Voyage en Orient (Nerval)/Théâtres et fêtes/VI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 68-74).


VI — LES DERVICHES


Après avoir suffisamment admiré les appartements et les jardins du sérail d’Asie, nous renonçâmes à visiter les Eaux-Douces d’Asie ; ce qui nous eût obligés à remonter le Bosphore d’une lieue, et, nous trouvant près de Scutari, nous fîmes le projet d’aller voir le couvent des derviches hurleurs.

Scutari est la ville de l’orthodoxie musulmane beaucoup plus que Stamboul, où les populations sont mélangées, et qui appartient à l’Europe. L’asiatique Scutari garde encore les vieilles traditions turques ; le costume de la réforme y est presque inconnu ; le turban vert ou blanc s’y montre encore avec obstination ; c’est, en un mot, le faubourg Saint-Germain de Constantinople. Les maisons, les fontaines et les mosquées sont d’un style plus ancien ; les inventions nouvelles d’assainissement, de pavage ou de cailloutage, les trottoirs, les lanternes, les voitures attelées de chevaux, que l’on voit à Stamboul, sont considérés là comme des innovations dangereuses. Scutari est le refuge des vieux musulmans qui, persuadés que la Turquie d’Europe ne tardera pas à être la proie des chrétiens, désirent s’assurer un tombeau paisible sur la terre de Natolie. Ils pensent que le Bosphore sera la séparation des deux empires et des deux religions, et qu’ils jouiront ensuite en Asie d’une complète sécurité.

Scutari n’a de remarquable que sa grande mosquée et son cimetière aux cyprès gigantesques ; ses tours, ses kiosques, ses fontaines et ses centaines de minarets ne la distingueraient pas, sans cela, de l’autre ville turque. Le couvent des derviches hurleurs est situé à peu de distance de la mosquée ; il est d’une architecture plus vieille que le téké des derviches de Péra, qui sont, eux, des derviches tourneurs.

Le pacha, qui nous avait accompagnés jusqu’à la ville, voulait nous dissuader d’aller visiter ces moines, qu’il appelait des fous ; mais la curiosité des voyageurs est respectable. Il le comprit, et nous quitta en nous invitant à retourner le voir.

Les derviches ont cela de particulier, qu’ils sont plus tolérants qu’aucune institution religieuse. Les musulmans orthodoxes, obligés d’accepter leur existence comme corporation, ne font réellement que les tolérer.

Le peuple les aime et les soutient ; leur exaltation, leur bonne humeur, la facilité de leur caractère et de leurs principes plaisent à la foule plus que la roideur des imans et des mollahs. Ces derniers les traitent de panthéistes et attaquent souvent leurs doctrines, sans pouvoir absolument toutefois les convaincre d’hérésie.

Il y a deux systèmes de philosophie qui forment le fond de la religion turque et de l’instruction qui en découle. L’un est tout aristotélique, l’autre tout platonicien. Les derviches se rattachent au dernier. Il ne faut pas s’étonner de ce rapport des musulmans avec les Grecs, puisque nous n’avons connu nous-mêmes que par leurs traductions les derniers écrits philosophiques du monde ancien.

Que les derviches soient des panthéistes, comme le prétendent les vrais Osmanlis, cela ne les empêche pas toutefois d’avoir des titres religieux incontestables. Ils ont été établis, disent-ils, dans leurs maisons et dans leurs privilèges par Orchan, second sultan des Turcs. Les maîtres qui ont fondé leurs ordres sont au nombre de sept, chiffre tout pythagoricien qui indique la source de leurs idées. Le nom général est méwelefis, du nom du premier fondateur ; quand à derviches ou durvesch, cela veut dire pauvre. C’est au fond une secte de communistes musulmans.

Plusieurs appartiennent aux munasihi, qui croient à la transmigration des âmes. Selon eux, tout homme qui n’est pas digne de renaître sous une forme humaine entre, après sa mort, dans le corps de l’animal qui lui ressemble le plus comme humeur ou comme tempérament. Le vide que laisserait cette émigration des âmes humaines se trouve comblé par celles des bêtes dignes, par leur intelligence ou leur fidélité, de s’élever dans l’échelle animale. Ce sentiment, qui appartient évidemment à la tradition indienne, explique les diverses fondations pieuses faites dans les couvents et les mosquées en faveur des animaux ; car on les respecte aussi bien comme pouvant avoir été des hommes que comme capables de le devenir. Cela explique pourquoi aucun musulman ne mange de porc, parce que cet animal semble, par sa forme et par ses appétits, plus voisin de l’espèce humaine.

Les eschrakis ou illuminés s’appliquent à la contemplation de Dieu dans les nombres, dans les formes et dans les couleurs. Ils sont, en général, plus réservés, plus aimants et plus élégants que les autres. Ils sont préférés pour l’instruction, et cherchent à développer la force de leurs élèves par les exercices de vigueur ou de grâce. Leurs doctrines procèdent évidemment de Pythagore et de Platon. Ils sont poètes, musiciens et artistes.

Il y a parmi eux aussi quelques haïretis ou étonnés (mot dont peut être on a fait le mot d’hérétiques), qui représentent l’esprit de scepticisme ou d’indifférence. Ceux-là sont véritablement des épicuriens. Ils posent en principe que le mensonge ne peut se distinguer de la vérité, et qu’à travers les subtilités de la malice humaine, il est imprudent de chercher à démêler une idée quelconque. La passion peut vous tromper, vous aigrir et vous rendre injuste dans le bien comme dans le mal ; de sorte qu’il faut s’abstenir et dire : Allah bilour bizé haranouk ! « Dieu le sait et nous ne le savons pas, » ou : « Dieu sait bien ce qui est le meilleur ! « 

Telles sont les trois opinions philosophiques qui dominent là comme à peu près partout, et, parmi les derviches, cela n’engendre point les haines que ces principes opposés excitent dans la société humaine ; les eschrakis, dogmatistes spirituels, vivent en paix avec les munasihi, panthéistes matériels, et les haïretis, sceptiques, se gardent bien d’épuiser leurs poumons à discuter avec les autres. Chacun vit à sa manière et selon son tempérament, les uns usant souvent immodérément de la nourriture, d’autres des boissons et des excitants narcotiques, d’autres encore de l’amour. Le derviche est l’être favorisé par excellence parmi les musulmans, pourvu que ses vertus privées, son enthousiasme et son dévouement soient reconnus par ses frères.

La sainteté dont il fait profession, la pauvreté qu’il embrasse en principe, et qui ne se trouve soulagée parfois que par les dons volontaires des fidèles, la patience et la modestie qui sont aussi ses qualités ordinaires, le mettent autant au-dessus des autres hommes moralement, qu’il s’est mis naturellement au-dessous. Un derviche peut boire du vin et des liqueurs si on lui en offre, car il lui est défendu de rien payer. Si, passant dans la rue, il a envie d’un objet curieux, d’un ornement exposé dans une boutique, le marchand le lui donne d’ordinaire ou le lui laisse emporter. S’il rencontre une femme, et qu’il soit très-respecté du peuple, il est admis qu’il peut l’approcher sans impureté. Il est vrai que ceci ne se passerait plus aujourd’hui dans les grandes villes, où la police est médiocrement édifiée sur les qualités des derviches ; mais le principe qui domine ces libertés, c’est que l’homme qui abandonne tout peut tout recevoir, parce que, sa vertu étant de repousser toute possession, celle des fidèles croyants est de l’en dédommager par des dons et des offrandes.

Par la même cause de sainteté particulière, les derviches ont le droit de se dispenser du voyage de la Mecque ; ils peuvent manger du porc et du lièvre, et même toucher les chiens ; ce qui est défendu aux autres Turcs, malgré la révérence qu’ils ont tous pour le souvenir du chien des sept Dormants.

Quand nous entrâmes dans la cour du téké, nous vîmes un grand nombre de ces animaux auxquels des frères servants distribuaient le repas du soir. Il y a pour cela des donations fort anciennes et fort respectées. Les murs de la cour, plantée d’acacias et de platanes, étaient garnis çà et là de petites constructions en bois peint et sculpté suspendues à une certaine hauteur, comme des consoles. C’étaient des logettes consacrées à des oiseaux qui, au hasard, en venaient prendre possession et qui restaient parfaitement libres. La représentation donnée par les derviches hurleurs ne m’offrit rien de nouveau, attendu que j’en avais déjà vu de pareilles au Caire. Ces braves gens passent plusieurs heures à danser en frappant fortement la terre du pied autour d’un mât décoré de guirlandes, qu’on appelle sdry ; cela produit un peu l’effet d’une farandole où l’on resterait en place. Ils chantent sur des intonations diverses une éternelle litanie qui a pour refrain : Allah hay ! c’est-à-dire « Dieu vivant ! » Le public est admis à ces séances dans des tribunes hautes ornées de balustrades de bois. Au bout d’une heure de cet exercice, quelques-uns entrent dans un état d’excitation qui les rend melbous (inspirés). Ils se roulent à terre et ont des visions béatifiques.

Ceux que nous vîmes dans cette représentation portaient des cheveux longs sous leur bonnet de feutre en forme de pot de fleurs renversé ; leur costume était blanc avec des boutons noirs ; on les appelle kadris, du nom de leur fondateur.

Un des assistants nous raconta qu’il avait vu les exercices des derviches du téké de Péra, lesquels sont spécialement tourneurs. Comme à Scutari, on entre dans une immense salle de bois, dominée par des galeries et des tribunes où le public est admis sans conditions ; mais il est convenable de déposer une légère aumône. Au téké de Péra, tous les derviches ont des robes blanches plissées comme des fustanelles grecques. Leur travail est, dans les séances publiques, de tourner sur eux-mêmes pendant le plus longtemps possible. Ils sont tous vêtus de blanc ; leur chef seul est vêtu de bleu. Tous les mardis et tous les vendredis, la séance commence par un sermon, après lequel tous les derviches s’inclinent devant le supérieur, puis se divisent dans toute la salle de manière à pouvoir tourner séparément sans se toucher jamais. Les jupes blanches volent, la tête tourne avec sa coiffe de feutre, et chacun de ces religieux a l’air d’un volant. Cependant, certains d’entre eux, exécutent des airs mélancoliques sur une flûte de roseau. Il arrive pour les tourneurs comme pour les hurleurs un certain moment d’exaltation pour ainsi dire magnétique qui leur procure une extase toute particulière.

Il n’y a nulle raison pour des hommes instruits de s’étonner de ces pratiques bizarres. Ces derviches représentent la tradition non interrompue des cabires, des dactyles et des corybantes, qui ont dansé et hurlé durant tant de siècles antiques sur ce même rivage. Ces mouvements convulsifs, aidés par les boissons et les pâtes excitantes, font arriver l’homme à un état bizarre où Dieu, touché de son amour, consent à se révéler par des rêves sublimes, avant-goût du paradis.

En descendant du couvent des derviches pour regagner l’échelle maritime, nous vîmes la lune levée qui dessinait à gauche les immenses cyprès du cimetière de Scutari, et, sur la hauteur, les maisons brillantes de couleurs et de dorures de la haute ville de Scutari, qu’on appelle la Cité d’argent.

Le palais d’été du sultan, que nous avions visité dans la journée, se montrait nettement à droite au bord de la mer, avec ses murs festonnés peints de blanc et relevés d’or pâle. Nous traversâmes la place du marché, et les caïques, en vingt minutes, nous déposèrent à Tophana, sur la rive européenne.

En voyant Scutari se dessiner au loin sur son horizon découpé de montagnes bleuâtres, avec les longues allées d’ifs et de cyprès de son cimetière, je me rappelai cette phrase de Byron :

« Ô Scutari ! tes maisons blanches dominent sur des milliers de tombes, — tandis qu’au-dessus d’elles, on voit l’arbre toujours vert, le cyprès élancé et sombre, dont le feuillage est empreint d’un deuil sans fin — comme un amour qui n’est pas partagé ! »