Voyage pittoresque dans le Brésil/Fascicule XI

VOYAGE PITTORESQUE

DANS LE BRÉSIL.

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MŒURS ET USAGES DES INDIENS.


Après avoir donné, dans le premier cahier de la deuxième division, un aperçu général de l’histoire des tribus sauvages du Brésil, et des changemens produits par leur contact avec les Européens, nous allons tracer un tableau plus spécial de leur état actuel. Cet état est loin d’exciter d’agréables sensations, et n’offre de l’intérêt que sous un petit nombre de points de vue. Le voyageur, quand il a satisfait sa première curiosité, est bientôt obligé de s’avouer à lui-même que l’homme, dans l’état de nature, est aussi loin de plaire à l’œil, qu’il l’est de présenter rien d’agréable à la pensée. La douloureuse impression qu’on en reçoit s’accroît encore quand on songe que, sans l’arrivée des Européens, les naturels auraient déjà fait des progrès marquans dans la civilisation : ils auraient, à la vérité, marché sur une route différente de la notre ; mais cette route convenait mieux à leur nature. Quels que soient les résultats qu’une politique plus sage de la part du gouvernement puisse produire à l’avenir, il n’en demeurera pas moins constant que jusqu’à ce jour le contact des Européens n’a eu que de funestes effets. À en juger par ce que rapportent les plus anciens voyageurs sur le commencement de la civilisation des Indiens, tout porte à croire que la profonde indolence qui de nos jours est le trait principal du caractère des indigènes, n’existait pas au même point chez ceux d’autrefois : cette indolence et leur insensibilité pour toutes les impressions qui ne naissent point de la vie animale, est portée si loin, que l’observateur même le plus impartial et le plus philanthrope se trouve parfois tenté de révoquer en doute la possibilité d’améliorer l’existence grossière de ces créatures plongées dans l’abrutissement.

Il serait injuste, cependant, de regarder les Indiens comme vicieux : ils n’ont aucune idée morale des droits et des devoirs. À l’exception de quelques talens nés de l’influence des seuls besoins que la nature leur fasse sentir, leur vie diffère à peine de celle des animaux sauvages avec lesquels ils partagent le domaine des forêts primitives. Il serait aussi peu raisonnable de reprocher à l’once sa soif du sang et sa ruse, au crocodile sa méchanceté, au serpent son venin, qu’il le serait d’accuser l’Indien de son caractère sombre et sauvage. Toutes ses facultés physiques et morales sont employées à satisfaire les désirs et les appétits des animaux : ce qui s’élève plus haut, lui est entièrement étranger.

Les rapports de l’Indien avec ses semblables ou avec l’Européen n’ont produit que les passions les plus odieuses, la haine, la colère, la vengeance, la jalousie. Il doit peu, ou rien du tout, aux hommes de sa tribu ; il ne compte que sur lui-même pour sa subsistance journalière, et sur sa femme pour la lui préparer et lui procurer les autres aisances de la vie ; car elle est regardée par l’Indien comme une propriété, ou plutôt comme un animal domestique : il considère les Indiens des autres tribus et les Portugais comme ses ennemis nés, avec lesquels il n’a que des relations de violence et de vengeance. Il ne peut donc résulter que des sentimens de haine d’un pareil état de choses, et la constitution physique de l’homme elle-même, ne peut rester à l’abri de cette influence. Mais au temps de la découverte les premiers germes de la civilisation, la réunion d’un plus grand nombre d’individus, et le besoin de défendre en commun les villages de la tribu, produisaient nécessairement des sentimens plus humains ; d’après ce que les voyageurs nous disent de la physionomie de ces sauvages, il y a lieu de croire que depuis qu’ils ont fait des pas rétrogrades en civilisation, leur forme extérieure s’est aussi plus rapprochée de celle de la brute. Si, comparés à d’autres nations, et surtout aux Tupis, les Botocudos ont meilleure apparence, c’est peut-être qu’ils ont été moins opprimés que les Tupis ; c’est qu’ils n’ont pas été, comme eux, repoussés de la civilisation à laquelle ils étaient arrivés mais dans le fond ils sont tout aussi sauvages. En effet, l’on ne trouve point dans les anciennes relations des raisons suffisantes d’une différence marquée entre les Tapuyas et les Tupis : il est fort vraisemblable quelle fut la conséquence des destinées opposées de ces peuples.

On a cherché une garantie de l’humanité des Indiens dans la consolante certitude qu’ils adorent un être suprême ; et quoique quelques voyageurs aient entrepris de le nier, il serait difficile de prouver qu’ils n’y croient pas. La connaissance des langues est si peu avancée, les Indiens éprouvent tant de répugnance à fournir les moindres explications, qu’il est presque impossible de résoudre cette question. Pour comprendre que les assertions ou les dénégations des voyageurs à cet égard sont peu concluantes, il suffira de réfléchir de quelles difficultés sont hérissés les rapports qu’on voudrait lier avec les naturels. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’un voyageur met dans la bouche de l’Indien la réponse qu’il veut obtenir, ou qu’il l’explique conformément à ses idées : une série de questions péniblement comprises amène des paroles et des signes qui confirment le système de l’étranger, tandis qu’une opération pareille recommencée avec un autre Indien produit une autre fois un résultat différent. La croyance en l’être suprême a été attribuée aux Indiens sur la foi du mot tupa ou tupan, qui reparaît, dit-on, avec cette signification dans les langues de toutes leurs tribus. Cependant le fait est loin d’être généralement prouvé, et, par exemple, il est certain que chez les Coroados ce mot désigne la canne à sucre, et chez d’autres peuples le pisang. D’un autre côté, on ne peut nier que beaucoup de tribus, et surtout les Tupis, ne se servent du mot tupa pour désigner un être supérieur, ou du moins une puissance. On pourrait croire que les jésuites ont pris un mot de la langue de ces peuples pour leur donner, ainsi qu’aux Guaranis, une idée, et que le mot aura passé chez d’autres tribus, soit avec l’idée nouvelle, soit sans elle. Toujours est-il bizarre de voir dans des langues qui n’ont pas entre elles le moindre rapport, reparaître sans cesse ce mot avec cette signification qu’on lui attribue. Mais si les Indiens ont eu des idées de la divinité, on ne trouve pas chez eux le moindre vestige d’adoration. Il paraît que cette croyance n’est qu’une première notion de l’esprit, qu’un premier essai de la langue, pour s’exprimer d’une manière abstraite, pour distinguer le spirituel du matériel. C’est à cela qu’il faut rapporter aussi la croyance aux spectres et aux esprits méchans, qui est générale chez les Indiens. Quant aux traditions historiques et religieuses, ils n’en ont d’autre que celle qui est relative à une grande inondation.

Traiter ce sujet plus au long, serait déplacé dans cet ouvrage, d’autant plus qu’on y attache plus d’importance qu’il ne mérite, puisqu’il est certain que, quelles que soient à cet égard les idées de l’Indien, elles n’influent ni sur ses pensées ni sur ses actions. Nous allons parler des mœurs et des usages de ces peuples. À peu de modifications près, ce que nous en dirons, s’appliquera à tous ceux de la côte orientale, Tupis ou Tapuyas ; car les divergences essentielles sont principalement dus aux essais que les Portugais ont faits pour amener ces sauvages à l’agriculture : leur influence ne s’est pas étendue au-delà de quelques tribus.

En général, les hommes et les femmes sont nus. Les hommes portent autour des parties honteuses une gaîne de feuilles roulées, et les femmes ont autour des hanches une sorte de tablier tressé : tout le reste est plutôt ornement que vêtement, et c’est là le seul objet où les désirs dépassent les besoins physiques. Les Indiens sont peints et tatoués ; cependant ils sont loin de la perfection à laquelle prétendent les sauvages de la mer du Sud. On ne voit point sur eux ces figures artistement tracées qui distinguent les habitans de Nukahiva ; c’est tout au plus s’ils présentent quelques traits irréguliers. Il ne faut pas croire non plus qu’il y ait aucune corrélation de la diversité des races à la diversité du tatouage, comme cela arrive chez beaucoup de peuples d’Afrique. On peint beaucoup plus qu’on ne tatoue chez les Brésiliens. Ils se servent ordinairement pour cela d’un rouge ardent tirant sur le jaune, et d’un noir bleuâtre ou bleu foncé tirant sur l’acier ; l’une et l’autre couleur sont composées de sucs végétaux : la première vient de l’urucu (bixa orellana), l’autre de la jenipaba (jenipaba americana). Les hommes se peignent surtout la figure de la première de ces couleurs, et cela depuis le front à la bouche ; toutefois il n’y a pas de règle fixe : d’autres se peignent du haut en bas, moitié en bleu, moitié en rouge ; d’autres encore, tracent des lignes bleues sur tout leur corps, en en exceptant l’avant-bras et le mollet, ou bien ils bordent le bleu foncé d’une lisière rouge, ou enfin la figure seule est peinte en rouge, et l’on voit d’une oreille à l’autre une raie de couleur foncée. On broie les couleurs dans une coquille de tortue. La matière la plus ordinaire pour colorer, est l’ocre rouge, si commune dans le Brésil : les naturels s’en frottent tout le corps ; ils s’en servent pour marquer leur visage de petites étoiles et de petites croix. Les hommes, et surtout les femmes, portent autour du cou des colliers de différentes sortes de noyaux, de graines noires, brillantes, mêlées alternativement de dents de singes ou de bêtes sauvages. Souvent aussi ils ont de semblables colliers autour du front : quelquefois ils se parent de plumes de perroquets qu’ils mettent au cou ou sur la tête. Cependant ce genre de parure n’est pas fort commun ; on le voit plus aux femmes qu’aux hommes, et parmi ceux-ci, c’est surtout aux chefs qu’il appartient. Dans certaines occasions les femmes se parent de toute sorte de petits objets que leur apportent les blancs, tels que chapelets, boutons, toiles peintes ; et même elles s’aident pour leur toilette de petits miroirs. Dans beaucoup de tribus les femmes, dès leur première jeunesse, se serrent les chevilles et les articulations des pieds et des mains, en les liant avec de l’écorce d’arbres, ce qui les rend et plus minces et plus élégantes. Encore un moyen de toilette pour les Brésiliens, c’est de s’arracher le poil de tout le corps. Quelques tribus, particulièrement les Botocudos, se rasent la tête, et ne conservent qu’une touffe de cheveux sur le sommet. Il paraît qu’anciennement cette coutume était plus générale. Les Coroados ont été nommés ainsi par les Portugais uniquement à cause de cela, quoique de nos jours ils laissent croître leurs cheveux et portent une longue queue ou boucle sur l’épaule.

Les Botocudos se distinguent de tous les autres Indiens par les morceaux de bois qu’ils portent dans la lèvre inférieure et dans les oreilles. C’est de là qu’ils ont reçu et leur nom portugais, et ceux que leur donnent les autres peuples. Botocudo vient de botoque, qui signifie bouchon ou cheville. Les Melalis appellent les Botocudos, à cause de leurs oreilles pendantes, Epcoseek (grandes oreilles). C’est le père qui détermine l’époque où son fils recevra cet ornement. On perce la lèvre et les oreilles d’un trou, qu’on tient ouvert et qu’on agrandit en y introduisant successivement des morceaux de bois plus grands ; de sorte que le bout de l’oreille et la lèvre ne paraissent bientôt plus que comme des lanières de peau faites pour contenir ces petites pièces de bois. On se sert pour cela d’un bois fort léger : c’est celui de l’arbre appelé barrigudo (bombax ventricosa). Ces morceaux ainsi placés dans les oreilles et dans le nez, ont parfois jusqu’à quatre pouces de diamètre sur un pouce ou un pouce et demi d’épaisseur ; et quand on les déplace, on voit la lèvre inférieure retomber et laisser à découvert toutes les dents, ou bien l’on voit pendre le lobe de l’oreille comme une courroie qu’on relève en la suspendant à la partie supérieure. S’il arrive que ces peaux se déchirent, on les réunit au moyen du cipo ou écorce d’arbre. La pression continuelle du bois repousse vers l’intérieur les dents de la mâchoire inférieure : elle les dérange et les gâte en peu de temps. Dans un crâne de la collection de Blumenbach il y a même un exemple de la disparition complète des alvéoles. Les femmes aussi portent des bijoux de ce genre ; mais du moins ils sont plus petits et mieux faits.

Les huttes des Indiens sont construites avec les grandes feuilles du palmier aïri : on en compose une enceinte circulaire ou ovale, et on les fiche en terre de manière que leur propre inflexion les ramène à l’intérieur et compose un toit de leurs lames croisées. Si l’on veut faire un séjour de quelque durée, on consolide l’édifice en y ajoutant des branches d’arbres ou des pieux, et l’on renforce la couverture d’une plus grande quantité de feuilles. La même hutte est ordinairement la demeure de plusieurs familles ; et chaque horde vit sous un chef, et se compose d’un nombre plus ou moins grand de ces huttes, dont l’ensemble est appelé rancharia par les Portugais. Il est rare toutefois qu’il y ait dans un même lieu plus de dix ou de douze huttes. Il y a au centre de chacune quelques grosses pierres, qui servent à entourer le feu, ou bien à briser les noix de coco ou d’autres corps durs. Les sauvages ont pour tout mobilier leurs armes, les objets nécessaires à la pêche et quelques vases d’une argile grise cuite au feu ; encore cette vaisselle ne se trouve-t-elle pas chez tous indistinctement. Ils ont aussi des gourdes et des calebasses pour conserver l’eau : quelquefois ils se servent pour cela d’une sorte de roseau, qu’ils coupent de manière à ce que l’un de ses nœuds devienne le fond du vase. L’épaisseur des roseaux étant souvent celle du bras, il n’en faut pas une bien grande longueur pour contenir beaucoup d’eau.

La plupart des sauvages couchent dans des hamacs tressés en nattes, et que l’on suspend soit à un poteau de la hutte, soit entre deux arbres. Cependant les Botocudos ne font point usage des hamacs : ils se préparent des litières sur la terre même, et les composent du liber du pao estopa.

On voit, contre les parois de la cabane, des réseaux ou des sacs qui renferment les objets de toilette et les autres petites choses qui complètent le mobilier des Indiens : ce sont, par exemple, des matières colorantes, des ficelles, des plumes, des hameçons. Mais la plus importante des richesses aux yeux des Indiens est dans la possession de leurs armes : ils les emploient et pour la chasse et pour se défendre contre leurs ennemis. Ils tiennent beaucoup aussi au couteau dont ils se servent pour fabriquer ces armes, et ils le portent ordinairement suspendu à leur cou, au moyen d’un cordon. C’est presque toujours une lame européenne serrée entre deux morceaux de bois en guise de manche ; car, les Indiens préfèrent cette espèce de poignée aux manches ordinaires que les blancs leur vendent avec le couteau. Les haches de fer sont si rares que les hordes n’en ont le plus souvent qu’une seule pour tous.

L’arc et la flèche sont les principales armes des Indiens. Ces armes sont beaucoup plus longues que chez les autres sauvages ; cependant la plupart de ceux de l’Amérique méridionale portent aussi des arcs et des flèches d’une grande longueur. La lance et le lazo ne se trouvent que chez quelques peuplades, qui depuis la découverte se sont mises à combattre à cheval ; et c’est chez celles-la seulement que les arcs et les flèches ont été raccourcis. L’arc des Brésiliens est souvent de cinq, de six, et même de sept pieds. Sur la partie méridionale de la côte d’orient, ainsi qu’à Minas-Geraes, on le fait du bois noir et luisant du palmier aïri, et plus vers le nord on se sert, à cet effet, du bois que les Portugais appellent pao d’arco. C’est une espèce de bignonia : il est dur et d’un blanc jaunâtre, qui par la suite passe au brun. Jamais on n’emploie les intestins des animaux pour en faire des cordes ; mais on prend des écorces, et surtout de celle de la cécropia. Pour les flèches, elles sont de différentes sortes de roseaux, elles ont quelquefois cinq pieds et plus. Les Botocudos en font de la tige du roseau appelé uba, qui est très-lisse. Il y a trois espèces de flèches. Les unes, à pointe large, faite ordinairement du roseau tangarussu : elle est très-dure et très-pointue. Pour augmenter encore la force de cette pointe, on l’enduit de cire, et le roseau qu’on en imbibe au moyen du feu devient aussi dur que la corne. Comme par la nature du roseau cette pointe est creuse, les blessures qu’elle fait saignent beaucoup : c’est pourquoi on les emploie principalement à la guerre et dans les chasses contre les grosses espèces de gibier. La seconde espèce de flèches à une pointe d’un bois fort dur, longue d’un pied et demi : elle est du palmier appelé aïri, et forme plusieurs crochets, qui ajoutent beaucoup à la gravité des blessures. Enfin, la troisième espèce ne sert qu’aux chasses de petit gibier : on la fait des branches droites de certains arbrisseaux, et l’on arrange en pointe quelques-uns des nœuds qui entourent ces branches, ce qui donne à la pointe une forme obtuse et verticillée. Les Brésiliens n’ont pas de carquois : leurs traits, étant trop longs, ne peuvent être portés qu’à la main : ils n’ont pas non plus de lances ni de javelots ; cependant ils se servent parfois de leurs longues flèches comme de javelots, surtout pour la pêche. Ces peuples ne font point usage d’armes empoisonnées comme les sauvages de la rivière des Amazones et de la Guiane. Quant à la pêche, les Indiens se servent rarement de filets : ils reçoivent leurs hameçons des Européens, et souvent ils tuent les grands poissons avec des flèches. Les canots sont rares : il n’y en a pas dans toutes les tribus. Quand les Botocudos parurent pour la première fois sur la côte, sous le nom d’Aymores, ils ne les connaissaient point ; aussi était-on préservé de leur attaque quand on était abrite par une rivière impétueuse : c’est peut-être l’origine de la fable absurde qui prétend qu’ils ne savaient pas nager. Il est d’autres peuplades qui, au temps de la découverte, se servaient de nacelles et de radeaux pour faire la guerre, et qui même paraissent avoir réuni de petites flottes : cependant il n’en reste plus de vestiges. Les canots des Indiens sont des troncs creusés, et longs parfois de vingt pieds : ils n’ont pas de voiles, mais ils emploient pour les faire manœuvrer de courtes rames. Les Indiens s’exercent dès leur plus tendre enfance à l’arc et à la flèche ; dès qu’ils ont acquis une certaine habileté, leur existence est assurée, et on les abandonne à eux-mêmes. On voit dans toutes leurs habitudes qu’ils partagent avec beaucoup de peuples sauvages la perfection des sens, des exercices du corps ; ils excellent à la course, à la nage, etc., enfin ils sont endurcis à toutes les fatigues, et supportent très-bien la faim et la soif. Mais si leur tempérance est grande en cas de besoin, leur voracité non plus n’a point de bornes : à l’exception des os les plus durs, ils mangent tout dans le gibier qu’ils abattent. Quand ils viennent dans les plantations des blancs ou aux postes militaires, ils ne cessent de demander des alimens, et dévorent tout ce qui leur tombe sous la main. Ils ne connaissent aucune mesure à la boisson : l’eau-de-vie et les liqueurs sont aussi dangereuses pour eux que pour les autres sauvages. Les Indiens eux-mêmes font une liqueur enivrante du suc de la tige du maïs ; ils l’appellent chica : ils la pressurent en mâchant la tige et recueillant dans un vase le suc qui résulte de cette opération.

Ils ne dédaignent la chair d’aucun animal de leurs forêts primitives ; cependant ils préfèrent celle des singes. Les Indiens accablent de traits le tigre, le tapir, le sanglier et les grands animaux, afin de leur faire perdre tout leur sang. Comme ils flairent le gibier à une grande distance, et qu’ils sont très-habiles à le surprendre, il arrive souvent qu’ils entourent, à plusieurs ensemble, une troupe de pacas ou de sangliers. La nature de leurs armes leur permet d’abattre plusieurs pièces de gibier avant que les autres s’enfuient : ils emploient à ce genre de chasse des chiens que leur donnent les colons, ou qu’ils volent. Les Indiens sont très-habiles à attirer les oiseaux, en imitant leur voix, de sorte qu’ils les prennent souvent avec des lacets : ils mangent aussi des insectes, par exemple les grandes larves du scarabée nommé l’hercule ; enfin, ils vont à la recherche des abeilles pour s’emparer de la cire et du miel. Il y a dans ces forêts vierges une telle quantité de fruits et de racines bonnes à manger, qu’il est impossible que la nourriture végétale manque jamais à ces sauvages ; et s’ils souffrent de la faim, ce ne peut être que par paresse. Les palmitos, composés de la moelle et des tendres bourgeons des feuilles, et que l’on trouve sous la couronne du palmier, fournissent un aliment délicieux. Les Indiens sont très-adroits pour prendre ces palmitos : ils montent au haut de la tige grêle du palmier, non pas en se cramponnant des bras et des jambes, mais en saisissant le tronc à deux mains et en y appuyant leurs pieds. Arrivés au sommet, ils commencent par le dégager de ses feuilles extérieures, et l’affaiblissent jusqu’à ce qu’ils puissent en casser la couronne : après cela ils agitent l’arbre et le balancent du poids de leur corps jusqu’à ce qu’ils parviennent à s’approcher d’un palmier voisin, vers lequel ils s’élancent, pour le dépouiller aussi de sa couronne. Il serait superflu de nommer ici toutes les plantes dont la tige ou la racine leur servent de nourriture. Ils n’épargnent pas non plus les habitations des blancs, et souvent ils font grand tort aux plantations de sucre et de racine de manioc. Il est remarquable que les Indiens mangent sans aucune conséquence fâcheuse la racine du manioc sauvage, qui cause de violens vomissemens aux Européens.

Les femmes sont chargées d’apprêter les mets et de vaquer aux soins du ménage : elles bâtissent les huttes, portent le gibier tué à la chasse ; elles allument le feu, ce qui, comme chez la plupart des sauvages, se fait en frottant ensemble deux espèces de bois. On rôtit les viandes au bout d’une broche de bois. Le sel n’est pas connu des Indiens : il est faux qu’ils le remplacent par une espèce d’argile (barra) ; cette argile, qu’ils avalent quelquefois, comme le font d’autres peuples américains, n’a rien de salé. Les femmes sont traitées en esclaves, et les seules preuves d’attachement qu’elles reçoivent de leurs maris, sont de féroces accès de jalousie, pendant lesquels elles sont fort maltraitées, ainsi que le démontrent les profondes cicatrices qu’on voit souvent sur tout leur corps. Chaque homme prend autant de femmes qu’il en veut et qu’il en peut nourrir : l’union, autant que je le sache, ne donne lieu à aucune espèce de solennité. Les sauvages s’emportent beaucoup quand ils trouvent un autre homme avec leurs femmes ; mais ils supportent, dit-on, patiemment que leurs femmes s’enfuient de chez eux pour aller vers un mari qui les traitera ou les nourrira mieux. Ils ont peu de soin de leurs enfans, et ceux-ci n’en ont pas besoin : cependant on aurait tort de dire qu’il y ait de leur part de l’inimitié ou de l’indifférence, du moins tant que ces enfans sont fort jeunes ; mais, dès que le garçon sait manier l’arc et la flèche, ou dès que la fille peut porter des fardeaux, allumer du feu, etc., les parens ne s’en soucient plus du tout, ils s’en séparent sans aucune marque de douleur, et les revoient sans aucun signe de joie. La durée du séjour des Indiens dans le même lieu dépend, soit des moyens de subsistance qu’il offre, soit de leurs guerres avec d’autres tribus ou avec les Portugais. Quand ils quittent une place, ils abandonnent leurs huttes, et emportent leurs effets dans un sac de nattes, que les femmes s’attachent au front au moyen d’un lien, qui le suspend sur leur dos ; de sorte que c’est la nuque qui supporte principalement ce fardeau : elles portent aussi les provisions, puis un ou deux enfans. Quant aux hommes, ils marchent en avant, et ne sont chargés que de l’arc et des flèches. On franchit les rivières qui ne sont pas trop larges sur des ponts, que l’on trouve ordinairement tout prêts dans les lieux les plus fréquentés, si les colons ou les ennemis indigènes ne les ont pas détruits : ce sont deux câbles de cipo, attachés d’une rive à l’autre, sans être fortement tendus. Les sauvages marchent sur l’une de ces cordes, et saisissent l’autre des mains. Souvent il se passe des mois entiers avant qu’on fasse un séjour qui dure au-delà de quelques nuits ou même d’une seule. Ce n’est que quand on a découvert un lieu fécond en fruits, abondant en gibier, à l’abri des attaques de l’ennemi, qu’on s’y établit pour quelque temps. Mais il ne faut pas croire que les hordes restent toujours réunies : ces expéditions et ces changemens de demeure sont abandonnées à l’arbitraire de chacun.

Bien que ce que nous venons de dire sur la figure, les habitations, la nourriture, les armes et les ustensiles des sauvages, s’applique spécialement aux tribus de la côte orientale, que nous avons observées nous-mêmes ; il paraîtrait que les Indiens des autres parties du Brésil, et notamment de la rivière des Amazones, sont peu différens de ceux que nous connaissons. Sur ce point, ainsi que sur beaucoup d’autres, nous attendons avec impatience les rapports de MM. Spix et Martius. Les Guaycurus, ou Indiens à cheval (Indios cavaleiros), dans le sud du pays de Mato-Grosso, forment toutefois une exception très-prononcée. M. de Eschwege, dans son Journal du Brésil, en a donné une notice fort intéressante, qui est l’ouvrage du commandant de la Nouvelle-Coïmbre. Ce sujet mérite de nouvelles recherches et un nouvel examen. Les Guaycurus paraissent être la seule tribu indienne qui ait adopté le cheval des Européens : ils sont en cela entièrement semblables aux Indiens cavaliers de l’Amérique espagnole, et il est certain que leurs chevaux leur viennent aussi des Espagnols, car les premiers Portugais qui les rencontrèrent les trouvèrent déjà montés. Leurs armes sont la lance, une espèce de massue et de petits arcs avec des traits courts. Non-seulement ils se sont rendus formidables aux Portugais sur terre, mais, par leurs fréquentes incursions, ils ont tellement troublé les communications entre les provinces de Saint-Paul et de Cujaba, à travers les affluens du Paraguay, que ces communications ont cessé entièrement. Souvent les canots réunis des Guaycurus ont porté de deux cents à trois cents guerriers. À en juger par la description de leur extérieur, ces peuples semblent plutôt appartenir à ceux du Chili qu’aux Brésiliens et aux Guaranis, et leur civilisation paraît plus avancée. Les femmes sont, dit-on, habillées de coton tissu par elles : on ajoute que les mariages offrent le charme d’une tendresse extraordinaire. Ces Indiens, qui demeurent réunis en aldéas, se divisent en trois castes ; celle des nobles ou chefs, celle des guerriers et celle des esclaves. Les hommes pris à la guerre et leurs descendans font partie de cette dernière. Les esclaves sont bien traités : on ne les force point au travail ; mais jamais les Guaycurus ne mêlent leur sang au leur. Les diverses guerres faites par eux ont introduit dans cette classe des Indiens des tribus les plus éloignées : on prétend y trouver une espèce d’hommes que l’on appelle Cudinas, et qui imitent en tout les femmes. La langue de ce peuple a cela de particulier, que, pour désigner les mêmes objets, les femmes se servent de mots différens de ceux qu’emploient les hommes.


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RENCONTRE D’INDIENS AVEC DES VOYAGEURS EUROPÉENS.


INDIENS DANS LEUR CABANE.


CHASSE AU TIGRE.


PONT DE LIANNE.


CANOT INDIEN.