convertir surtout les sauvages, il faut autre chose que la politique humaine et le zèle du protestantisme. Puisse le Dieu de bonté, en qui seul nous mettons notre confiance, bénir notre entreprise, et prouver ainsi que les gouttes de nos sueurs ont besoin de la rosée du ciel pour féconder le sein de la terre et lui faire porter autre chose que des ronces et des épines !

Lorsque nous quittâmes la tribu des Kants, deux de leurs guerriers, l’un, le meilleur soldat de la nation, l’autre à qui l’on donnait le titre de capitaine, vinrent nous donner le pas de conduite. En sortant du premier village, nous traversâmes un grand champ dévasté, que le gouvernement des États-Unis avait fait défricher et ensemencer quelques années auparavant : triste preuve de la stérilité des moyens de civilisation employés par les protestants.

Nos deux compagnons restèrent avec nous jusqu’au lendemain, et ils fussent demeurés beaucoup plus longtemps, s’ils n’avaient eu à craindre les plus terribles représailles de la part des Pawnees à cause du massacre dont j’ai parlé plus haut. Ayant donc reçu nos remerciements, et de quoi fumer le calumet pour la peine qu’ils avaient prise, ils s’en retournèrent à leur village par le plus court chemin ; et bien leur en prit, car nous n’avions pas marché deux jours, que quelques-uns de nos gens rencontrèrent un parti de Pawnees se dirigeant de leur côté et ne respirant que vengeance.

Les Pawnees sont divisés en quatre tribus, répandues dans les fertiles environs de la Plate, et sur les fourches supérieures de la rivière des Kants. Quoique six fois plus nombreux que les. Kants, ils ont presque toujours été battus par ceux-ci, parce qu’ils n’ont ni les armes, ni l’adresse, ni la force, ni le courage de leurs rivaux. Cependant comme le parti en question paraissait avoir bien pris ses mesures, et que chez eux la passion de la vengeance était excitée au dernier point par le souvenir encore récent du massacre de leurs mères, de leurs femmes et de leurs enfants, nous ne pouvions nous empêcher de craindre beaucoup pour les Kants ; déjà même nous nous représentions les Pawnees se baignant dans le sang de leurs ennemis, lorsque, deux jours après leur passage, nous les vîmes revenir sur leurs pas. Les deux premiers qui s’approchèrent de nous se faisaient remarquer, l’un par une chevelure humaine pendue au mors de son cheval, l’autre par un drapeau américain drapé autour de son corps en guise de manteau ; symboles de victoire qui nous firent mal augurer du sort de nos hôtes. Mais le chef de notre caravane les avant interrogés par signes sur le résultat de leur expédition, nous apprîmes d’eux-mêmes qu’ils n’avaient pas même vu l’ennemi, et qu’ils avaient grand faim. On leur donna, ainsi qu’à une quinzaine d’autres qui les suivaient de près, non-seulement de quoi manger, mais encore de quoi fumer. Ils mangèrent beaucoup, mais ne fumèrent pas ; et contre la coutume des sauvages, qui après un repas en attendent presque toujours un autre, ils partirent d’un air qui annonçait qu’ils n’étaient pas contents. La brusquerie de ce départ, le calumet mis de côté, ce retour précipité de leur expédition, le voisinage rapproché de leurs peuplades, leur amour bien connu pour un pillage facile, tout contribuait à nous faire craindre de leur part quelque tentative, sinon contre nos personnes, du moins contre nos chevaux et nos bagages ; mais grâce à Dieu, nos appréhensions furent vaines ; ils partirent, et pas un ne reparut.

Quoique menteurs et voleurs, chose assez étonnante, les Pawnees sont presque vrais croyants au sujet de la vie à venir, et plus que pharisiens dans l’observance de leurs pratiques superstitieuses. La danse, la musique, aussi bien que le jeûne, la prière et le sacrifice, font partie essentielle de leur culte. Le plus ordinaire est celui qu’ils rendent à un oiseau empaillé, rempli d’herbes et de racines auxquelles ils attribuent une vertu surnaturelle. Ils disent que ce manitou a été envoyé à leurs ancêtres par l’étoile du matin, pour leur servir de médiateur quand ils auraient quelque grâce à demander au Ciel. Aussi toutes les fois qu’il s’agit d’entreprendre une affaire importante, ou d’éloigner certains fléaux de la peuplade, l’oiseau médiateur est exposé à la vénération publique, et pour se le rendre propice, ainsi que le grand manitou dont il est l’envoyé, on fume le calumet, et la première fumée qui en sort est dirigée vers la partie du ciel où brille leur astre protecteur.

À l’oblation du calumet, les Pawnees, dans les occasions solennelles, joignent le sacrifice sanglant et, selon ce qu’ils disent avoir appris de l’oiseau et de l’étoile, l’holocauste le plus agréable au Grand-Esprit est celui d’un ennemi immolé de la manière la plus cruelle possible. On ne peut entendre sans horreur les circonstances qui accompagnèrent l’immolation d’une jeune Siouse dans le cours de l’année 1837. C’était au moment des semailles et dans le but d’obtenir une bonne récolte. Voici en abrégé ce que j’en ai appris.

Cette enfant, car elle n’avait que quinze ans, après avoir été nourrie six mois dans l’idée qu’on lui préparait une fête pour le retour de la belle saison, se réjouissait en voyant s’enfuir les derniers jours de l’hiver. La veille du jour marqué pour la prétendue fête, on fit une coupe de bois dans la forêt, et l’on fit comprendre à la jeune fille, qu’elle devait aider à abattre les arbres et à aiguiser les poteaux. Le lendemain, elle fut revêtue de ses plus beaux ornements et placée au milieu des guerriers qui semblaient ne l’escorter que par honneur. Lorsque le cortège se mit en marche, chacun de ces guerriers, outre ses armes qu’il tenait soigneusement cachées, portait deux pièces de bois, qu’il avait reçues des mains de la victime. Celle-ci était elle même chargée de trois poteaux ; mais croyant marcher à un triomphe, et n’ayant dans l’imagination que des idées riantes, elle s’avançait vers le lieu de son sacrifice dans la plus entière sécurité, pleine de ce mélange de timidité et de joie si naturelle à une enfant entourée de tant d’hommages.

Pendant la marche, qui fut longue, le silence ne fut interrompu que par des chants religieux et des invocations réitérées au Maître de la vie ; en sorte qu’à l’extérieur tout contribuait à entretenir l’illusion si flatteuse dont on avait bercé jusqu’alors la jeune fille. Mais lorsqu’on fut parvenu au terme, et qu’elle ne vit plus que des feux, des torches et des instruments de supplice, alors ses yeux commençant à s’ouvrir sur le véritable sort qui l’attendait, quelle ne fut pas sa surprise ! Et lorsqu’il ne lui fut plus possible de se tromper sur son sort, qui pourrait dire les déchirements de son âme ? Des torrents de larmes coulèrent de ses yeux ; son cœur se répandait en cris lamentables, ses mains suppliantes s’élevaient vers le ciel ; puis elle priait, conjurait ses bourreaux d’avoir pitié de son innocence, de sa jeunesse, de ses parents ; mais en vain : ni ses larmes, ni ses cris, ni ses prières, ni les promesses libérales d’un marchand qui se trouvait là, rien ne fut capable d’adoucir ces barbares. Malgré la résistance de la pauvre fille, ils l’attachent impitoyablement aux branches de deux arbres et aux trois poteaux dont ses épaules avaient été chargées comme d’un trophée ; ils lui brûlent ensuite les endroits du corps les plus sensibles avec des torches ardentes, faites de ce même bois que ses propres mains avaient distribué aux guerriers de l’escorte. Après que son supplice eut duré aussi longtemps que la soif de la vengeance et l’exaltation du fanatisme peuvent permettre à des cœurs féroces de jouir d’un si horrible spectacle, le grand chef lui décocha au cœur une flèche qui fut à l’instant suivie d’une grêle de traits, lesquels, après avoir été violemment tournés et retournés dans les blessures de la victime, en furent arrachés de manière à ne faire de son corps qu’un affreux amas de chairs meurtries, d’où le sang ruisselait de toutes parts. Quand il eut cessé de couler, le grand sacrificateur, pour couronner dignement tant d’atrocités, s’approcha de la fille expirante, lui arracha le cœur encore palpitant, et, vomissant mille imprécations contre la nation siouse, le porta à sa bouche et le dévora, aux acclamations des guerriers, des femmes et des enfants de la tribu. Après avoir laissé le corps en proie aux bêtes féroces, et répandu le sang sur les semences pour les féconder, chacun se retira dans sa loge, content de soi-même et plein de l’espoir d’une bonne récolte.

De telles atrocités n’étaient propres qu’à attirer sur ces sauvages les plus cruelles représailles. Aussi à peine la nouvelle s’en fut-elle répandue, que les Sioux, brûlant de venger leur nation, jurèrent tous qu’ils ne seraient satisfaits que lorsqu’ils auraient massacré autant de Pawnees que leur victime avait de phalanges aux doigts et d’articulations dans chacun de ses membres. L’effet ne tarda pas à suivre la menace. Déjà plus de cent Pawnees sont tombés sous les coups de leurs ennemis ; et le massacre de leurs femmes et de leurs enfants, commis l’hiver dernier par les Kants, a mis le comble à leur désolation.

À la vue de tant d’horreurs, qui pourrait ne pas reconnaître l’influence invisible de l’ennemi du genre humain, et être prêt à tout faire pour donner à ces pauvres peuples la connaissance du vrai Médiateur et du véritable sacrifice, sans lesquels il est impossible d’apaiser la justice divine ?

Je suis pour la vie,


Mes très-chers frères,
Votre tout dévoué frère
P. J. De Smet.